Les Évangiles synoptiques. 1 / Alfred Loisy (2023)

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Titre : Les Évangiles synoptiques. 1 / Alfred Loisy

Auteur : Loisy, Alfred (1857-1940). Auteur du texte

Éditeur : l'auteur (Ceffonds, près Montier-en-Der (Haute-Marne))

Date d'édition : 1907-1908

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30828796w

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 2 vol. (1014, 818 p.) ; in-8

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Description : Collection numérique : Fonds régional : Champagne-Ardenne

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6557274z

Source : Institut catholique de Paris, 2013-159991

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 04/11/2013

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ALFRED LOISY

LES

ÉVANGILES SYNOPTIQUES

1

CHEZ L'ACTEUR CEFFODS, PRÈS MONTIER-EN-DER (HAUTE-MARNE)

1907

LES

ÉVANGILES SYNOPTIQUES

DU MIME AUTEUR

HISTOIRE DU CANON DE L'ANCIEN TESTAMENT (1890), 1 vol. in-8, 260 pages. 5 fr.

HISTOIRE DU CANON DU NOUVEAU TESTAMENT (1891), 1 vol. gr. in-8, 305 pages. 15 fr.

HISTOIHE CRITIQUE DU TEXTE ET DES VERSIONS DE L'ANCIEN TESTAMENT (1892-1893), 2 vol. in-8. Épuisé.

LE LIVRE DE JOB, traduit de l'hébreu, avec une introduction (1892), 1 vol. in-8. Épuisé.

LES MYTHES BABYLONIENS ET LES PREMIERS CHAPITRES DE LA GENÈSE (1901), 1 vol. gr. in-8, xix-212 pages. Éjmisé.

LA RELIGION D'ISRAËL (1901), in-8, xi-88 pages. Épuisé.

ETUDES BIBLIQUES. troisième édition (1903), 1 vol. in-8, 240 pages. 3 fr.

ETUDESÉVANGÉLIQUES (1902), 1 vol. gr. in-8, xxxiv-333 pages. Épuisé.

LE QUATRIÈME ÉVANGILE (1903), 1 vol. gr. in-8, 960 pages. 15 fr.

L'ÉVANGILE ET L'ÉGLISE, troisième édition (1904), 1 vol. in-12, xxxiv-280 pages. Épuisé.

AUTOUR D'UN PETIT LIYHE, 1 vol. in-12, xxxvi-300 pages. 3 fr.

ALFRED LOISY

LES

ÉVANGILES SYNOPTIQUES

1

CHEZ L'AUTEUR CEFFONDS, PRÈS MONTIER-EN-DER (HAUTE-MARNE)

1907

INTRODUCTION

9 Les trois prem i ers Évangiles forment un grou p e dont se d i stin g ue le Les trois premiers Evangiles forment un groupe dont se distingue le

quatrième. Il convient d'étudier celui-ci à part, et les trois autres ensemble.

Le commentaire de Jean importe à l'histoire du christianisme primitif; le commentaire de Matthieu, de Marc et de Luc concerne principalement l'histoire de Jésus. L'affinité de ces trois Évangiles est si intime que l'on ne peut expliquer l'un sans toucher à l'autre, et qu'ils ont pour ainsi dire une valeur commune, fondée sur leur parenté d'origine et la ressemblance de leur caractère. La question d'origine est très complexe ; la question de caractère est très grave, ou paraît telle, à raison de son rapport avec les croyances séculaires de l'Église chrétienne. D'où viennent les Évangiles dits synoptiques, et comment se fait-il qu'on y trouve à la fois tant de ressemblance et de si multiples divergences? Quelle consistance, quelle autorité, quelle signification possèdent-ils en tant que documents concernant l'enseignement et la carrière de Jésus ? Problème littéraire et problème historique ne sont pas à traiter isolément, car le développement de la littérature évangélique correspond à un développement de la prédication et de l'Église chrétiennes, lequel a pour point de départ l'action personnelle du Christ et l'événement de sa mort. Si l'analyse des Évangiles doit révéler à l'historien l'œuvre de Jésus et la foi de ses continuateurs, par une sorte de réciprocité, le mouvement créé par Jésus, et qui se poursuit par ses disciples, rend compte des Évangiles et du travail littéraire dont ils sont le résultat. Les Évangiles ne sont que l'expression, progressivement fixée, de l'œuvre évangélique dont Jésus et ses disciples ont été les agents.

C'est sur cette œuvre entière que s'exerce la critique, tirant l'histoire de la littérature, et replaçant la littérature dans l'histoire, s'essayant à reconstituer la synthèse vivante de la manifestation de vie religieuse la plus intense qui se soit jamais produite dans l'humanité.

On discutera dans cette introduction le témoignage traditionnel touchant les Évangiles synoptiques, le travail de la critique moderne sur ce sujet, l'origine et la composition de Marc, celles de Matthieu, celles de Luc ; on

exposera le caractère et le développement de la tradition évangélique, la carrière de Jésus et son enseignement; l'on donnera quelques indications sur la forme littéraire des trois Évangiles, sur la conservation de leur texte et sur leurs principaux interprètes. Les points de détail seront traités dans le commentaire.

CHAPITRE 1 LES TROIS PREMIERS ÉVANGILES ET LA TRADITION ECCLÉSIASTIQUE

Le mot « évangile » 1 ne s'appliquait pas originairement à des écrits : c'était la « bonne nouvelle » 2 du salut, le message de délivrance dont avaient parlé jadis les prophètes 3 et que Jésus avait réalisé. Lui-même dit avoir porté ce message aux pauvres"; mais, déjà dans les récits et discours évangéliques, le mot « évangile » s'entend du Christ en tant qu'objet de la prédication chrétienne 3 : d'où il suit que l'idée représentée par ce mot n'appartient pas à l'enseignement, personnel de Jésus ; en fait, la prédication du repentir en vue du jugement dernier, inaugurée par Jean-Baptiste et reprise par Jésus, n'était pas précisément une (l bonne nouvelle ». Dans la prédication apostolique 6, l'Évangile est l'annonce du salut opéré par le Christ; pour Paul, c'est la doctrine de la rédemption par la mort et la résurrection de Jésus L'Apôtre dit, en ce sens, « mon évangile » 8, ou « notre évangile » 9, en le distinguant d'un « autre évangile » 40, qui est celui des judaïsants; il dit « l'évangile de Dieu ))If, pour en désigner l'auteur, et « l'évangile du Christ »12. pour en désigner plu-

1. E:hnÉÀLOV. Le mot ne se trouve pas chez Luc qui d'ailleurs fait grand usage du verbe ê'jafYêÀi^saOx» dans l'Évangile et dans les Actes) ni chez Jean; il est employé plusieurs fois dans Marc et dans Matthieu, surtout dans Paul; il se lit aussi 1 PIER. IV, 17, et Ap. xiv, 6.

2. Répondant à l'hébreu mû'2.

3. Cf. Is. LXI, 1 (LXX). Eï_P'JÆ', ti- z £:zrrEÎh:Z'JfJ:L pfZ")) ï.-=wlo;, passage cité Le. IV, 18, et visé MT. XI, 5: Lc. VII, 22. LYJXYY=ÀIOV proclame l'accomplissement de RÀRAYYIXIA prophétique cf. ACT. XIII, 32

4. MT. XI, 5, supr. cit.

5. WELLHAUSEN, Das Evangelium Marci Mc. 73.

6. Cf. ACT. V, 42 (IV, 8-12); YIII. 12, 35; x, 36-43; XI, 20; XIII, 23-41. Sur la limitation du témoignage au ministère du Christ, cf. I, 22; II, 22; x, 37-41.

7. Cf. I COR. XV, 1-11.

8. ROM. II, 16; XVI, 25 (II TDf. II, 8

9. 1 THESS. I, 5; II THESS. II, 14; Il COR. iv, 3.

10. II COR. XI, 4; GAL. I, 6.

11. ROM. I, 1. EjavvÉÀLOV OÎOÎ, 12. O —p0 = -T,YY £ IÀX70 Õi 7COV ~COÇr|TOJV X'JTO'J iv Ypa®AÏ<J ayfa.t,Õ 3. JUPL TOU 'JÎOJ AÙTO5. XIV, 16; II COR. XI, 7 ; 1 THESS. II, 2, 8, 9. Cf.

1 PIER. IV, 17; Mc. I, 14.

12. ROM. I, 9. « Le Dieu que je sers en mon esprit ,) iv TOJ o aÙTov, c'est-à-dire en prêchant son Fils sens objectif dont il faut tenir compte

tôt l'obj et1; « l'évangile de l'incirconcision », et celui « de la circoncision » 2, pour en marquer les destinataires 3. Matthieu signifie également l'objet de la prédication du Sauveur et des apôtres par la formule : « évangile du royaume»4. L'application du mot « évangile» à la relation de l'enseignement et de l'histoire de Jésus se rencontre déjà dans les Évangiles mêmes 5 ; l'application aux livres est venue ensuite tout naturellement ; cette application est acquise avant le milieu du second siècle, dès le temps de Marcion 6 et de saint Justin 7. C'est par le sens primitif et objectif du mot qu'il faut expliquer les expressions traditionnelles : « Évangile selon Matthieu, Évangile selon Marc », etc. Il n'y avait qu'un Évangile, l'Évangile du Christ, sous des formes diverses, selon qu'il était raconté par les prédicateurs chrétiens, et qu'il avait été rédigé par Matthieu, par Marc, par Luc ou par Jean8. La formule se rencontre dans le Canon de Muratori et dans Iré-

pour l'interprétation des autres passages; cf., dans le même contexte, « l'évan- gile de Dieu », n. 11); xv, 19; 1 COR. IX, 12; 1 COR. II, 12. « Venu à Troas » eîç TO EuayyÉXiov TOÏÏ ~Xptatou, c'est-à-dire, pour prêcher le Christ; IV, 4. Etg TO p] aùyàaac TOV oamafxov TOÏÏ EÙAYYEXL'OU T?j; Bo'Çrjç TOÏÏ ~XptaTOÏÏ; et Paul continue, v. 5, en disant que le Christ est l'objet de sa prédication; IX, 13 ; x, 14; GAL. I, 7; PHIL.

I, 27; I THESS. III, 2, où Paul recommande Timothée, ~Siaxovov TOÏÏ BEaU ÈV TW EÛÂCYYEXTOI TOÏÏ Xpicrroïï ; II THESS. I, 8.

1. T. ZAHN, Einleitung in das neue Testament, II, 165-166, soutient que Paul désigne le Christ comme auteur secondaire et premier prédicateur de l'évangile. L'emploi, si fréquent dans les Actes, de la formule suayyeXtXsaGai TOV 'h¡crouv ou TOV ~xiipiov montre au moins que le Christ y était considéré ordinairement comme l'objet de l'évangile. Cf. H. HOLTZMANN, Einleitung in das neue Testament 3. 341.

- 'J - - - - C, 2. GAL. II, 7. 7U £ 7ÎT(TT £ U[JLai TO EUayyÉXlOV Trjç hpOUcr't'[iX xa0wç IIÉTpOÇ 't' 1tEpL't'OP..

3. Les formules d'EpH. I, 13, suayyEXiov Trjç croHljp[I1Ç UJJLWV, et VI, 15, EuayyEXIOV Trjç £ tp7]V7]ç, cette dernière imitée de l'Ancien Testament (Is. LII, 7), qui désignent la fin ou le résultat, semblent secondaires et artificielles.

4. sùayyÉXiov TÎÎÇ BaaiXdaç. MT. IV, 23 ; IX, 35 ; XXIV, 14. -

5. On peut discuter sur le sens de Mc. I, 1, àp^r] TOÏÏ EÙayyEXi'ou 'iYjaoïï XpiaToïï; mais il n'y a pas à épiloguer sur celui de ~EùayyÉÀtOv TOÏÏTO, dans Mc. XIV, 9;MT. XXVI, 13. Dans le Nouveau Testament (ACT. XXI, 8; ÉPH. IV, 11), EùanEÀtcr.* signifie « prédicateur de l'évangile » ; depuis Eusèbe de Césarée, on l'entend des écrivains.

6. L'évangile de Marcion n'avait pas de nom d'auteur et se désignait par le seul mot ~EÙaYYÀtÓV. ZAHN, Geschichte des neut. Kanons, I, 619-620.

7. Où le mot se rencontre au pluriel. 1 Ap. 66. Ol ~yàp aTtoVroXoi iv TOÏÇ yevojxévoiç {m' auTwv àTOu.vriu.ovEiWaaiv a xaXsiTai EuayyÉXca.

8. Cf. ZAHN, II, 173; A. JÜLICHER, Einleitung in das neue Testament 5, 252.

née, où l'on perçoit aussi le sentiment très net de son origine 1. Il est aisé de comprendre pourquoi l'on disait « les Épîtres de Paul ». et « l'Évangile selon Matthieu », et l'emploi du mot « selon » pour les Évangiles ne prouve pas que l'on n'ait pas eu d'abord l'intention de désigner en Matthieu, Marc, Luc et Jean les écrivains de l'Évangile, mais seulement les autorités d'après lesquelles l'Évangile aurait été écrit 2. On disait par analogie « l'Évangile selon les Hébreux », « l'Évangile selon les Egyptiens » 3, pour désigner ces écrits anonymes d'après ceux qui en usaient et qui leur avaient donné leur dernière forme4, plutôt que d'après les doctrines et tendances particulières qu'ils pouvaient représenter. On disait de même : « l'Évangile selon les douze apôtres », parce que les partisans de cet apocryphe y voyaient la rédaction de l'enseignement commun aux apôtres du Christ, et non seulement un livre composé d'après leur prédication ou recommandé par eux 3.

1. Le Canon DE MURATORI appelle Luc « tertium evangelii librum », et il parle de Jean comme « quarti evangeliorum ». Irénée écrit (Haer. III, 11, 8) : IdYOZ. ïofox £ v fjUÎv TETpajjLopçov 70 ~EùrqySltOv, ÉVI. ^veûfiaTi «rjvejrôjievov, et il dit des aloges : « Illam spectem non admittunt quae est secundum Johannis evangeliiftn ». L'emploi de xorA pourrait d'ailleurs se justifier par l'usage classique : t, ~7.6' 'Hooôotov ÎTTopta (Diodore de Sicile), et hellénistique : oi unoji.vijjiaTia|jLoi Ot 7.x~k tov Nssaûzv (II MACH. II, 13; cf. ÉPIPHANE, Haer. 8, 4. T. xxrà Mcouaia s £ vtc £ t £ u-/_os). Holtzmaîtn, 341. La forme primitive des titres, dans les anciens mss., est za-ri Maïflatïov, xarà ~MdEpxov, etc., E;jayrÉÀWY étant sous-entendu comme titre commun. ZAHN, II, 174.

2. L'idée a été émise par le manichéen Faustus (cité par AUGUSTIN, C. Faust.

XXXII, 2) : « Solius Filii putatis testamentum non potuisse corrumpi, solum non habere aliquid quod in se debeat improbari? praesertim quod nec ab ipso scriptum constat nec ab ejus apostolis, sed longo post tempore a quibusdam incerti nominis viris qui, ne sibi non haberetur fides scribentibus quæ nescirent, partim apostolorum nomina, partim eorum qui apostolos secuti viderentur, scriptorum suorum frontibus indiderunt, adseverantes secundam eos se scripsisse quae scripserint. M Faustus suppose très gratuitement que les évangélistes eux-mêmes ont placé en tête de leurs écrits les titres : « Selon Matthieu » etc., et il interprète le « secundum » sans égard à l'origine et au sens primitif du mot « évangile ». Mais le « secundum M vient du grec, et l'on trouve même cata dans les anciens mss. latins, dans Cyprien, Firmicus Maternus, Lucifer, Priscillien. Les titres n'ont été ajoutés que lorsqu'on fut en mesure et que l'on eut souci de posséder des exemplaires des différents livres évangéliques. L'opinion de Faustus a été reprise par plusieurs critiques (Eckermann, Credner, Scholten, Volckmar, Renan); on l'abandonne maintenant. Cf. ZAHN, II, 172; P.-W.

SCHMIEDEL, art. Gospels, dans Encyclopædia. biblica (EB.), II, 1890.

.4. Cf. ii êJJ.Xaùt Siaôrjzïi 70Ùç ÉS8ou.7[*ov7a. HOLTZMANN, 342.

5. Qu'on ait voulu signifier par là que cet évangile n'était pas « selon Paul » (HOLTZMANN, 341), il est permis d'en douter.

Les Evangiles ne sont pas cités nommément avant les dernières années du second siècle ; mais, à cette époque, ils sont depuis assez longtemps dans l'usage ecclésiastique. L'existence d'écrits évangéliques est attestée antérieurement : il s'agit de suivre dans l'ancienne littérature chrétienne, et d'abord dans le Nouveau Testament, la tradition de ce qu'a dit et fait le Sauveur Jésus.

Paul ne dépend d'aucun livre. Il connaît Jésus comme « Christ » et « Seigneur » 1, comme « Fils de Dieu » 2 et comme « homme » 3, mais Fils préexistant « en forme divine » 4, et « homme céleste » 5 par l'origine et la nature. Dans les Pastorales seulement on trouve le nom de « Sauveur » 6. Touchant la carrière terrestre du Christ, il enseigne que Jésus était juif7 et issu de David « selon la chair » 8, « né d'une femme » 9, comme tous les membres de l'humanité; qu'il avait des frères10, dont l'un, Jacques, a occupé une situation prépondérante, à côté de Pierre et de Jean, dans la communauté de Jérusalem 41 ; qu'il a vécu « sous la Loi» 12, et que, pendant son ministère, il ne s'est adressé qu'à Israël, accomplissant ainsi les promesses faites au peuple de Dieu13 ; que sa vie fut exempte de péché14, et qu'il se montra, en la « forme de serviteur », obéissant à

1. Voir FEINE, Jésus Christus und Paulus, 28-42.

2. ROM. I, 3 (cf. supr. p. 3, n. 1). ~7tepl xou utou aùxou, .OU yevojjivou èx O'¡dfP.cx.'tO AauslS ~xaxà aàpxa (façon de parler qui se retrouve II TIM II, 8, et qui suppose l'ignorance de la conception virginale ; cf. GAL. III, 16, où le Christ est dit ARAPIIA d'Abraham), 4. TOU ôpiaÔÉvxoç uïou GeoÏÏ ~Èv Suvatxèi xaxà TD/EUPIA aytcoauviq; iE àvaaxaa £ a)ç VEXPWV (noter que la résurrection constitue. ici le Christ comme « fils», et que cette filiation « en force, selon l'esprit », s'oppose à l'existence « en chair », qui est une existence en faiblesse).

3. ROM. V, 15.Èv yapixt T7) xou Évà; àv0pto—ou 'I7]TOU X?tlJ'.o. Cf. 1 COR. xv, 21.

4. Cf. ROM. VIII. 3: GAL. IV, 4: PHIL. II. 6-8.

5 I COR. xv, 45-49.

6. II TIM. I, 10; TIT. I, 4; II, 13; ni, 6 (cf. COL. III, 20). Les Épîtres pastorales ont été rédigées sans doute vers l'an 100.

7. GAL. III, 16 (sup", n. 2; cf. ROM. IV, 1). ROM. IX, 5. ('IapasiXeiTai) wv o ~Xpiaxoç TO xa-rlx aâpxa.

8. Supr. n. 2.

9. GAL. IV, 4. cm Ï]X0 £ V —XrJp[JLX xou 70 IÇa7técjxEiXev Ó 0 £ o; xov ulov auxou, YEVÓpoEVOV EX yuvaixoç, YEVÓP.EVOV &7ro \/Óp.ov.

10. I COR. IX, 5. pi oùx 'Éyop. £ V IÇouaÉav ~yuvaïxa rapiàyEiv, M: Xàl À.Qlot à7toVcoXoi ~xatàBeXcsol xou xuptou xai Kïiçaç.

11. I COR. XV, 7 GAL. I, 19. 'Iaxto(3ov xôv àSeXçàv ~xou xuptou. II, 9. 'IaxtojBoç XŒl KÏIÇAÇ xai 'IwVV''¡ç, ~ol SOXOUVXEÇ axuXoi eivau II, 12.

12. Cf. n. 9.

13. ROM. XV, 8. XÉyco ~yàp Xpiarôv ~otaxovov YeyEVYJOeon TreptTO^'; uîùp àXrjSeLaj 6ou, EtC; (3E(3au3aai Tàg s^ayyeXtaç TMV 7taxspcov (cf. supr. p. 3, n. 3).

-- - 1 1 .,.,.-. 1 1 1

14. Cf. ROM. VIII, 3. év o|i.oico(xaxi ~aapxoç ajxapxiaç. II. COR. V, 21. TOV JJLY) yvovxa àjiapxi'av.

Dieu jusqu'à la mort de la croix1; qu'il s'était associé des disciples, spécialement douze apôtres, pour prêcher l'Évangile; que ce groupe se maintint, après la mort du Christ, avec Pierre comme représentant ou comme chef 2, et que celui-ci était providentiellement chargé d'annoncer l'Evan- gile aux Juifs, comme Paul aux Gentils3; que les apôtres, et notamment Pierre, ainsi que les frères du Seigneur, étaient i-nariés 4 ; que la cène eucharistique a été instituée par Jésus, en commémoration de sa mort, « dans la nuit où il fut trahi » 5 ; que les Juifs ont été cause de sa mort6, qu'il fut injurié dans sa passion7, qu'il souffrit la mort, « selon les Ecri- tures », pour le salut des hommes, et qu'il fut crucifié 8 ; qu'il fut enterré et qu'il « ressuscita le troisième jour » après sa mort, « selon les Ecri- tures » 9 ; qu'il a été « vu » ensuite de Pierre, des apôtres et d'autres personnes, de Paul lui-même 1°, qui a été converti par cette manifestation ; que le Christ ressuscité est dans un état spirituel41 ; qu'il est assis à la droite de Dieu, en attendant qu'il vienne, dans sa prochaine « parousie » 12, pour le grand jugement. L'Apôtre en appelle aux instructions de Jésus pour la prohibition du divorce 13, l'autorisation donnée aux apôtres de

1. PHIL. II, 8. yevdjxevoç OTÎTJXOOÇ fiiypi OIXVŒ.O'J, Oavàxo-j ÕÈ axaupou.

2. Cf. GAL. I, 17-19; 1 COR. IX, 5; XV, 5, 7-9

3. GAL. II, 7 ; supr. p. 4, n. 2.

4. I COR. IX, 5 ; supr. p. 6, n. 10.

5. I COR. XI, 23-26.

6. I THESS. II, 15. (' 1 ou8atwv) xfiv xaî xôv xopiov àroxxcivavxtuv 'I TJUOUV xaî xoùç rpoerfra; xaî rjp.aç èxSuoÇavxtov. Cf. MT. XXIII, 37 (Le. XIII, 34). 1 COR. II, 8, ne se rapporte pas aux chefs du peuple juif, mais aux puissances angéliques.

7. ROM. xv, 3. Application douteuse.

8. I COR. XV, 3. rapéScoxa ~yàp UIJLÏV ~iv jîptoxotç, S xaî ¡;ŒpD..ŒOV, oxi XpttHÕ; àîzéOavsv UKEp xwv àjxapxttov p.wv xaxà xàç ypaçaç. GAL. II, 20; III, 13; v, 11 ; VI, 14; 1 COR. I, 17-18; II, 2; COL. I, 20; II, 14.

9. I COR. XV, 4. Pour la discussion de ce passage et du contexte, voir le commentaire des récits de la résurrection. Cf. 1 THESS. I, 10; GAL. I, 1 ; 1 COR.

VI, 14; II COR. IV, 14; ROM. VIII, 11.

10. 1 COR. XV, 5. xaî (J-n WÇ0R] KÏ)ÇA, XXX.

11. 1 COR. XV, 47-53; PHIL. III, 21.

12. ROM. VIII, 34. Xptaxoç '!rjcrocrç Ó àjroôavoW, [.taXXov os ~ÈYEPOEiç, o; hm iV ÕEÇt xou 6EOV (cf. Ps. ex, 1). 1 THESS. I, 10; III, 13; IV, 15-16 (II THESS. I, 7); 1 COR. I, 8; COL. III, 20.

13. I COR. VII, 10-11. Noter la formule d'introduction : xoï; ÕÈ YEY<ZfL'YjXÓcrtV rapayyÉXXw, ~oùx Èye;) àXXà Ó xúptO, et la suite, v. 12. xoïç ÕÈ ÀOtT.OI Xeyw Èyw, OÙZ 6 ~xuptoç ; de même v. 25. xrepî ÕÈ xwv roxpQivwv È7cixayr)v XUptOU où): ïyw. Cf. Mc. x, 9, 11-12; MT. XIX, 6, 9-12; Le. XVI, 18.

vivre aux dépens de ceux qu'ils évangélisent1, l'annonce du « jour »

prochain où le Seigneur apparaîtra pour le jugement2; il paraît citer les paroles de l'institution eucharistique, mais il continue lui-même le discours commencé au nom du Christ3.

Bien que Paul allègue volontiers la tradition des premiers témoins comme source de son information4, il est certain qu'une partie de ses assertions concernant la personne, la carrière terrestre et la vie immortelle du Christ ne procède pas d'indications historiques fidèlement transmises, mais des premières spéculations de la foi, et de la doctrine de Paul lui-même touchant le salut par la foi à la mort expiatrice de Jésus 5. Il est de même évident que l'enseignement de l'Apôtre ne peut pas être considéré comme reflétant directement l'enseignement du Christ et les souvenirs évangéliques, à la façon d'un commentaire qui développerait un thème fixe. Les paroles du Sauveur ont force de loi 6 et s'il en est peu qui soient alléguées, c'est moins parce que Paul n'a pas tout recueilli de la bouche des anciens apôtres, que parce que l'objet même de la prédica- tion du Sauveur était assez limité. S'il n'est rien dit des miracles évangéliques, ce n'est point non plus parce que la mort et la résurrection du Christ ont seules une signification dans la théologie paulinienne, c'est que les miracles ne sont pas encore une preuve de la dignité messianique ; c'est que la vie et la mort de Jésus sont « faiblesse », et que la « force » du Fils de Dieu ne s'est manifestée que dans sa résurrection7. L'insistance que met Paul à parler des Écritures à propos de la mort et de la

1. I COR. IX, 14. OÛTCDÇ xal 6 xupioç SiéxaÇsv TOÏÇ TO eùayyéXtov ~xaTayysXXouatv ÈY ~TOU sùayyeXtou Çrjv. Cf. Lc. X, 7 ; MT. X, 10-11. 1 TIM. v, 18, est dans le rapport le plus étroit avec Lc. x, 7, et paraît en être une citation. ZAHN, II, 169, conteste que la sentence : aÇtoç Ô LPYATT|Ç ~TOU JJU<T0OU GCUTOU, soit citée comme ypA®7) ou comme parole du Christ. Cf. HOLTZMANN, 89. JÜLICHER, 154, croit à un lapsus de l'auteur quant à l'origine de la sentence, et n'admet pas de rapport avec Luc ; mais on peut supposer, sans la faire dépendre du mot ~ypaoyj, qui concerne la citation faite d'abord de DEUT. xxv, 4, une référence implicite à Luc ou à sa source. -

2. Voir surtout 1 THESS. IV, 1-5; v, 1-5, et comparer MT XIV, 27, 42-44; Le.

XII, 39-40; XVII, 24.

3. I COR. XI, 23-34.

4. Cf. supr. p. 7, n. 9.

S'. Paul le laisse suffisamment entendre quand, parlant de l'évangile qu'il prêche, il écrit, GAL. I, 12. oùoÈ ~yàp lyw 7:apà àvôpto^ou T.iXpÉÀiXOV auxô OUTS !8I8A^0Y]V, àXXà OL' ÀTROXAXU^ECOÇ 'IYICÎOU ~Xptcr-rou.

6. Cf. supr. n. 1 et n. 2.

7. II COR. XIII, 4. x ai. ~yàp S<TTaupoS0ï] Èç àaBsvsta;, ànà. TI iY ouvci[J-Ewç Ocou. Cf.

I COR. I, 23-25; XV, 42-46; ROM. I, -i (supr. p. 6, n. 2).

résurrection 1 montre que l'influence de l'Ancien Testament s'est exercée sur la tradition qu'il a reçue à ce sujet. L'énumération qu'il fait des apparitions du Christ immortel est d'ailleurs plus complète que celle des Évangiles et ne s'accorde avec aucun de ceux-ci. Dans sa relation de la dernière cène, il ne prétend pas reproduire un récit traditionnel, mais il interprète selon sa propre doctrine 2 les données de la tradition. Bien qu'il appelle le Christ « notre pâque »3, non sans allusion à l'eucharistie, on ne voit pas qu'il établisse un rapport entre la pâque juive et la dernière cène ou le jour de la passion. Par l'exemple de ce grand ouvrier du christianisme, on peut déjà se faire. quelque idée non seulement de l'état des souvenirs évangéliques, mais du travail de la pensée chrétienne sur l'objet de ces souvenirs, durant les trente années qui ont suivi la mort de Jésus.

L'Épître aux Hébreux témoigne du même travail et d'une exploitation analogue de l'Ancien Testament. La vie et la mort du Christ y sont conçues comme une grande épreuve, une « tentation » 1, dont le Fils éternel de Dieu, devenu en tout semblable à nous, « sauf le péché » 5, est sorti vainqueur. On trouve aussi dans cette Epître une allusion à l'agonie de Gethsémani 6, qui se rapproche du texte ordinaire de Luc 7, sans en dépendre, et qui atteste seulement l'importance que le trait en question avait prise, à un certain moment, pour certains interprètes de l'Évan- gile. Les souffrances et la mort sont le sacrifice du Christ, souverain prêtre 8, qui a été crucifié hors de Jérusalem 9, pour accomplir le symbolisme des sacrifices antiques et signifier l'œuvre salutaire que lui-même réalisait : double système de figuration qu'on ne devra pas être surpris de retrouver dans les récits évangéliques, et qui était seulement ébauché dans

1. Supr. p. 7, n. 9 et n. 10.

2. I CoR. xv, 23. ÈrÛ) ~yàp 7tapéXa[5ov àî:o tou xupîou xtà. Pour l'interprétation de ce passage, voir le commentaire des récits de la dernière cène. Mais la formule d'introduction annonce une vision ou une révélation, non une tradition des premiers apôtres.

3. I COR. V, 7.

4. Cf. HÉBR. 11, 10, 18; IV, 15; et Le. XXII, 28, 40 (voir le commentaire de ce dernier passage).

5. HÉBR. I; IV, 15; VII, 26.

6. HÉBR. V, 7. ~o ÈY tccïç 7) JJ.spaiç 't aapxôç aÙToù (remarquer cette façon de désigner la vie terrestre du Christ) Se^sei; te xal îxETr]pi'aç Trpôç tov Suvocjjievov ctcjjÇeiv aù-rôv iY Qavaxou p.Û£ xpauyrjç ia/upà; xal oaxpijtov T.pOcrE'IÉyY.; xal EÎaaxouaOel; àîcô Trjç EuXaSsiaç.

7. XXII, 41-44.

8. HÉBR. II, 10-18; IV, 14-15; v, 5-10, etc.

9. HÉBR. XIII, 12. 8io (à raison de Lév. XVI, 27, cité v. 11) ~xal 'Ir]aoù'ç, t'va àyiàar) OtŒ ~tou lOlOIJ aifiaxo? tov Xcxdv, ¥çt,) tîJ; TzuXr]; EzaOsv. Cf. MT. XXI, 39; Lc. xx, 15 (commentaire); Mc. xv, 20-22.

saint Paul 1. L'auteur dit que Jésus est issu de la tribu de Juda 2, mais il n'affirme pas expressément son origine davidique. Il paraît s'inspirer du récit de la dernière cène dans Paul 3, mais on ne saurait affirmer qu'il ait connu Marc ou un autre évangile 4.

Le livre des Actes 5 atteste l'existence du troisième Évangile, dont il est la suite. Certaines données, indépendantes de l'Évangile et qui doivent provenir des sources que l'auteur avait à sa disposition, ne sont pas sans importance. Il est dit que le témoignage apostolique avait pour objet le ministère de Jésus depuis son baptême jusqu'à son assomption au ciel 6, ce qui laisse en dehors les récits de l'enfance ; que Jésus a été fait Christ et Seigneur par la résurrection 7 ; que Judas mourut d'une chute qu'il fit dans le champ dit Akeldama, acheté par lui avec l'argent de son crime 8, tradition différente de celle qu'on trouve dans Matthieu 9; que les Juifs, ayant, sans le savoir, accompli les prophéties concernant la mort du Christ, détachèrent eux-mêmes Jésus de la croix et le mirent dans un tombeau10, façon de parler qui ne s'accorde pas bien avec ce que racontent les Évangiles touchant Joseph d'Arimathée 11 ; que les apôtres ont bu et mangé

1. Voir, par exemple, 1 COR. x, 1-6, 14-18; XI, 17-27.

2. HÉBR. VII, 14. 7ipo'8ï]Xov yàp ~ort iE 'Ioúôot àvaxsxaXxev Ó xupto; tjjjlôSv. Cf. NOMBR.

XXIV, 17 (LXX). àvaxeXeï ~aaxpov iY 'hy.w.

3. Cf. HÉBR. IX, 11-28, et 1 COR. XI, 25.

4. La date de cette Épître est incertaine ; on peut la mettre vers 70-90.

5. Difficile à dater; sans doute vers 80-90.

6. Cf. ACT. I, 21. Ssï ouv xojv auvsXôdvxiov p.tV (XvSpMV iV rcavxi y povio w £ t<jî]X0ev YOL" èÇt]X0 £ v èf' T][j.à; 6 xupco; 'h¡croü;, 22. àp?âii. £ voç ir,6 'tO (X¡:'t[crp.(X'to; 'I ~wivvou EW; xrjç 7)u.éoa; yjç àvsÀrJuçôr) àcp' jjlcov, [xapTupa xfjç àva<jxaa £ aùxoC» aùv ysviadtxi EVrl to'JTWV. Thème développé x, 37-43. La conception est déjà systématique et correspond plutôt au cadre de la catéchèse chrétienne, vers 60-80, qu'à la forme primitive de la prédication apostolique ; mais celle-ci ne prenait certainement pas son point de départ plus haut que le baptême de Jean, si elle remontait jusquelà. Paul ne dit rien de ce baptême.

8. ACT. I, 18-19.

9. MT. XXVII, 3-10.

10. ACT. XIII, 27. ~yàp xaxotxouvx £ ; ij 'IepouaaX^u. xaî Ol apyovxs? auxtov xouxov àYvorjaavxEç XlXl ÛL; cptIW?L; xwv 7zpoz>r\zS>v 29. Û); 8e IxéXsaav :xavxa 7i £ pi auxou y £ Ypaij.[jL £ va, xaôsXo'vxe; àxô xoû ifuXou Ï0ï]xav d; p.vr¡fLEi:ov. Ce qu'on lit d'Hérode et de Pilate, IV, 27, de la préférence donnée par les Juifs à un meurtrier, III, 14, se réfère à Le. XXIII, 7-12, 19.

11. Cf. Mc. xv, 42-46, et le commentaire.

avec le Christ ressuscité 1, ce qui peut se justifier par la finale du quatrième Évangile 2, mais non par les récits des Synoptiques 3. Les miracles de Jésus sont compris comme des actes de bienfaisance, et l'on ne parle que de guérisons qui se sont accomplies par la vertu de l'Esprit 4. L'on affirme l'origine davidique de Jésus 5, mais on ne dit rien de la naissance à Bethléem ni de la conception virginale; la formule : « Jésus de Naza- reth » revient plusieurs fois6 et semble désigner la patrie du Sauveur.

Il est dit expressément que le Christ a été constitué par Dieu juge des vivants et des morts 7. La liberté avec laquelle est reprise la conclusion de l'Évangile 8 montre que la matière traditionnelle n'était pas traitée comme un thème historique dont toutes les indications auraient été à conserver. On trouve expressément citée comme parole du Seigneur une sentence qui n'est pas dans nos Évangiles 9.

L'auteur de la première Épître de Pierre célèbre l'innocence du Christ,

2. JN. XXI, 9-13. L'assertion d'AcT. x, 41, se réfère directement à ACT. I, 3-4.

Voir le commentaire des récits de la résurrection.

3. Même Le. XXIV, 30-31, 41-43, n'y correspond pas tout à fait.

4. ACT. II, 22. 'ITjcrouv tov NaÇwpaïov, àvopa à7:ooE5îiYiJL^vov à¡:o to-j 0eou eîç ujxaç SuvajxEai XŒl TÉpaai xai ctyijjletotç, otç È:oiTjIJ' Õl' auTou Ó 6erj; ~ÈV uiaw zaGcôç aùioî ol'SaTE, suppose la plus grande variété de prodiges et peut à peine se justifier par le troisième Évangile. Il n'en est pas de même dans x, 38. 'ITjcroüll tov à7:ô Na £ apÉ0, w EypLOEV ocutov ô 6;o; ^vEutxaT'. àyîu» xai ou'/:xp.et (cf. Lc. 111, 22; IV, 1, 14), 89 8irjX0EV sùspycxtov xaî îwfiEvo; ràvxaç TOU; xaTa&uvaaTîuo^lvo'Ji; ~tou ÕlÓ),O\J, oxt Ó OE6g v P.Et" auTou.

6. ACT. 11, 22 (supr. n. 4); III, 6; IV, 10; VI, 14; x, 38 (supr. n. 4) ; XXII, 8; XXVI, 9. Cf. Lc. xviii, 37; XXIV, 19.

7. ACT. X, 42. ourdç estlv Ó wpi(yp.E'voç urô ~-ou 0eou xpiTrjç Çujvtojv xaî ~VEXpWV. Cf.

XVII, 31 ; Lc. XIX, 27; XXI, 36; MT. xxv, 31-46.

8. Cf. Lc. LXIV, 36-53, et ACT. I, 1-14 (voir commentaire).

9. ACT. xx, 35 (discours de Paul aux anciens d'Éphèse). roivra OjtÉoeiÇa ujjûv, oti outcd; XOï.lwna.; OEl àvTiXajipàvîaOat tôjv àcrÔEvo'jvTcov, [j.vï][iove'jeiv te tûv Xoywv tou ~xuptou 'ITjO"OÜ, ~on auTo; eîtuev* p.a.xrÍPtÓV Iœtiv p.cXÀÀov thOÓVa.l r] Àa.IJ.rÍVElV. La parole sur le temple détruit, ACT. VI, 14, se présente dans les mêmes conditions que Mc.

XIV, 58, MT. XXVI, 61, puisque les gens qui accusent Étienne d'avoir attribué cette parole à Jésus sont qualifiés de faux témoins (v. 13). Comme il n'est pas question de cette parole dans le troisième Évangile, l'auteur pourrait avoir fait une transposition.

« agneau sans tache », et sa patience dans ses douleurs1, en s'inspirant directement d'Isaïe 2 ; il parle comme Paul de la mort de Jésus « en chair », et de sa résurrection « en esprit » 3; il aj oute que le Christ est allé prêcher aux « esprits captifs » 1, c'est-à-dire aux morts d'autrefois, trait qui manque dans les évangiles du canon, mais qui se retrouve dans l'Évangile apocryphe de Pierre 5, et qui s'est conservé dans le symbole apostolique 6 ; il montre aussi le Ressuscité « à la droite de Dieu », et futur juge des vivants et des morts 7 ; il paraît avoir également l'idée de l'ascension du Sauveur et de la descente du Saint-Esprit 8. L'écrit est de date incertaine 9, et une dépendance littéraire à l'égard de Matthieu, de Luc et des Actes ne paraît pas seulement possible, mais probable 10.

Les Épîtres de Paul, même les plus récentes, ne laissent pas soupçonner l'existence d'une « didascalie.» chrétienne aussi arrêtée que celle qu'at-

1. I PIER. I, 21-24; cf. I, 11. Ût eîç Xpiaxôv 7ra07]'[jiaxa xal xà; UETà 't'li't' ÕÓçç (IV, 13; v, 1), et 19. (ÈXuxptj60T]X £ ) XIJJU<o ïp.'t't ~MÇ cip.voü à(j.o5(jiou xaî àaniXov Xptaxou.

La notion du Christ agneau, victime et modèle, s'est déduite de 1 COR. v, 7, et d'Is. LIII, 7.

2. LIII, 6, 9, 12.

3. I PIER. III, 18. 0avaxw0sî; [JLEV aapxî (cf. IV, 1) £ 1007:0IY]GEII; 81 r.vEp.n¡. Cf. 1 COR.

XV, 43-44 (HÉBR. v, 7, supr. p. 9, n. 6).

4. I PIER. III, 19. èv w (îweu[j.aTi, v. 18, supr. n. 3) xaî xoïç ~ÈV çuXaxîj îtveufiaaiv TOpsuSîiç ÈxrJpuÇsv, 20. àroi0T]'aaaLV L-,OTE iV 7][iipaiç Ncoe xxX. IV, 6. xouxo ~yàp. (en vue du jugement) xaî vsxpotç EU7]YYEX~(j8Yj, l'va xpi0àj<ri [ièv xaxà àvSpoi^ouç aapxt, Çàiai Se xaxà 0sôv ^vsujjiaxL. C'est faire violence aux textes que de rapporter ces passages à une prédication du Christ préexistant.

5. V. 41. Au moment où le Christ sort du tombeau, entre deux anges, et suivi de la croix, une voix se fait entendre du ciel : èxirfpuÇaç xoiç xoL^wpivoiç ; 42. xaî &7i:axov] TjxouETO àizo xou axaupou [O'']TL Vrll. HARNACK. Bruchstücke des Evangeliums und der Apocalypse des Petrus1, 11, lit : ~È. T. x. ~u7raxo7]'v ; xaî Tjxojexo xxX. Cf.

I PIER. I, 2, 14, 22.

6. La « descente aux enfers » n'a de significatien que pour la visite des morts.

7. I PIER. III, 5. Cf. supr. p. 11, n. 7.

8. I PIER. III. 22. 0; ('!-t¡crouç XplcrLÓÇ) iaxiv èv oeÇia 0eou, TOpsuOeîç ~oùpavo'v (cf.

ACT. 1, 11). 1, 12. a (les souffrances et les gloires du Christ; supr. n. 1) ~vuv àvr)YyÉXY) 'jjj.iv 8tà LWV £ ÙayYeXiaa[/ivtjov up-àç Tiveupiaxi àytw àjtoaxaXévxi àn' ~oupavou (cf.

ACT. II, 1-4).

9. Cf. HOLTZMANN, 318-320. Le rapport de cette Épître avec les Actes ne permet guère de la placer avant la fin du 1er siècle.

10. Voir HOLTZMANN, 315. La dépendance à l'égard de Paul n'est guère con-

testée. Cf. I PIER. III, 14 (IV, 14) et MT. v, 10; v, 6, et MT. XXIII, 12; Lc. XIV, 11; XVIII, 14; 1, 13, et Le. XII, 35; 1, 17, et ACT. x, 34-35 (autres rapprochements, supr. n. 8).

testent les Épîtres pastorales 1. La première à Timothée 2 contient une doxologie, qui est un petit symbole, où la manifestation du Christ en chair est contrastée avec sa glorification en esprit dans le monde céleste.

Elle parle du témoignage du Christ « sous Ponce-Pilate » 3, conformément à un usage déjà consacré ; elle pourrait bien dépendre, non seulement de Paul, mais de Marc, pour ce qu'elle dit de Jésus rédempteur 4. L'Épitre à Tite appelle Jésus « Dieu » en même temps que Sauveur5. La seconde à Timothée parle, comme la première, de « l'épiphanie de Notre-Seigneur Jésus-Christ » 6dans la chair. Ainsi la vie terrestre de Jésus a été une manifestation de Dieu. C'est la conséquence du principe de la préexistence ; mais Paul ne l'avait point tirée. Le Christ est dit « juge des vivants et des morts » 7, ce qui va encore plus loin que Paul et s'accorde seulement avec certaines parties de la tradition évangélique, avec les Actes et la première Épître de Pierre 8. Bien que l'on insiste sur l'origine davidique de Jésus, il n'est rien dit encore de la conception virginale 9.

Il n'en est point parlé non plus dans l'Apocalypse, quoique le rédacteur

1. Voir ce qui est dit de « la saine doctrine M, 1 TIM. I, 10; II TnI. IV, 3 ; TIT.

I, 9; II, 1; et les recommandations, I TIM. IV, 13, 16; v, 17; VI, 3 (SI TICT. PI rpoaipyexai ÚYlŒl/OUO'lV Xo'yoïç, xolç xou XUplOU 7j[iù>v 'lr¡O'oü Xpiaxoiï, xai xrj xax' eùaÉpscav ~SiSaaxaXi'a) ; II TIM. III, 16 (-a^a ypaçp->| 0EO'T:VEU<77OS xal ùœîXtfio; -po? BiSaaxaXi'av ).

2. I TIM. III, 16. oe; IçavcpojÔri ~Èv aapxt, è3i/.att60r) èv Tivejjiart (cf. supr. p. 12, n. 3), wo0Y] àyyiXoiç, èxY)puy0r) èv ~eOVEatV, È7:iaTEÙ0ï] b) XOTIXW, àv £ XrJ[J.$0r] sv SdÇrj. Cf. ACT. I, 8-11; MT. XXVIII, 19; Mc. XVI, 15-16,19.

3. I TIM. V, 13. mxprYÉnrl) CiOl Èvr,Ímo'J. Xpiaxoû I ïjTOU ToU p.ap'tupCiaV'to; èm ~IIovxi'ou IleiXàxou xrjv ~xaX>,v ôaoXoyt'av. Celte façon d'interpréter l'attitude du Christ devant Pilate est plus près de JN. XVIII, 33-38; XIX, 8-11, que des Synoptiques.

4. I TIM. II, 5. Elç ~yàp OEr;ç, Elç Xa, 0EOU XIXI. àv0pw7itov, avOpwjroç Xpiaxôç 1Iylcroug (cf. HÉBR. VIII, 6; IX, 15; XII, 24), 6. Ó ooç éauxov v.[À'J'tpov u7uÈp 7:àvxajv (TIT. II, 14). Cf. GAL. I, 4; II, 20; Mc. x, 45. Bouvai XYJV 'fu/.v aùxou Xuxpov àvxî ~toXXûv.

5. TIT. II, 13. 7cpoaOEy ÓP.EVOt 'tv. è;uœàvEixv x?)ç SoÇ9j; xou p.eyàXou 0eou ~xal awxîipoi; fillAV Xpidxoo 'h¡aou. Il n'est pas probable que « le grand Dieu » ne soit pas le Christ lui-même. Cf. HÉBR. I. Noter, d'autre part, l'énumération: Dieu, le Christ et les anges, dans 1 TIM. v, 21 (cf. Le. IX, 26; JUSTIN, I Ap. 6).

6. II TIM. I, 10. Cf. n. 2.

7. II TIM. IV, 1.

8. Cf. supr. p. 11, n. 7; p. 12, n. 7.

¿ , ¿ 9. Il TIM. II, 8. Èz arÉpjxaxo; AoujEtS. Cf. supr. p. 6, n. 2, et p. 11, n. 5.

affirme la descendance davidique1, et qu'il semble dépendre non seulement de Paul, mais d'écrits évangéliques 2. Le Christ-pâque est devenu la

victime pascale, « l'agneau immolé », dont le sang purifie de leurs péchés ceux qui croient en lui 3. On apprend surtout dans l'Apocalypse l'idée que les chrétiens se faisaient, vers la fin du 1er siècle, du Christ dans sa gloire 4, et la façon dont sa carrière terrestre était symboliquement interprétée au moyen des anciennes prophéties et d'autres images dont la première origine paraît devoir être cherchée ailleurs que dans la tradition religieuse d'Israël. On voit là comment se dessine la figure du Christ immortel, et comment l'éclat de cette figure rejaillit sur la vie mortelle de Jésus. Bien significative est la grande allégorie de la femme et du dragon 5; la femme, dont le fruit est ravi au ciel aussitôt que né6, s'oppose à la grande prostituée 7 ; c'est la mère du Messie, l'ancienne Jérusalem, la vierge fille de Sion, qui deviendra bientôt la Jérusalem nouvelle, la vierge épouse du Christ 8. De même, la nouvelle Jérusalem est fondée sur les douze apôtres de l'Agneau, ce qui peut aider à comprendre la parole : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église 9 ». C'est dans l'atmosphère de l'Apocalypse que les Évangiles synoptiques ont acquis leur forme définitive.

Il n'est pas certain que cette forme ait été déjà fixée entièrement lorsque

1. Ap. v, 5. 6 Xéwv 6 ~ex œuXîjç 'IoM)cx (GEN. XLIX, 9-10), fi ptÇoc Àaust'S (Is. XI, 1, 10). XXII, 16. iyt6 etpii fi p(cx xcxl to ysvoç AgcuelS, 6 àaxrip 6 Xapipo; 6 7rpa>ïvdç (Nombr.

XXIV, 17, supr. p. 10, n. 2).

2. Cf Ap. ii, 26-27, et Le. XXII, 29 ; IH, 3 (XVI, 15), et MT. XXIV, 43 (Le. XII, 39); iii, 5, et MT. x, 32; ni, 20, et Le. XII, 36; XII, 9, 12, et Le. x, 18; XII, 11, et Le. XIV, 26; XIX, 7, et MT. XXII, 2 ; XIX, 9, et Le. XIV, 15.

4. Ap. i, 5. Ó [i-apTUç ô îua-ud; (cf. supr. p. 13, n. 3), ^pw-cotoxo; t £ 5v VEXPWV (cf. COL.

I, 18), XIXL 6 &PX.WV TtSv paatXécov Tfjç )'ç. Voir la description d'Ap. I, 13-16, 18 (on dirait le portrait d'un dieu solaire, l'auteur suggère lui-même cette comparaison, v. 16; et la révélation a lieu le dimanche, v. 10); ni, 14. 7]-*PX/l xTi'aewç xou dsou ; XIX, 11-16, la description du Christ sur un cheval blanc (v. 13.

xaî xÉxXrjTai to C;VOP.IX auTOu 6 ÀÓyoç ~tou Beou ; v. 16. lXûlÀEÙÇ IXO"lÀÉW\I ~xal xÓpwç XUplWV ; cf. XVII, 14).

5. Ap. XII.

6. - Ap. XII, 5. ~xal Itexsv ~utciv, apasv (Is. LXVI, 7-8),. ~xal r]p7taa0r| ~to téxvov auTïJç Ttpôç xôv 0s6v xal 7ipôç tÔv ~0povov aÙToS.. -

7. Ap. XVII.

8.. Ap. XXI, 9.

9. Ap. XXI, 14. Mt. XVI, 18, cf. ÉPH. II, 20. On peut aussi comparer, pour le - symbole des clefs, Ap. III, 7, et MT. XVI, 19.

le quatrième Évangile fut écrite On peut dire néanmoins que Jean suppose les trois Synoptiques et qu'il veut les interpréter 2. La détermination de son cadre n'en est que plus digne de remarque : le témoignage évangélique ne s'étend toujours que du baptême de Jean à l'entrée du Christ dans la gloire; il n'est rien dit de l'enfance de Jésus, et la conception virginale, même la descendance davidique et la naissance à Bethléem semblent ignorées 3. On ne doit donc pas s'étonner de trouver, dans la première Épître johannique, que le Christ est « venu par l'eau et par le sang » 4, le baptême et la passion marquant toujours les deux termes de sa manifestation terrestre. Conformément au principe de la préexistence, et à raison de sa divinité pleinement consciente, le Christ devient, chez Jean, souverain arbitre de ses miracles, de sa vie, de sa mort et de la conduite même de ses ennemis ; de là proviennent tous les changements que l'auteur fait subir à la tradition synoptique 5. Fait singulier, le dernier chapitre, appendice du livre, contient un récit d'apparition du Christ en Galilée6, qui procède d'une tradition incompatible avec le point de vue du chapitre précédent, et qui se trouve être en même temps, pour le fond et dans sa donnée générale, antérieur aux finales canoniques de Marc, de Matthieu et de Luc. Presque aussi instructive pour l'écrivain est l'interpolation fort ancienne, dans le texte commun, de l'histoire de la femme adultère7, morceau de tradition primitive, qui n'a pas été accepté dans la rédaction dernière des Synoptiques, et qui a pu néanmoins se réfugier dans le quatrième Évangile. Il n'est pas sans intérêt de noter que les Épîtres johanniques, où la vie du Christ est une manifestation, on pourrait presque dire une apparition divine en chair, combattent directement des gens qui niaient que l'humanité du Christ et conséquemment tous ses actes d'homme et sa mort eussent été réels ou imputables au Christ éternel8. Au lieu d'idéaliser l'histoire évangélique, les docètes en venaient à la négliger ou à la volatiliser.

1. La rédaction de l'Apocalypse est à placer vers l'an 95. Le quatrième Évangile a dû être composé vers 90-100, et publié un peu plus tard. Voir Le quatrième Évangile (QÉ.), 130.

- 2. Voir QÉ. 60-61.

3. JN. I, 45. '!T¡aouv UlOV ~TOU 'ICOATJO TOV axo NaÇapÉT. VII, 41. p. ~yàp ir. TÎJÇ FaltÀATAÇ 0 ~XptaTÔç ï pysxai ; 42. ~OÙX Î) YPAÇR) ETTCEV OU ~EX TOU <J7iép|xaTOç Aa'jdS, /.al àjzo BY)0Xeè[x -r1¡ ~xwpjç oTiou v Aauefô, Ipy stai 6 XOLCTDÇ ; Comparer la réponse du Christ, VIII, 12, 14-15, et voir QÉ. 100-101, 180-182, 258-259, 509-512, 526-527.

4. I JN. v, 6. Voir QÉ. 116.

5. Voir QE. 72-73.

6. JN. XXI, 1-17. Voir QÉ. 925-943, et commentaire de Mc. XIV, 28; XVI, 1-8.

7. JN. VII, 53-VIII, 11. Voir QÉ. 539-542.

8. Cf. I JN. IV, 2; v, 6 ; II JN. 7.

L'Épître de Jacques et la seconde de Pierre, écrits récents1, doivent dépendre, comme Jean, des Évangiles écrits. Jacques parle du serment 2 en termes qui semblent empruntés au discours sur la montagne. Le pseudoPierre se réfère au récit de la transfiguration 3 tel qu'il se lit dans les Synoptiques.

Clément de Rome, dans son Épître aux fidèles de Corinthe 4, ne fait allusion à aucun événement de la vie du Christ; il semble surtout préoccupé des souffrances de Jésus 5 et il le cite en exemple d'humilité 6, après avoir reproduit tout au long la description du Serviteur de Iahvé dans Isaïe 7 ; il paraît connaître la parole : « Mieux vaut donner que recevoir » 8 ; il allègue expressément, à deux reprises 9, des sentences du Seigneur qui, pour ce qui est de la rédaction, sont en rapport avec les

1. L'Ép. de Jacques a dû être écrite vers 120-140, la IIe de Pierre vers 150.

2. Cf. JAC. v, 12, et MT. v, 34-37.

3. II PIER. I, 17. Cf. MT. XVII, 5. II PIER. II, 20, doit être en rapport avec MT.

XII, 45 (Le. XI, 26).

4. Vers 95.

5. Comme l'auteur de 1 PIER.; cf. supr. pj 12, n. 1.

6. I Clém. 16, 1. TATTEIVOIIPOVOUVTWV yàp ICTTIV 6 Xptaxo'Ç (même locution 16, 17, avec mention du « joug de la grâce » du Christ). Cf. MT. XI, 29.

7. IS. LIII. 1-12.

8. 1 Clém. 2, 1. 7] ÕlOV olo6Vt'sç rj Xa[i|Bàvov- £$. Cf. supr. p. 11, n. 9.

Synoptiques, mais semblent èlre une libre combinaison de divers passages évangéliques. Comme la plus longue de ces citations se retrouve, avec ses particularités caractéristiques, dans d'autres auteurs 4, on a pu conjecturer qu'elle n'était pas empruntée directement aux Évangiles, mais à une sorte de catéchèse où les textes évangéliques étaient arrangés pour la commodité de l'enseignement 2.

La Didaché ou « Doctrine des douze apôtres » 3 cite déjà « l'Évangile du Seigneur » 4 comme un document, sinon comme un livre déterminé.

L'Oraison dominicale y est reproduite 5 selon la formule de Matthieu, mais avec la doxologie qui s'y est de bonne heure attachée dans l'usage liturgique. La plupart des citations ou emprunts 6 sont en rapport avec le premier Évangile; deux passages 7 offrent une combinaison de Matthieu

1, POLYCARPE, Phil. 2, infr. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Strom. II, 18.

2. STANTON, The Gospels as historical documents, I, 8-12. La citation de 1 Clém. 13, 1, supr. p. 16, n. 9, se rapproche de Luc pour la disposition des sentences, et de Matthieu pour le vocabulaire ; mais ce n'est pas une combinaison réfléchie des deux Évangiles.

3. Date incertaine, 100-120 ou 130, et sans doute rédaction complexe.

4. Did. 8, 12. [JLT(6E -poa £ j/Ea0 £ ÛJç o[ j^o/.cixai, <XAA w, EZEA=UCT3V 0 xjpioç EV -.ru èua-fY^'V auTOJ, oGtco rsoacu/eaôc. Suit l'Oraison dominicale. Çe préambule est en rapport avec MT. VI, 7-9 ; les paroles qui précèdent concernent le jeûne et sont en rapport avec MT. VI, 16. La leçon, Did. 15, 3. ÈXI-FYE" OE àXXifXouç JIR, έν opyfj, iÀÀ' iV C'.OTJV7], OJÇ E/ETE iV xc3 E-JÏYXEXICO, est en rapport avec MT. V, 22-26 ; VII, 1-5 (XVllI, 15-1 17? ; 4. ~; o svyàç Gftùv xai TOCÇ ÈXEEOOO-JVX; 72*1 -ÂAA; Tac nçaÇE'.ç OCTW ï.mfaaŒ-:E, w; lyfzt h EaTIEÀ: ~o5 xucioo r(ao)v, avec MT. VI, 1-18, et l'ensemble des prescriptions contenues dans MT. V-VII. «L évangile du Seigneur » semble être avant tout le recueil des préceptes du Christ. Cf. supr. p. 16, n. 9 ; il équivaut à TO oo'yfia TOU EÙAYYEÀÎOU (Did. 11, 3), ~, EVTOATÎ (Did. 1, 5; 13,5; 13, 7).

5. Loc. cit. Voir commentaire.

6. Did. 9, 5. xat yàp Âspî TOÛTOJ (à propos de l'eucharistie) ï'.fïjxêv 6 /.ûp.o; 'p.

8WTE ~6 /ÏytO'I TOÏ; MT. VII, 6. Passages cités n. 4. Did. 1, 2, les deux grands préceptes, se réfère plutôt à MT. XXII, 37-39, qu'à Mc. XII, 30-31, si toutefois il n'y a pas rapport direct avec la tradition juive, le conseil suivant : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse», étant un écho de la sagesse rabbinique, non de MT. VII, 12 (Le. VI, 3i).

7. Did. 1, 2-5; 16, 1. Le premier de ces passages est considéré par plusieurs comme une addition au livre primitif; il semble procéder de Le. VI, 28; MT.

v, 44; Le. VI, 32; MT. V, 47; Le. VI, 27; MT. V, 39, 48, 41 ; Le. VI, 29-30; MT. v, 26 (Le. XII, 59). HERMAS, Mand. 11, 4-6, offre un parallélisme très frappant avec Did. 1, 5 et Did. 4, 5-8, mais sans les allusions à l'Évangile qui se trouvent dans Did. 1, 5. L'hypothèse d'une source commune est très vraisemblable; mais cette source serait plutôt l'écrit juif que beaucoup supposent avoir été la

et de Luc. Le chapitre final, sur la consommation des choses, ne dépend pas uniquement de Matthieu, mais de la tradition apocalyptique Les prières eucharistiques 2 ne contiennent aucune allusion à la pâque ni à une institution expresse de la cène par le Christ.

L'Epître dite de Barnabé 3 fait des emprunts au premier Évangile 4 ; l'auteur cite même comme Écriture, sans doute en tant que parole autorisée du Christ, le mot sur le grand nombre des appelés et le petit nombre des élus 5. Mais la parole : « Je vais faire la fin comme le commencement » 1\, ne vient pas de nos Évangiles. Les allusions à la passion concordent avec Matthieu 7. L'auteur est tout plein du mystère de la croix,

source commune de la Didaché et de Barnabé, 18-21, qu'un recueil particulier de préceptes du Christ relatifs à l'aumône (Hypothèse de DREWS, dans Zeitschrift für die neulestamentliche Wissenschaft (ZNT.), 1904, p. 67). Les emprunts à l'Évangile, dans Did. 1, 2-5, appartiendraient au rédacteur chrétien de ce livre. Did. 16, 1. ypr|yop £ ÏXC UXEp xrjç Çwrjç úfLûW "oï ÀÚX.VOl úfLwV [XÏ] C(j £ A0RJXWAAV, xai ai oaçueç úfLwV fL ÈXÀuÉ0'6wO'v, àXXà yi'vsa0E EXOIJACH 'où oron TfiV h y 6 xùpioç fLw'J F ~, doit dépendre de MT. XXIV; 42, 44; xxv, 13, et de Le. XII, 35, 40.

1. La source juive de la Didaché (cf. DREWS, art. cit. 72-73). Did. 16, 3.

axpa:p7)aovxai TA 7:po'Paxa EÎÇ fait allusion à MT. VII, 15; 16, 4. aùÇavo'uaY]ç yàp T9JÇ àvojuaç (ii<7T]'aou<Tiv àXXijXouç xai StojÇouaiv xal roxpaSiûaouaiv, à MT. XXIV, 10, 12 (x, 21); 16, 5. xal axavSaXtaô^AOVTAT 7COXIOt xal aTOXoïïvxai, &7to[jiEivavx £ ç iV TÎJ 7TLCIT £ I aùxûv <Jw07]'<Tovxai 67:' aùxou xouxaxa07)[jiaxoç, à MT. XXIV, 10, 13 (x, 22); Hi, 8.

oserai 6 XÓO'fLoÇ -rov xupiov Èpz. ÓfLEVOV Èr.ivw -rWV TOU OÙp'JOù, à MT. XXIV, 30 (XXVI, 64). Mais 16, 4. xat çav-rçaExat 6 xoa-(xo7tXav7]<; ULOÇ xxX. (Cf. II THESS. 11, 3-10), et 16, 6. Xl -rÓ't'E cp:xvrfO'nt CNJFIEÏA ÀXYIOEÉOCÇ' Tïpûxov <JT)(JL £ ÏOV £ XTOXÀA £ toç iv oùpavw, sixa aY)u. £ ïov <pwvî)ç aàXTziyyoç (cf. MT. XXIV, 31 ; 1 COR. XV, 52; 1 THESS. IV, 16), xpixov àvdbxaaiç se rapprochent plus de Paul que des Evangiles.

2. Did. 9-10, 14 (où l'on fait implicitement au sacrifice chrétien l'application de MT. V, 23-24). « La vigne de David », dans 9, 2, peut contenir une allusion à l'origine davidique de Jésus. Noter que l'injonction de baptiser FLg XO ovopia xou rcaxpàç xai xou xai xou àyi'ou Tïvsufxaxo;, Did. 7, ne s'autorise pas d'un précepte évangélique, et que l'auteur paraît ignorer MT. XXVIII, 19.

3. Date incertaine, entre 70 et 137, probablement vers 120-130.

4. Cf. Barn. 5, 9, et MT. IX, 13 (Mc. 11, 17).

5. Barn. 4, 14. 7tpoaiywy-sy, |j.7]7i:ox £ , the; yÉypa7txai, 7roXXoi XXIITOT, ÓÀ[rO¡ ÕÈ EXXEXXOI EÚPE8wP.EV. Cf. MT. xx, 6; XXII, 14. Un rapport avec IV ESDR. VIII, 3, n'est pas vraisemblable.

6. Barn. 6, 13. ÀÉYEt îôoù 7îotôj la/axa wc; rpaixa. Le rapport avec MT. XIX, 30, XX, 16, est incertain, et peut-être ne s'agit-il pas d'une parole de Jésus, mais d'une prophétie empruntée à quelque apocryphe de l'Ancien Testament.

7. Cf. Barn. 7, 3, 5, et MT; XXVII, 34, 48; 7, 9, et MT. XXVII, 30, 54.

dont le serpent.d'airain lui fournit une prophétie typologique 1. Il paraît nier l'origine ,davidique du Christ, en s'autorisant du psaume ex, mais il n'en appelle pas pour cela aux Évangiles 2. Il dit sans hésiter que le Christ est ressuscité des morts, et que, s'étant manifesté aux siens, il est monté au ciel « le huitième jour », ce qui autorise la sanctification du dimanche par les chrétiens 3.

La seule parole qui soit expressément attribuée au Christ dans les Épîtres d'Ignace est une parole de Jésus ressuscité 4, qui ne se trouve dans aucun évangile du canon, et qui se lisait, d'après Origène 5, dans le Cérygme de Pierre, d'après saint Jérôme 6, dans l'Évangile des Hébreux. On ne saurait dire où Ignace l'a prise, et il peut être imprudent de le faire

1. Barn. 12, 2-7.

2. Barn. 12, 10. rOE ràXiv 'Ir¡aouç, OÙï. Ulrç àvOpcôjTou, àXXà uloç 70V Oeoo, tjîko û £ iv âapxl çavspwOetç. IKV. oûv fisXXoutTiv Xéyeiv, on 6 Xpiaxôç Èaxiv AauiS, auxôç 7wpoçY|T £ u £ t a.ul, ç'o(3ou[aevoç xa. xrjv r.Àivr¡v TIOV âfjuxpxwXaw (Ps. cx, 1).

li tÔE jîàiç AaulB Xéy £ i xptOv,ÀÉjEt. Cf. MT. XXII, 41-45 (Mc.

xii, 35-37; Le. xx, 41-44). La position de l'auteur à l'égard de la descendance davidique (on peut ajouter sans doute de la conception virginale et des récits de l'enfance) paraît donc être la même que celle de Jean (supr. p. 15).

4. Smyrn. 3, 1. ycXP xon [A £ X7]v àvaaxaaiv (Ignace vient de combattre ceux qui disent que le Christ n'a souffert qu'en apparence, T6 ÕOElv) iV aapxl aùxôv oI8a XlXt 7îurrsijtD ovxa. 2. ou 7îpoç xoùç rcepî (locution sans exemple dans les évangiles canoniques; suppose un récit où Pierre était au premier plan des apparitions, comme dans l'Évangile de Pierre et la tradition qu'on devine derrière Me. xvi, 7; Le. XXII, 32; XXIV, 34; JN. XXI, 1-17; I Cor. XV, 5) ÀaEV, ïçtj aùxoïç 'ÀaE'tE, <jtf)Xa'<p7{aax £ fis xal rOnE, oxi oùx sïjxl Saijjidviov àacofiaxov (cf. Le. XXIV, 39). xal eùQùç aùxou IXV Èjuaxeuaav (trait secondaire, analogue à l'histoire de Thomas, Jn. XX, 24-29), xpaôévxeç Tf, aapxî aùxoïï xal tw 7tvgu[/.axi. 3. p.E'tiX Se t7¡v àvaffxatJiv cruVÉIXYEV aùxoïç <juv!7:tEv crlXplXÓ (le rapport avec ACT. x, 41, supr.

p. 11, est assez frappant; mais Ignace ne doit pas dépendre des Actes ; il dépend plûtôt, avec les Actes, et peut-être Lc. XXIV, 36-43, de la source où il a pris la parole qu'il a d'abord citée), xaiîîep -vsujjiaxixwç v!J.)p.Évo xoj îiaxpi.

5. De princ. praef. 8. « Si vero quis velit nobis proferre ex illo libello qui Pétri doctrina appellatur, ubi Salyator videtur ad discipulos dicerë : « Non sum dæmonium incorporeum », primo respondendum est ei quia ille liber inter libros ecclesiasticos non habetur », etc.

6. De viris, 16 (où Jérôme cite Ignace, en se référant par erreur à FËpitre à Polycarpe), et In Is. XVIII, praef. EUSÈBE, Hist. eccl. ni, 36, 11, dit ne pas savoir où Ignace a pris cette citation.

dépendre de l'un ou l'autre de ces apocryphes. La description de l'étoile miraculeuse 1 qui annonça « la manifestation humaine de Dieu» paraît également indépendante du premier Évangile. Néanmoins, plusieurs passages contiennent des allusions à Matthieu 2. Les allusions à Luc 3 et aux Actes 4 sont fort incertaines. Pour ce qu'il dit de la mort du Christ sous Ponce-Pilate et sous Hérode, comme pour la citation dont il a été parlé plus haut et pour la description de l'étoile, Ignace peut dépendre d'une source non canonique, plus ou moins apparentée peut-être avec l'Évangile de Pierre ;i. Il est le plus ancien auteur ecclésiastique qui parle de la conception virginale 6. Il a certainement connu des écrits évangéliques ; mais

3. Smyrn. 1, 2. (~) àXrjQtoç STZI u'tpciPXou xaOrjÀtDjjLévov urcèo fyjuSv crapxt, semblerait, vu la mention d'Hérode, en rapport avec Lc. XXIII, 6-12; ACT. IV, 27 ; mais Ignace peut tout aussi bien dépendre de la source même de Luc et des Actes (cf. p. 19, n. 4).

4. Smyrn. 3, 3, et ACT. x, 41, supr. cil. p. 19, n. 4.

5. Cf. p. 19, n. 4, et supr. n. 2.

l'Évangile est pour lui, non le livre, mais la vraie doctrine sur le Christ, où plutôt le Christ immortel, vivant pour la foi dans l'Église 1 ; et quand il résume cet Évangile, il ne parle pas de l'enseignement ni des miracles de Jésus, mais de sa naissance, de sa mort et de sa résurrection 2. Conception dogmatique analogue à celle de Paul, et qui en dépend. Ce qu'il dit de l'eucharistie 3 procède également de Paul et ressemble à Jean.

Polyc.arpe cite comme paroles du Seigneur quelques sentences du discours sur la montagne, où il paraît combiner le texte de Luc et celui de Matthieu 4, ainsi que la réflexion de Jésus à Gethsémani sur la prompti-

2 Cf. p. 20, n. 6, et supr. n. 4. -

tude de l'esprit et la faiblesse de la chair, avec une allusion à l'Oraison dominicale 1. L Évangile est surtout pour lui « le commandement du Seigneur » 2, la règle de vie ; à cet égard, Polycarpe est plus près de Clément et de la Didaché 3 que de Jean et d'Ignace.

L'on peut en dire autant de Papias d'Hiérapolis, bien que celui-ci déclare qu'il a préféré pour son instruction la tradition vivante de l'enseignement du Christ aux livres qu'il pouvait avoir à sa disposition. L'inté-

3. Cf. supr. p. 16, n. 9, et p. 17, n. 4.

rapport des anciens avec les apôtres, et celui de Papias avec les anciens, voir QÉ. 9-10. Il est évident que Papias veut expliquer d'avance la part qu'il fera dans son recueil aux sentences qui ne sont pas dans les écrits évangéliques, et ce qu'il dit ne prouve aucunement que ces sentences l'aient emporté en quantité sur celles qui avaient été extraites des livres. Pour ce qui est de la qualité, il convient de rapporter ici la citation d'InÉNÉE (Haer. v, 33, 3-4) : « Quando et creatura renovata et liberata multitudinem fructificabit universae escae, ex rore cœli et ex fertilitate terrae : quemadmodum presbyteri memi- nerunt, qui Joannem discipulum domini viderunt, audisse se ab eo (comparer cette chaîne de témoignages avec ce qu'on vient de lire dans Papias), quemadmodum de temporibus illis docebat dominus et dicebat : « Venient dies in quibus vineae nascentur singulae decem millia palmitum habentes, et in uno palmite dena millia brachiorum, et in uno vero palmite dena millia flagellorum, et in unoquoque flagello dena millia botruum, et in unoquoque botro dena millia acinorum, et unumquodque acinum expressum dabit viginti quinque metretas vini. Et cum eorum apprehenderit aliquis sanctorum botrum, alius clamabit : Botrus ego melior sum, me sume, per me dominum benedic. Similiter et granum tritici decem millia spicarum generaturum, et unamquamque spicam habituram decem millia granorum, et unumquodque granum quinque bilibres similae clarae mundae : et reliqua autem poma et semina et herbam secundum congruentiam iis consequentem : et omnia animalia iis cibis utentia, quae a terra accipiuntur, pacifica et consentanea invicem fieri, subjecta homi-

rêt principal du témoignage de Papias consiste dans les notices qu'Eusèbe a conservées touchant l'origine de Marc et de Matthieu. La première de ces notices est expressément garantie par le témoignage de Jean l'Ancien, et il est probable que la seconde vient de la même source. « L'Ancien, raconte Papias 1, disait encore ceci : Marc, étant devenu l'interprète de Pierre, a soigneusement écrit tout ce dont il se souvenait ; cependant (il n'a) pas (écrit) avec ordre ce qui a été dit ou fait par le Christ ; car il n'avait pas entendu le Seigneur, et il ne l'avait pas suivi ; mais plus tard, comme je l'ai dit, (il avait suivi) Pierre, qui, selon le besoin, donnait des enseignements, mais sans exposer avec ordre les discours du Seigneur ; en sorte que Marc n'a fait aucune faute en écrivant ainsi certaines choses selon qu'il se rappelait2 ; car il n'avait qu'un souci, (celui) de ne rien omettre de ce qu'il avait entendu, et de n'y introduire aucune erreur. »

Quant au premier Évangile, voici ce que Papias avait à dire de sa provenance : « Matthieu avait écrit en langue hébraïque les discours du Seigneur, et chacun les interprétait comme il pouvait 3. » L'évêque d'Hiérapolis voit dans l'Évangile une didaché, l'enseignement du Christ, transmis par ceux qui l'avaient entendu, et qui exprime, avec les lois de la conduite, l'objet de l'espérance chrétienne. Il y avait des livres; mais tout n'était pas dans les livres. Parmi ceux que Papias a connus, Marc et Matthieu étaient évidemment les plus autorisés. A-t-il connu Luc? On peut le croire; mais on doit penser aussi qu'il n'avait rien à dire et qu'il n'a rien dit sur

nibus cum omni subjectione. » Haec autem et Papias Joannis auditor, Polycarpi autem contubernalis, vetus homo (àpXlXtoç civ7Íp), per scripturam testimonium perhibet, in quarto librorum suorum : sunt enim quinque libri conscripti.

Et adjecit dicens : « Haec autem credibilia sunt credentibus. Et Juda, inquit, proditore non credente et interrogante : quomodo ergo tales geniturae a domino perficientur ? dixisse dominum : videbunt qui venient in illa, »

2. On pourrait traduire aussi : « Comme il le répétait » ; et de même plus haut : « Marc écrivit avec soin tout ce qu'il répétait », c'est-à-dire tout ce qu'il enseignait de mémoire, d'après Pierre. Cf. E. A. ABBOTT, EB. II, 1811.

3. Dans EUSÈBE, loc. cit. 16. TREPÎ. 8e xou MiX't6a::ou uv't' Etpr)-ai (cette formule d'introduction est d'Eusèbe, et l'on ne voit pas si ce qui suit est une citation de Jean l'Ancien, ou seulement de Papias)' Maxôaïoç fièv ouv ÉpiXtOl SiaXéxxco ÀÓjtiX auvefpàiLaxo, 7]pp.7JV £ UAE 8'aùxà, v Suvaxoç ËXiXO'WÇ.

l'auteur et la composition du troisième Evangile, non plus que sur le quatrième 1. L'importance qu'il convient d'attribuer au témoignage de Papias, dont on peut presque dire sans exagération qu'il supporte la tradition catholique sur l'origine des deux premiers Évangiles, dépend en grande partie de

l'autorité qu'on doit reconnaître à Jean l'Ancien, et cette autorité dépend de la qualité qui appartient au personnage. Si Jean l'Ancien était l'apôtre Jean, fils de Zébédée, le compagnon de Pierre et de Matthieu, il pouvait être et il était bien instruit touchant les actes et l'enseignement de Jésus, les rapports de Marc avec Pierre, la valeur du second Évangile, l'œuvre littéraire de Matthieu, et les renseignements que Papias tient de lui sont de tout premier ordre : il n'y a qu'à les contrôler par l'examen de nos.

Évangiles, pour être assuré que ceux-ci correspondent bien à l'idée qu'en avait le dernier survivant du collège apostolique. Mais si Jean l'Ancien n'était pas un apôtre de Jésus, si même il n'a pas été son disciple au sens strict du mot, s'il n'a été qu'un docteur chrétien, un grand nom célébré par une école, ses assertions peuvent n'avoir pas un caractère proprement historique, et l'on est même en droit de se demander si ce ne sont pas des demi-conjectures, complétant des demi-renseignements, touchant des livres déjà en crédit, qui avaient besoin de se couvrir d'un nom respectable pour garder l'autorité acquise, en un temps où nul n'aurait su dire au juste comment ils l'avaient gagnée. Or, de ces deux hypothèses, c'est la seconde qui est vraie. Les dires de Jean l'Ancien ne sont pas des paroles apostoliques 2.

Dans la notice relative à Marc, la citation de Jean l'Ancien comprend seulement les indications du début, la suite étant une explication de Papias, qui semble prendre lui-même la parole et se référer à ce qu'il a dû dire auparavant touchant les rapports de Marc avec Pierre 3. Ce Marc n'avait jamais été disciple de Jésus; il avait suivi Pierre « à la fin » ; Papias a donc dû dire auparavant que Marc avait suivi Paul pour commencer; l'identité de l'évangéliste avec Jean Marc, le compagnon de Paul et de Barnabé serait supposée 4; ce Marc serait « devenu» 5 l'in-

1. Voir QÉ. 12-14. -

2. Voir QÉ. 8-12.

3. C'est ce qui semble résulter nécessairement de la référence cil" ïçrjv. Mais on peut se demander si les explications de Papias commencent à OJTS yàp 7]'ou<j £ (ZAHN, II, 206), ou plus haut encore, à où JJLÎVTOI TCCÇSI (HOLTZMANN, 383).

4. Cette question sera discutée plus loin. Il faudrait avoir l'ouvrage de Papias pour être assuré que ses renseignements sur Marc ne sont pas, pour une partie, sinon pour le tout, empruntés simplement au livre des Actes et à la première Ép. de Pierre.

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5. )'EVÓP.cVOç pourrait se traduire « ayant été » ; mais l'indication doit correspondre à dans le commentaire de Papias, c'est-à-dire à ce que Marc avait été « en dernier lieu ».

terprète de Pierre; il ne l'avait pas toujours été; selon Jean l'Ancien comme selon Papias, Marc a une carrière antérieure à sa collaboration avec le chef des apôtres. La qualification d'interprète semble, en effet, devoir s'entendre d'une relation personnelle, et il y a quelque subtilité à dire que Marc n'a été l'interprète de Pierre qu'en mettant par écrit ce que celui-ci prêchait1. Il est sous-entendu que Pierre prêchait « en dialecte hébraïque », comme Matthieu écrivait. Marc lui servit de truchement 2 quand l'apôtre porta l'Évangile hors de Palestine. Son livre représente ses souvenirs, ce qu'il avait dit d'après Pierre quand il l'assistait dans sa prédication. Cette circonstance explique le manque d'ordre qui se remarque dans son écrit : Pierre n'exposait pas avec suite l'histoire et l'enseignement du Sauveur; il faisait des catéchèses particulières, que Marc a simplement et fidèlement conservées. Il est naturel de supposer que Marc a écrit après la mort de Pierre, quoique ni Jean ni Papias ne le disent expressément 3.

Jean et Papias font l'apologie ou l'éloge de Marc, en tenant compte d'une situation que la critique est réduite à conjecturer. Il s'agit à la fois de recommander le livre et d'expliquer les défauts qu'on lui trouve.

Pour ce qui est de l'Évangile, on peut s'y fier; car il est d'un homme qui avait suivi Pierre, et qui répète avec la plus grande exactitude ce qu'il avait entendu L'Évangile est grec, mais c'est comme une traduction de la parole de Pierre; on ne peut rien concevoir de plus autorisé; il aurait pu avoir une meilleure disposition, mais cette circonstance même est une marque de fidélité. Comment Jean l'Ancien peut-il paraître avoir été seul à savoir des choses qui devaient être de notoriété publique?

Pourquoi éprouve-t-il le besoin de dire que Marc a été si exact? Pourquoi veut-il que son Évangile ne soit pas autre chose que la rédaction des catéchèses de Pierre ? On admet généralement aujourd'hui, et sans doute il n'y a pas lieu de contester que Jean et Papias parlent de notre second Evangile. Mais il est certain que ce livre n'est pas du tout ce que disent Jean et Papias; ce n'est pas une œuvre homogène; ce n'est pas la transcription d'un témoignage original et direct touchant l'enseignement et la carrière de Jésus; ce n'est pas l'écrit d'un homme spéciale-

1. Hug, Meyer, B. Weiss, Schanz, Zahn, Harnack, etc. S. Jérôme entendait « interprète » au sens de « secrétaire ».

2. Schleiermacher, Bleek, Renan. Cf. P.-W. Schmiedel, EB. III, 2939.

3. Ainsi l'entend Irénée.

4. Il paraît arbitraire d'entendre (avec Zahn, II, 208) svia ypatl/a; d'une partie seulement de l'Evangile qui correspondrait aux souvenirs de Pierre : l'assertion de l'Ancien et le commentaire de Papias excluent toute distinction de ce genre. Dire que Marc n'a écrit que « certaines choses » revient à dire que son livre n'est pas une Tjv-acria Xoyitov xjp'.aztov. Cf. HOLTZMANN. loc. cil.

ment attaché à Pierre, et qui tiendrait de l'apôtre même ce qu'il raconte à son sujet. Entendue selon le sens naturel qu'elle présente, la notice est fausse, et avant de se demander si elle ne contient pas un élément de vérité, il importerait de connaître l'intention qui l'a inspirée1.

La bonne foi de Papias n'est pas en cause : Papias répète. Pour un autre motif, le personnage énigmatique de Jean l'Ancien échappe au jugement de la critique : il n'est pas autrement établi que Papias ait entendu de Jean lui-même ce qu'il raconte2. Les garants du récit sont « les anciens qui avaient connu Jean et les apôtres » 3 d'Asie, c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, les personnages qui ont authentiqué le quatrième Evangile 4, le groupe éphésien qui paraît avoir joué un rôle assez considérable dans la constitution du recueil évangélique 5. Jean dit par leur bouche les choses les plus avantageuses à un Évangile de l'Église, et peut-être les dit-il de façon à ménager l'autorité de l'Évangile johannique, où l'on trouve une disposition plus régulière, une chronologie plus précise. Mais cette dernière hypothèse est fort douteuse, bien que plusieurs critiques6 l'accueillent avec faveur. Ce que l'on entend par « ordre » n'est pas la chronologie : à cet égard, Marc l'emporterait sur les autres évangélistes ; c'est la bonne distribution des matières. Luc l'entend ainsi 7. Jean pouvait trouver, et il trouvait sans doute que Marc avait moins d'ordre que Matthieu8. Son explication du manque d'ordre n'explique rien d'ailleurs, les morceaux de Marc n'étant point des catéchèses mises bout à bout. Il est permis de penser que le témoignage prêté à Jean l'Ancien tend à justifier une situation de fait, le crédit acquis et que l'on voulait conserver à un livre sur l'origine duquel on n'était pas suffisamment renseigné. Au livre se rattachait le nom de Marc,

1. Cf. SCHMIEDEL, EB. II, 1891.

2. Cf. supr. p. 23, n. 1. Papias a conversé avec les personnes qui avaient entendu les disciples des apôtres; il est moins éloigné de Jean l'Ancien et d'Aristion, qui appartiennent plutôt à la catégorie de ces disciples, que des apôtres eux-mêmes, et ainsi s'explique le dans le passage cité ; mais, à prendre le texte à la rigueur, entre lui et Jean l'Ancien ou Aristion, il y a encore rapï]xoÀo'j0ir]xa$ç tiç toïç T.pEcr'tÉpOt. Cf. HARNACK, Chronologie der aitchrist. Litteratur bis Eusebius, I, 337, 356, 662; ABBoTT, EB. II, 1814.

3. Formule d'Irénée. Cf. HAHNACK, I, 656.

4. Cf. QÉ. 132-133.

5. Voir HARNACK, I, 691-700, des hypothèses qui doivent renfermer au moins une part de vérité.

6. Renan, Zahn, Jülicher, etc.

7. Cf. Le. I, 3. Y.ptw; X(LeE;;. yplff:Xt. L'ordre de Luc est, pour les parties communes, à peu près le même que celui de Marc.

8. Cf. B. Weiss, Einleitung in das N. 7\2 514 (où la référence est supposée concerner le livre hébreu de Matthieu); et ABBOTT. EB. II, 1817.

et ce Marc, qui était censé avoir été compagnon de Paul, on tenait surtout à ce qu'il fût regardé comme compagnon de Pierre, dont l'autorité pouvait sembler préférable à celle de Paul pour la garantie des souvenir évangéliques, à moins que le nom de Paul ne servît déjà de recommandation à Luc, et qu'on n'ait été ainsi amené à utiliser de préférence pour Marc le prestige de Pierre. S'il y a au fond du second Évangile une relation qui représente la tradition de Pierre, et si cette relation a été écrite par un disciple de l'apôtre, qui avait nom Marc, ce sont deux hypothèses qui pourraient aider à concevoir le travail légendaire d'où est sortie la notice qu'Eusèbe a trouvée dans Papias, mais qui ne sont pas à démontrer par cette notice même, dont elles ne pourraient être qu'une interprétation arbitraire et fausse.

A peine est-il besoin de prouver que la notice de Matthieu se présente dans les mêmes conditions. On admet maintenant que, dans la pensée de Papias1 et même de ses répondants2, elle concerne notre premier Évangile. Or ce livre n'est pas plus que Luc une traduction de l'hébreu ou de l'araméen. Sur ce point, le parallélisme des deux notices est significatif : de même que Marc a traduit les catéchèses de Pierre, on a traduit l'Évangile de Matthieu. Il est supposé que Matthieu ne pouvait pas plus écrire, que Pierre n'aurait pu prêcher en grec. Ici encore la question de savoir s'il a existé un écrit araméen de Matthieu qui serait entré, une fois traduit, dans le premier Évangile, n'entre pas en considération tant qu'il s'agit de déterminer le sens du témoignage. Ni Jean l'Ancien, ni Papias, ni ceux qui ont redit après eux que le premier Évangile avait été écrit en hébreu, n'ont pensé qu'une partie seulement du livre avait été écrite en cette langue, et que l'apôtre Matthieu n'était pas l'unique auteur de l'ouvrage qui porte son nom. Que la formule : « Sentences du Seigneur 3 », désigne expressément les discours de Jésus à l'exclusion des récits évangéliques, c'est une hypothèse moderne dont la critique, après en avoir perçu le peu de fondement, semble retenir la conséquence. On parle des Logia de Matthieu, d'après Jean l'Ancien et Papias, comme si ces deux autorités avaient connu un écrit portant ce titre ou correspondant à la lettre de ce signalement. Dans la réalité, Jean et Papias, ainsi que Polycarpe et bien d'autres anciens, qui voyaient surtout dans l'Évangile une discipline morale et une promesse d'immortalité, regardaient l'enseignement du Christ comme l'essentiel des souvenirs apostoliques. - Les paroles du Sauveur étaient pour eux l'Évangile proprement dit, et, en disant que Matthieu, dont le livre consiste en dis-

1. HOLTZMANN, 477.

2. JÜLICHER, 259.

3. Les ÀÓrLCX xuoiaxâ sont proprement les « oracles du Seigneur». Cf. ABBOTT, EB. II, 1810, n. 3.

cours bien plus qu'en récits, a écrit en hébreu « les sentences du Seigneur »,

on a voulu signifier simplement que l'apôtre, auteur du premier Évangile, avait composé dans sa langue maternelle son livre tout entier. Supposé que ce livre ne soit pas de Matthieu, qu'il soit une compilation faite d'après Marc et une autre source, l'assertion de Papias tombe comme renseignement traditionnel sur l'origine du premier Évangile. L'idée d'un recueil de sentences qui aurait été rédigé d'abord en hébreu ou en araméen par l'apôtre Matthieu, et qui, une fois traduit en grec, serait entré, avec des modifications plus ou moins importantes, dans la rédaction de l'Évangile, n'est qu'une hypothèse critique, avantageuse pour la solution du problème synoptique, mais qui ne devrait pas s'autoriser de Jean l'Ancien et de Papias. Elle peut néanmoins servir à expliquer comment l'on a pu recommander d'abord le premier Évangile du nom de Matthieu, puis parler de rédaction originale en hébreu, bien que l'attribution soit fictive, et que l'existence d'une première rédaction sémitique pour les discours du Christ ne soit pas autrement garantie 1.

Ainsi le premier témoignage explicite concernant deux Évangiles du canon a un caractère tendancieux et apologétique ; pris tel quel, on ne peut dire qu'il soit réellement historique et purement traditionnel. Il s'est formé en quelque sorte lui-même, dans le temps et le milieu où s'est déterminé le choix des Évangiles ecclésiastiques. Si Papias a écrit vers 140-150 2, il a pu entendre vers 110-120 les « anciens » qui étaient censés garder les traditions de Jean et des hommes apostoliques.

Hermas 3 paraît imiter les paraboles du Semeur, du Sénevé, de l'Ivraie,

1. Cf. JÜLICHER, 259-264. Qu'une certaine défaveur soit jetée sur les traductions grecques de Matthieu, au profit d'un autre évangile de tradition apostolique, inaltérée, c'est ce qui ne résulte pas nécessairement du texte. L'hébreu appelle la traduction, et comme on ne pouvait désigner le traducteur, comme il existait peut-être des recensions plus ou moins différentes l'une de l'autre, on a pu parler des interprètes et de leurs divergences, sans autre, préoccupation que de rendre compte des faits actuels, à moins encore, et plus probablement, que, l'apôtre Matthieu étant mort depuis longtemps, et l'évangile étant relativement récent, on n'ait voulu parler d'interprétations orales (cf. B. Weiss, 493; ZAHN, II, 256-257 ; STANTON, 55. Papias, en effet, dit qu'on traduisait, non le livre, mais les sentences, et v Buvoîtôç i'xaatoç convient mieux à la prédication orale; on n'a guère pu affirmer ainsi la multiplication indéfinie des versions écrites), pour garantir l'authenticité du livre en indiquant les circonstances de sa conservation avant qu'il existât réellement en grec.

2. Harnack indique 145-160; Stanton, 140-150; Abbott, 115-130; Zahn, 125.

Ces dernières dates ne peuvent convenir qu'au temps où Papias prenait ses informations. Cf. HARNACK, I, 357.

3. La date du Pasteur est incertaine : Stanton, 110-125; Zahn, vers 100; Harnack, vers 140 (mais en admettant que certaines parties peuvent remonter jusqu'à 115-120) ; cette dernière date est plus communément admise.

des Vignerons, du Figuier, des Mines ; il s'inspire des paroles du Christ sur les enfants, sur le divorce, sur le riche ; il présente çà et là des réminiscences du langage évangélique1. Marc et Matthieu devaient lui être familiers. Les traces de Luc sont beaucoup moins sensibles. Vu le caractère du livre, on n'a pas à s'étonner de n'y trouver aucune citation expresse.

Des citations se rencontrent dans l'ancienne homélie dite seconde Epître de Clément; mais ces citations ne viennent pas toutes de sources canoniques, et l'auteur allègue le tout comme Évangile ou comme Ecriture, ou même comme parole de Dieu. Son témoignage n'en est pas moins significatif et instructif pour ce qui est de l'usage chrétien vers 130-150 2.

2. Stanton, vers 140; Harnack, vers 170; Zahn, avant 130.

Plusieurs paroles évangéliques ont dû être empruntées à Matthieu ou à Luc f. Il pourrait y avoir doute pour quelques-unes, dont le texte s'écarte plus ou moins de nos Evangiles, et qui sont peut-être empruntées à la source ou aux sources apocryphes où l'auteur a certainement puisé.

Voici un passage que l'on sait avoir existé dans l'Évangile des Égyptiens 2 : i le des f~,yptienS 2 : « Le Seigneur, interrogé par quelqu'un sur le temps où viendrait son règne, dit : Quand deux seront un, et ce qui est dehors comme ce qui est dedans, et le mâle avec la femelle, n'étant ni mâle ni femelle. Quand vous ferez cela, dit-il, le royaume de mon Père viendra. » Ce doit être d'un document analogue, sinon du même, que provient la parole suivante 3 : « Le Seigneur dit : « Vous serez comme des agneaux au milieu des loups »; et Pierre lui répondit : « Qu'arrivera-t-il si les loups dévorent les agneaux? » Jésus dit à Pierre : « Après leur mort, les agneaux n'ont plus à craindre les loups. Ne craignez donc pas ceux qui vous tuent et

après cela ne peuvent plus rien faire ; mais craignez celui qui, après votre mort, a pouvoir sur l'âme et sur le corps pour les jeter au feu de la géhenne. » De même 4 : « Le Seigneur dit : Quand même vous seriez avec moi, réunis dans mon sein, si vous n'accomplissez pas mes préceptes, je vous rejetterai et je vous dirai : Éloignez-vous de moi, je ne sais d'où vous êtes, artisans d'iniquité. »' De même encore 2 : « Le Seigneur dit dans l'Évangile : Si vous n'observez le petit, qui vous donnera le grand? Car je vous dis que celui (qui est) fidèle en très petit est fidèle aussi en beaucoup. » L'auteur de ces citations attribue à l'Évangile une autorité; mais il le prend partout où il le trouve, sans préférence pour tel ou tel écrit évangélique. On peut regretter que la provenance de cette homélie ne soit pas mieux connue. Les critiques se partagent entre Rome 3 et Corinthe 4 : pourquoi n'ont-ils pas songé plutôt à Alexandrie 5 ?

L'apologiste Aristide 6, résumant l'histoire du Christ, « Fils de Dieu descendu du ciel en esprit saint pour prendre chair dans une vierge juive » 7, renvoie son lecteur à l'Évangile qui se prêche depuis quelque temps, et l'invite à le lire M; il attribue aux Juifs la mort de Jésus, parle de la résurrection « après trois jours », et semble faire coïncider l'ascension avec la résurrection 9; il renvoie l'empereur aux « livres » des chrétiens 10, mais on ne saurait dire de quels livres évangëliques lui-même

I" 2. II Clém. 8, 5. ÀÉjEt Ó xupioç TW EùexHEÀ[q¡' El [juxpôv oùx p.ijex Tlg ujjûv Scoaéi ; ÀÉjW jètp upùv, 8n 6 ÎIICTTOS èXay ICTTIO xexL iV TÎOXXW ntaxoç Èanv (cf. Le. XVI, 12, 10). Cf. IRÉNÉE, Haer. II, 34. « Et ideo Dominus dicebat ingratis existentibus in eum : Si in modico fideles non fuistis, quod magnum est quis dabit vobis ? »

3. Harnack attribue cette homélie au pape - Soter, qui l'aurait envoyée à Corinthe. Rien dans le document n'appuie sa conjecture. Cf. STANTON, 59-63.

4. Zahn, Stanton.

5. L'emploi de l'Évangile des Égyptiens, le rapport avec Clément et les gnostiques qui ont usé de cet apocryphe, certaine phraséologie gnosticisante (notamment dans le c. 14) s'expliqueraient ainsi très facilement.

6. Stanton maintient la date d'Eusèbe, 125-126. Harnack et d'autres critiques, s'autorisant de ce que la version syriaque présente, après l'adresse à Adrien, une autre adresse à Antonin, renvoient l'œuvre d'Aristide entre 138-161.

7. Apol. 2, 6 ; trad. SEEBERG (ZAHN, Forschungen zur Gesch. des neut. Kanons, V), 329.

8. Apol. 2, 7. Cf. SEEBERG, 331-332. ,

9. Apol. 2, 8. SEEBERG. 333-334.

10. Apol. 2, 7, supr. cil.; 16, 3; 17, 1.

s'est servi. La loi chrétienne est pour lui une règle de vie qu'on observe en vue de la résurrection On sait que l'hérétique Marcion 2 n'avait donné à sa secte qu'un seul évangile, qui était « l'Évangile » 3. Les auteurs anciens qui ont parlé de ce livre s'accordent à le représenter comme une édition mutilée de Luc 4.

Le bien fondé de cette opinion n'est plus guère contesté aujourd'hui.

C'est par le principe dogmatique de son hérésie que Marcion a été dirigé dans le choix et le traitement de son texte évangélique. Mais le reproche que les Pères orthodoxes lui font d'avoir sacrif.é trois parties sur quatre de la collection traditionnelle est au moins exagéré 5. Avec l'idée qu'on avait encore de l'Évangile vers 140-150, Marcion n'était guère plus hardi en prenant un seul livre parmi ceux qui avaient cours dans l'Église, que Tatien ne le fut vingt ou trente ans plus tard en fondant en un seul les quatre livres que l'Église avait retenus. En tout cas, la conduite de.

Marcion né semble pas avoir été sans influence sur l'attitude de l'Église à l'égard de la littérature évangélique. Les gnostiques avaient leurs évangiles, qu'ils exploitaient dans l'intérêt de leurs doctrines; l'Église dut avoir les siens qu'elle utilisa pour la défense de sa tradition. Ceux qu'elle employait de préférence grandirent en autorité, parce qu'elle voulut les garder ; ceux qui n'étaient pas entrés dans l'usage commun, et dont les hérétiques abusaient, perdirent tout crédit quand elle eut pris le parti de les rejeter. Marcion est comme une date dans l'histoire du canon du Nouveau Testament. Avant lui, les contours du recueil étaient flottants, et, en ce qui concerne les Évangiles, l'idée de quatre livres, seuls et pareillement autorisés, n'était pas consacrée dans la tradition chrétienne, le témoignage évangélique n'était pas exclusivement rattaché à quatre noms d'apôtres ou de personnages apostoliques. Après lui l'Évangile quadriforme s'affirme, et tout ce qui est en dehors devient

1. Apol. 15-16. L'ouvrage n'étant conservé intégralement que dans les versions orientales, on ne saurait fixer les rapports textuels qui existaient certai- nement avec les Synoptiques. -

2. Vers 144-154 (HARNACK, I, 310).

.3. Cf. supr. p. 4, n. 6.

4. IRÉNÉE, Haer.I, 27, 2. Et super haec, id quod est evangelium secundum Lucam circumcidens, et omnia quae sunt de generatione Domini conscripta auTerens, et de doctrina sermonum Domini multa auferens, in quibus manifes• tissime conditorem hujus universitatis suum Patrem confitens Dominus conscriptus est ; semetipsum esse veraciorem quam sunt hi qui evangelium tradiderunt apostoli, suasit discipulis suis, non evangelium sed particulam evangelii tradens eis. » TERTULLIEN, Marc. IV, 2. Ex iis commentatoribus quos habemus, Lucam videtur Marcion elegisse, quem caederet.

5. Cf. QÉ. 16-17.

apocryphe. Mais, si l'Église a conservé ces quatre Évangiles, ce n'est pas pour avoir mieux su que Marcion comment ils avaient été écrits ; c'est parce qu'elle les avait et qu'elle s'y retrouvait 4.

Le témoignage de Justin a donné lieu à beaucoup de discussions. La date de ses œuvres et même celle de sa mort ne peuvent être déterminées avec précision. Sa carrière littéraire s'est déroulée entre les années 140 et 165 environ2. Il parle à diverses reprises des écrits évangéliques, désignés par lui, peut-être à l'intention de ses lecteurs non chrétiens, sous le titre de « Mémoires des apôtres 3 », et il nomme même « les Évangiles 4 » ; il les connaît comme livres ecclésiastiques, lus dans l'assemblée chrétienne avec les prophètes anciens, mais il n'indique aucun nom

1. Les données concernant l'usage que Basilide (vers 130-135) et Valentin (vers 135-160) ont fait des Évangiles manquent de précision ou de solidité.

D'après les Acta Archelai, 55, le treizième livre des Exegetica de Basilide commençait par une explication de la parabole du Riche (Le. XVI, 19-31). TERTULLIEN, Praescr. 38, ne reproche à Valentin que des licences d'exégèse : « Neque enim si Valenlinus integro instrumento uti videtur, non callidiore ingenio quam Marcion manus intulit veritati. Marcion enim exserte et palam machaera non stylo usus est; quoniam ad materiam suam caedem Scripturarum confecit. Valentinus autem pepercit ; quoniam non ad materiam Scripturas, sed materiam ad Scripturas excogitavit : et tamen plus abstulit et plus adjecit, auferens proprietates singulorum quoque verborum, et adjiciens dispositiones non comparentium rerum. » Cf. IRÉNÉE, Haer. I, 3, 6.

2. Dates de Harnack : Justin commence à enseigner en 141-142; peu après 150, Apologie ; entre 155 et 160, Dialogue avec Tryphon ; martyre entre 163 et 167, peut-être en 165. Stanton : Apologie, vers 145-146; Dialogue, avant 161 ; martyre, un peu après. Abbott (après Lightfoot) met les écrits de Justin entre 145 et 149. Cf. HARNACK, I, 274-284.

4. Apol. I, 66. ~oi yàp ÀZOATOÀÛI Iv TOTÇ fEvojAiVOiç u~' A-JTÂSV À"ÛULVTJ{iovej|j.aaiv, a ~xaXeïxai sùcLyyiXia., ~OLW; T.PÕ")'-'I ÈvTETaÀflat aù-ROT; (il s'agit de la cène eucharistique). C'est le seul endroit où Justin emploie le mot « évangile » au pluriel, et l'on a pu soupçonner que l'explication a %, êjayysX'.a était interpolée; mais 'hypothèse est gratuite, attendu que ces sortes d'explications sont dans les habitudes de Justin (voir, par ex., Apol.. I, 66. XXI ~r, TÛO3Ï] aurr; xaXeÏTai -ai' TJJJ.IV

d'auteur. Le caractère de ses citations fait qu'elles ne suppléent pas autant qu'on le souhaiterait à l'insuffisance de ses assertions générales.

On a pu soutenir que Justin avait employé, avec les Synoptiques ou même avec nos quatre Évangiles, l'Évangile des Hébreux, ou l'Évangile de Pierre 1, ou un Évangile absolument perdu, antérieur aux Synoptiques 2, ou bien encore une harmonie des Synoptiques 3 analogue à celle de Tatien, ou un proto-Matthieu et un proto-Luc 4. Il paraît du moins certain que tout ne vient pas de nos Évangiles, que nulle distinction n'est faite entre les sources évangéliques, et que ces sources, tant pour ce qui regarde l'enseignement que pour ce qui regarde les faits de l'Évangile, sont daps le courant de la tradition synoptique h.

Justin entend par « Mémoires des apôtres » les souvenirs écrits que les apôtres ont laissés touchant la vie et l'enseignement de Jésus-Christ, comme Xénophon a écrit des mémoires sur Socrate 6. Il observe cependant que ces mémoires ont été rédigés par les apôtres ou par leurs disciples 7. Interprétée à la rigueur, cette façon de parler permettrait de supposer que Justin connaissait deux évangiles au moins, qui avaient été écrits par des apôtres, et deux par des disciples des apôtres ; d'où il serait aisé d'inférer que son recueil évangélique était précisément le canon des quatre Évangiles tel que le connaît Irénée 8. Mais l'assertion n'a pas la

sùyapiazia ; autres exemples dans ZAHN GK. I, 467), et l'on n'a pas lieu de s'étonner qu'il fasse connaître une fois le nom chrétien des livres qu'il cite ordinairement aux païens sous une désignation propre à donner quelque idée de leur origine et de leur contenu. Ailleurs Justin emploie le mot au singulier, par ex. Dial. 100. ~xai iV xw EÙayyeXîto Se ysypaTrxoa £ L7ioiv XPLCYTdg); et Tryphon lui-même est censé dire, 10. ufi-ov Se ~xal Toc iV TCO Xsyo[jisvio EùaHEÀl) 1tapa¡y £ 'Xu.aTa ~XTX.

1. Hilgenfeld, Credner,

2. BOUSSET, Die Evangeliencitate Justins (1891).

3. M. VON ENGELHARDT, Das Christenthum Justins (ap. ZAHN, GK. I, 536).

4. PAUL, Die Ahfassungszeit der syn. Ev. (1887). D après RENAN, Eglise chré- tienne, 385, l'Évangile de Justin « n'est précisément aucun des trois Synoptiques. C'était probablement l'Évangile des Hébreux dit « Évangile des douze Apôtres » ou « de Pierre », non sans analogie avec la Genna Marias, ou Protévangile de Jacques, et peut-être identique à l'Évangile des ébionites. »

5. Sur le rapport de Justin avec le quatrième Évangile, voir QÉ. 14-15.

6. Cf. Apol. II, 10-11, et voir ZAHN, GK. I, 473-476.

8. Voir, par ex., ZAHN, GK. I, 476-481.

précision qu'il faudrait pour justifier de tels arguments , et les « mémoires » ne semblent pas être, dans la pensée de Justin, une collection traditionnellement fixe, comme celle des livres prophétiques de l'Ancien Testament; Justin ne les met pas comme Écritures sur le même pied que les prophéties; il les autorise plutôt au moyen de celles-ci, et ce sont les paroles du Christ, non les relations évangéliques, qui ont par elles-mêmes une autorité irréfragable 1. L'indication concernant les auteurs des « Mémoires » montre seulement qu'un intérêt s'attachait désormais à cette question d'origine : rien ne prouve que Justin ait en vue deux catégories déterminées, avec deux écrits seulement dans chaque catégorie. Il lui arrive de citer en un endroit les « mémoires » de Pierre 2, et sans doute il n'est pas plus légitime de reconnaître sous cette désignation l'Évangile de Marc, que de classer l'Évangile de Jean avec celui de Matthieu parmi les « mémoires des apôtres ». Tous les évangiles se recommandent de la tradition apostolique, et de là vient le titre que Justin emploie ordinairement; mais il n'ignore pas que la rédaction de plusieurs ne remonte pas jusqu'aux apôtres, et c'est pourquoi il lui arrive de faire la remarque où l'on a voulu trouver la description du canon évangélique.

Le mélange des matériaux traditionnels dans les citations ne permet guère de tracer nettement trois catégories de provenance, pour ce qui serait emprunté aux mémoires apostoliques et serait garanti comme appartenant aux évangiles de l'Eglise ; pour ce qui procéderait d'écrits apocryphes que l'auteur distinguerait des « mémoires », au moins dans sa pensée; enfin pour ce qui serait imputable à l'auteur lui-même, complétant et commentant librement ses sources. Justin parle de la conception virginale conformément à Matthieu, mais avec mélange de Luc 3 ; il parle

1. Cf. HOLTZMANN, 99.

2. Dial. 106. xαi TO EÎ^EÏV JJL £ TCDVOJXA-/.ÉVAI KUTOV IlETpOV, 9VCC TMV àjcoa-oXtov xaî yEYpàipfiai b xoîç à7to[xvï]fjipvEÔp.a<jtv aùxou (Justin n'appelant jamais les évangiles « mémoires du Christ», mais «mémoires des apôtres », le pronom doit se rapporter à Pierre, non au Christ ; cf. ZAHN, GK. I, 511) jEjEVÍjP.Ëvov xaî, TOUTO [JETÀ TOU ~xaî aXXouç ~Suo àSsXçouç, ~uîoù; Zej3 £ Saiou ovcaç, fj. £ Tcovo|xaxÉvai ovo'fiaxi xou PoavEpyiç, ~o ~ÈaTlV UtOt PpovTrjç (cf. Mc. III, 16-17), cjrjpLavTixôv v ~TOU aùxôv Èxsïvov eTvai, Ol' ~où xαi TO £ 7:a$vu(jiov 'Iaxtô p xw 'Iapar|X £ 7ri,xX7]0 £ VTt â8d0ï]. Cette réflexion vient en commentaire de Ps. XXII. 24.

des mages et de la fuite en Egypte, mais il répète avec assurance que les mages venaient d'Arabie 1, et il n'a pas dû tirer de lui-même cette indication; il suit Matthieu pour le récit de la tentation du Christ 2; il cite maintes paroles du Sauveur dans la forme que présente le premier Évangile 3; il a deux ânes pour l'entrée à Jérusalem 4; il parle de la calomnie des Juifs touchant le cadavre enlevé par les disciples, mais il sait aussi, ce qu'ignore Matthieu, que les Juifs ont envoyé des émissaires

Le. I, 35; pour l'introduction du Verbe, voir QÉ. 15, 182).

1. ino 'Appαβiαζ; (neuf fois, Dial. 77, 78, 88, etc.). Justin dit aussi, à quatre reprises (Dial. 77, 88, 102, 106) que les mages arrivèrent aussitôt après la naissance de Jésus, âjxa rai Y £ WY)0îjva' D'ailleurs il rattache de même la tentation au baptême, Dial. 103. α"μα âvaBrjvat aùxôv ami toïï 7T0Tau.0u.

pour la répandre partout 1 ; chose curieuse, il parle du baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit comme d'une institution apostolique 2, et il ne semble pas connaître l'instruction spéciale qui se lit maintenant dans le discours de Jésus ressuscité 3 ; il a soin cependant de rapporter au Sauveur l'institution de l'eucharistie, mais là il dépend de Luc.

C'est du troisième Évangile qu'il paraît tenir ce qu'il sait touchant la naissance de Jean-Baptiste 4, l'annonciation du Christ 5, le recensement de Quirinius 6, la circoncision7, les progrès8, la prédication de Jésus à

2. Dial. 61, 68. xai Xoyov 8s EÏÇ TOUTO TTXpX "twv à7ioaxdXwv èixaôofiev xoïïxov. Cf.

ZAHN, GK. I, 495. Rapport possible avec la Didaché (supr. p. 18, n. 2).

3. MT. XXVIII, 19.

6. Dial. 78, 10. à7ïoypaçrj(; oücrr¡; èv xf) 'Iouôaîa xox £ 7rpc5x7]ç èîti Kuρηvioυ àveX^XuSeï a7uo N aaph, ev0a wxei, El; BeQXeéjjt., o8EV ~ηv, ànciYpa^aaSai* α'πò ϒα'ρ xîjç xaxoixouaï]ç XTJV yîjv £ xstV7)V rpuÀljç 'Ioυ'δα τò yévoç ~ηv (cf. Lc. II, 1-4). Apol. I, 34. XIOJJIÏ] 8E xîç saxiv £ V Tfî x.wPo/- 'louoaiw'l àr.Éï.oucra Ci-Caatoug xpiàxovxa 7dvxe 'IEpocroÀúfLw'l, FV 7] èyevv7j0r| Iï]aouç Xpiuxo;, xαi [xa0 £ Ïv δu'vασθε Èx x £ 5v à77oypacpôjv xwv yevoijidvcjov È7tl Kuρηviou ~τoυ UJISTÉPOU 8V 'Iouoalo/- XPWXOU y £ vop. £ vou £ 7EIXPO7ÏOU. Justin confond ici la qualité de légat de Syrie avec celle de procurateur de Judée (cf. Le. III, 1) ; mais il n'en dépend pas moins de Luc pour ce qu'il dit de Quirinius.

7. Dial. 67, 11.

8. Dial. 88, 5. auÇàvwv xατα' xo xoivov xwv àXXrov âîtàvxcov àv0pe67vu)v (cf. Le. n, 40, 52).

l'âge de trente ans, au temps de Tibère et de Ponce Pilate j, mais il sait aussi que Jésus est né dans une grotte2, ce qu'il n'a pas inventé, bien qu'il n'ait pu le trouver dans Luc, et il affirme que Quirinius fut le premier procurateur de Judée, il renvoie même ses lecteurs aux actes du recensement 3, ce qui démontre plutôt son zèle d'apologiste que l'étendue de son information ; il raconte le baptême en mêlant à ce qu'on trouve dans Matthieu et dans Luc un trait inconnu aux évangiles du canon, le feu qui apparaît sur le Jourdain au moment où Jésus sort de l'eau 4 ; il paraît connaître les deux généalogies du Christ, mais il ajoute que Marie

501, croit la tradition de la grotte antérieure à l'application du texte prophétique (Justin, Dial. 70, rattache au même objet DAN. ii, 34); mais il peut être téméraire de se prononcer en matière si incertaine; si Justin a vu la caverne, ce qui est possible (cf. supr. p. 37, n. 6), il en résulte simplement que la tradition sur la grotte lui est antérieure, non qu'elle remonte beaucoup plus haut, ni qu'elle se fonde sur une base plus solide que l'interprétation messianique d'Is.

XXXIrI, 16. La caverne, sans la crèche, que Justin prend à Luc, et qui va bien avec l'étable dans le troisième Evangile, se trouve dans Prot. Jac. XVII. 3. xαi

αùτoùζ EWg sîa/jXQov eiç crT.!¡À:XWI/, xaî latr) ird t/]v x £ ^paXr(v tou a^rjXat'ou. Il n'est fait mention de la «crèche des bœufs » que dans XXII, 2, quand Hérode fait tuer les enfants, comme si Marie mettait Jésus dans la crèche pour le cacher. La naissance du Christ dans la caverne semble être originairement indépendante de Matthieu, de Luc, des prophéties, et pourrait être un emprunt à la mythologie.

Comparer la caverne de Mithra.

3. Supr. p. 37, n. 6.

toj Xstaroj 7 j uwv. La construction de la phrase permet de dire que la descente de l'Esprit est prise dans les « mémoires des apôtres », mais non le feu sur le Jourdain. On peut douter cependant que Justin ait voulu faire cette distinction.

ZAHN, GK. I, 550, admet qu'Éphrem commente ce trait d'après le Diatessaron

était de la race de David j ; quant aux paroles du Seigneur qu'il semble avoir prises de Luc, elles trahissent parfois l'influence de Matthieu 2, comme celles qu'il semble avoir prises dans Matthieu accusent parfois

de Tatien. On lit dans le ms. lat. a (et dans le ms. ri, avec quelques variantes), après MT. III, 15 : « Et cum baptizaretur, lumen ingens circumfulsit de aqua ita ut timerent omnes qui advenerant. » L'auteur du De rebaptismate, 17 (livre contemporain de S. Cyprien et conservé dans ses œuvres) dit qu'on lisait dans l'apocryphe Praedicatio Pauli « quum baptizaretur (Christus), ignem super aquam esse visum ». On lisait de même dans l'Évangile des ébionites (ÉPIPHANE, Haer. 30, 13), après le baptême, la descente de la colombe et la voix céleste : xαi EÙOÙÇ TCEptÜafL'}E "tov TDTTOV ~ϕwζ fLsya. A la place où Justin et les deux mss. lat. rapportent ce. trait, il paraît combler une lacune dans le récit de Matthieu. Justin a dû le trouver déjà dans quelque document évangélique, et il le rattache à la tradition des apôtres. Pour ce qui est de l'origine, on peut en dire la même ch se que de la caverne de la nativité. Dial. 88, 14. oi av0pco7toi ■JTTEXÀJJLJBAVOV AUTQV elvai TOV XPLCrTdV (cf. Le. 111, 15), 7:00; oU-, zott ÈÓa' oùx état Ó XpiaToç, àXXà <pcDvr) (ïoiSvTOç (cf. JN. I, 20, 23). yàp ô îayupciiepoç JJLOU (cf. Le. III, 16), ou oùx eîfjù ixαvòζ; u7uo87]'FJ.aTa acrdaat (cf. MT. III, 11). xαi aoÓ,,"to; ~τou ~'Iηαou ÈTCI τòv 'Ioρδα'vηv xal vofjuÇofiÉvou 'IA>UR)Ç TOU τε'xτovoζ ~uioυ Orcapysiv XTX. (cf. Le. III, 23 ; MT. XIII, 55), 20. TO TrvEujjux oùv τò àyiov x~ 8~ TOUÇ àv0pa$7touç, 7ïpoÉ<pï]v, iV EtÕEt 7usptcrTEpâg (cf. Le. 111, 22) È7IÉ7TTT) aÙTÔî, xaî «JXDVT] ε'x TÔSV oùpavûv AP.A ÈXr]Xù0ei, TJTIÇ xat δtα Δαuτδ XEyofiévir), w; àno TïpoaojTtou aÙTOu λε'γovτoζ, O^EO auTÔî riï.,) τou ncuxpôç EJXEXXE λε'ϒεσθαi uîoç aou Et crJ, yw ap.EpO\l fEyÉvvT)xà σε' τóτε yÉvEaiv aÙTOu Hywv ytvscrOlXt TOÏÇ àv0pt<j7taiç, ÈE chou 7) yvwaiç aÙTOu IUEXXE ¡[VEaat. Même citation Dial.

103, 19, avant le récit de la tentation, qui est expressément rapporté aux « mémoires des apôtres ». C'est donc là (cf. ZAIIN, GK. I, 542) que Justin a lu les paroles du PS.II, 17, conformément à la lecture de Le. III, 22, dans le ms. D et plusieurs mss. lat.

1. Dial. 100, où l'auteur explique le titre de « Fils de l'homme » en rappelant que Jésus descend, par Marie, d'Abraham d'abord et aussi d'Adam. Mais Marie seule appartient à la race de David ; on a pu voir précédemment (p. 37, n. 6) que Joseph appartient directement à la tribu de Juda. Très libre interprétation des généalogies, qui toutes les deux aboutissent à Joseph. On lit de même Prot. Jac. x. Mapiàfi on I EX ,; cpuÀl¡; 'b:.¡:o, et nulle part il n'est fait mention de la descendance de Joseph. Justin envisage donc cette question de la même manière que l'auteur de l'évangile apocryphe, et il traite les données de Luc et de Matthieu avec la même liberté. Ce trait éclaire passablement l'attitude générale de Justin à l'égard des évangiles.

2. Ainsi Dial. 17, 17. ou'αi ufjïv, ypapipiaTEÏç xαi ipaptaaïoi, u'πoxρi, on à7toS&xaTOUTE TO 7] 8uoauov (cf. MT. XXIII, 23) Ylt TO Tirjyavov, TT]V α'γα'πηv τou OWl) xaî TY)V "piatv~voEtTE (cf. Le. XI, 42). xal TOÏÇ ypaji^aTEuaiv oùal UJJÙV OTI xàç xXsîç F-X,FTF- xαi aÙTol oùx £ ÎaÉp^EŒ0E xal ,où; dcrËpX °fLfvouç XtoXuETS (cf. LC. XI, 52; MT. XXIII, 13), ôoïjyol τuϕλoi (cf. MT. XXIII, 24). Justin dépend de Le. xx, 35-36, dans Dial.

81, 18. ~OUTE yafLcrouatv ~OUTE PfLr¡Ocrov,at, α'λλα' lcrayyEÀot Ecronat, τε'xvα ~τou ~θεou TT]Ç àvaaTaaEtoç ovnç.

l'influence de Luc ; il décrit l'institution eucharistique conformément à la recension commune du troisième Évangile 4, avec la recommandation qui vient de l'Épître aux Corinthiens 2 ; il semble dépeindre l'agonie de Gethsémani d'après Luc, tout en prenant la prière de Jésus dans Matthieu 3; il dit que Pilate envoya le Christ à Hérode, et qu'il le lui envoya enchaîné 4, que Jésus fut crucifié par les Juifs, du commun accord d'Hérode et de Pilate 5, que les Juifs avaient fait asseoir Jésus au tribunal de

2. 1 COR. XI, 24-25. Pour le texte de Lc. xxn, 19-20, voir le commentaire.

3. Supr. p. 34, n. 8. Noter que Justin ne parle pas de sang, et qu'il met au contraire l'incident en rapport avec la prophétie (LXX) : wast {)ûwp èfeyûSriv.

4. Dial. 103, 13. 'Hρωδou δε', xoù ÀPXÉÀ:xov SiaSeÇapivou, Xafîovxoç xtjv èfouctav ThV à7Tov £ fJt.T]0 £ raav aùxâj, ) xαî [LXxxoç y api £ .Iuevoç SsSeaivov (cf. JN. XVIII, 24, qui pourrait bien avoir emprunté ce trait à la même source que Justin) "tov 'h¡croiJv r.E¡.L}E (cf. Le. XXIII, 7, où il n'est pas dit cependant que Pilate ait fait cadeau du Christ à Hérode; ce détail pourrait venir aussi du document où Justin a trouvé que Jésus était « lié »), xαi lou-ro y £ vtitojjlîvow TîpoeiSw; 6 OEOÇ dpf,Ùt OUTCÙÇxαî ϒε αùτòv eîç 'Acr:iupiou à7îïjv £ Y*a.v Çévta ra jîa<rtÀ £ t (Os. x, 6, où on lit dans le grec : xαi aùτòv eiç Acrcrup[ouç §7]'cjavx £ ç à~r[v £ yxav Çsvia xa5 acrlÀEl 'Iape-.p.).

5. Apol. I, 40, 6. xai îitoç |ay)vu £ i xiqv yEyEvrifjLÉvriv 'Hρωoou TOÙ paarXÉcoç 'louSŒUDV xai ~αuτωxtôv 'IouSaccov xαi ILXaxou TOU fruL £ X £ pou "a:p' aùxotç ysvojjiÉvou lîîixpoTirou crùv xoïç αu~ dxpaxitiSxaiç xαtα' roU Xρiαtou ûUVÉÀEUcrlV. Emprunt probable à ACT. IV, 27, avec référence à Ps. II, 1-2; les soldats peuvent venir de Le. XXIII, 11; mais ( la façon dont on parle d'Hérode « roi des Juifs» (on a pu voir, n. 4, que Justin le présente comme successeur 'd'Archélaüs), pourrait accuser l'influence de l'Év. de Pierre ou d'une source apparentée.

Pilate en lui disant : « Juge-nous 1 » ; que le Sauveur fut attaché à la croix avec des clous 2; que les Juifs se partagèrent ses vêtements 3; qu'on peut vérifier la réalité de ces traits en interrogeant le rapport officiel de Pilate 4 ; les dernières paroles qu'il attribue au Christ mourant sont celles

1. Apol. I, 35. xαi ó piv .la.d), 6 a:crtÀs; XiXL ;:porpr,n¡;, 6 :r.ÜJ'l xauxa (Justin vient de citer Ps. XXII, 6, 18), où$Èv XO-jxcov £ -a0 £ V 'Ir^oiiç Xp'.axô; ÈcexocOï) xàç yEÎpaç, axaupa>0 £ utïo xùiv 'Iouoaiw'l àV'tt),S'{Ónwv aùxco xai çaaxovxcov p. elvai aùxôv YpHIIOV. xai yàp, ω'ζ eÎîtev 6 7tpo<pr{xï];, oiaajpovxEç aùxôv Èxà0iaav ixl (Ji-ju-axo; xαi E lî:OV ~xpivov t) |aïv. SE- ~wpuÇav jjiou y^EÏpaç xai "Óoaç, ;r;'(T¡crtç xûv iV xw axaupâi r.aYEV'tw'I iV xaïç yEpal xαi xoïç ~xoaiv aùxoù TjXtov 7]v. xαi ULETX TO cruupwcral aù,ov [a),o'l xÀ1jpO'l kni xôv lp.ana(J-av aùτoũ, xαi £ p. £ p:aavxo Éajxoïç oi axaupojaavxEç aùxov. xai xaOxa ox1. ϒε'γovε SûvaaSe u.a0EÏ> ε'x xâv Èd IIon:o'.J IIiXXXOJ y £ vou. £ va>v axxojv (cf. supr. p. 37, n. 6) Revenant plus loin (38) sur les mêmes faits, il ajoute : axiva -àvxa ox'. yÉyovEv ú;:a TWV 'Iou.oa:wv Xp'.axfo, aaSeîv o-jvaa0î, référence implicite aux mêmes actes de Pilate. Le Christ, les mains étendues en croix, accomplit la prophétie d'Is. LXV.

2 (LXX). IfcTtixaaa xàç yEÎpaç floU oXtjv xr,v 7)U.Épav rroô; Xaôv 2 xat àvxiXÉyovTa, xoïç TOpE'JOf!. £ voiç ôôto ou' xaXfJ. A ce texte Justin en a rattaché un autre, Is. lviii, 2, qui se lit dans le grec : aixoja.v lu vuv xp;<r.v èh:x'al, xai iyy^Eiv 0 £ fo ;:laJP.I)ÜacY, et il trouve dans celui-ci l'accomplissement d'un autre détail de l'histoire évangélique, Jésus traîné par ses bourreaux, installé au tribunal et invité à juger comme un roi. JN. XIX, 13-14, offre un trait analogue, Jésus installé au tribunal de Pilate par le procurateur lui-même, qui dit au Juifs : « Voici votre roi » (pour l'interprétation de celte scène, voir QÉ. 866-871). Justin se représente les choses tout autrement : il suppose Jésus aux mains de ses exécuteurs, entre la condamnation et le crucifiement, comme rt:v. de Pierre, 6. oi 0 Àâ(3ovx £ ç xôv xôoiov ioOouv aùxôv xpï'yovx £ ç xai D-¿¡OV' Tjpfop. £ v (ms. E-J, xov uiôv xoù 0eoj Èçouiiav aùxou ÈayT)xdx £ ;, 7. xai —opsùpav aùxov ;:¿?iSiXÚrJ'l xai Èxâft'.aav aùxov È^i xa0 £ ûpav xρiσεωζ XÉyovxî;- ÛLZltù paa-.Xrj xoO 'h(iX.!¡j,. Le rapport est frappant, incontestable, quoique Justin omette otxiXi(J); dans le discours des bourreaux, comme il a omis Sixaiav dans sa citation d'Isaïe, et que le « tribunal » de Justin, que celui-ci pourrait d'ailleurs avoir préféré à la paraphrase de l'apocryphe, puisse sembler primitif relativement à la « chaire du jugement ». L'apocryphe, qui ne cite pas Isaïe, se rapproche plus que Justin du texte prophétique. Si Justin ne dépend pas de l'Evangile de Pierre, il dépend d'une source évangélique dont le pseudo-Pierre dépend aussi.

2. Texte cité n. 1 ; cf. supr. p. 37, n. 1. Pour les clous, voir Év. de Pierre, 21. xαi xoxe anÉa^aTav xo-jç t;Xo-jç i~6 xwv yEip-ov ,00 xuρiou. Ou l'auteur a pensé que les pieds n'étaient pas cloués, ou il néglige de dire qu'on les a décloués, ou le texte est incomplet.

3. Texte cité n. 1. Dial. 97. oL nOtu?wcrnË; aùxôv laÉpisav t¡.¡.aniX aùxoCI Éauxoïç, Xayii-ôv ^àXÀovxE; éxaaxo; xaxà xr,v xoïj xXrJpou È-ijî'jÀ^v ~o ÈxXÉÇasOa^ ijjEjjoùÀTjXG. Le mot est rare, et il se trouve justement dans~ uv. de Pierre, 12. xai ,E6Ztxejn; Evô-jaaxa v.s.—poa0 £ v aùxDJ 0'. £ u. £ oiTavxo xai Xayaôv 'e'BaXov £ x-jto?;.

4. Texte cité n. 1.

qui se lisent dans le troisième Évangile 1 ; il mentionne, comme Luc, les amis de Jésus, mais c'est pour dire qu'ils le renièrent tous, et qu'ils s'étaient dispersés après le crucifiement; il n'en parle pas moins de la résurrection et de l'ascension comme s'il résumait les données du troisième Évangile et des Actes2, sauf toujours certains détails qui attestent l'influence d'autres récits ou la liberté de la rédaction. Il a dû connaître

rjX''ou ï][xÉpa, fx/ûç, toïç àitocrr.;Àot; aùroîî X:%l ij.a97)-:aLî -auxa (Justin a parlé de la cène, des réunions chrétiennes, du dimanche) ôixip sic, èjc:a>cs tnv scai julïv àVEÕCJSxa[i £ v. La perspective paraît être la même que dans Luc et dans la finale de Marc, l'ascension ayant lieu le dimanche, jour de la résurrection (cf. BARNABÉ, 15, 8, supr. p. 19, n. 3). L'insistance que met Justin à mentionner le jour du soleil ne laisse pas d'être significative, tant par rapport à l'idée même de la résurrection que par rapport à l'origine du dimanche. La formule des Synop-

Lc. XXIV, 42-43; noter que, dans Luc, c'est Jésus lui-mëme qui demande a

Marc 1, mais ce qu'il dit des surnoms attribués à Simon et aux fils de Zébédée pourrait bien ne pas venir du second Évangile 2 ; il dit, comme Marc 3, que Jésus était charpentier, mais il dit aussi que Jésus fabriquait « des charrues et des jougs 4 », ce qui n'est pas dans Marc; il signale, comme celui-ci, le lieu où était attaché l'âne sur lequel devait monter le Christ, mais il dit que c'était « à la vigne 5 », pour accomplir la prophétie de Jacob 6; il paraît s'inspirer de la finale deutérocanonique du second Évangile 7; il cite des paroles du Seigneur qui ne sont dans aucun livre du canon 8.

La critique ne peut se flatter d'expliquer toutes les particularités de ce témoignage. Il est impossible de prouver que Justin entend, par « mémoires des apôtres », les quatre Évangiles du canon traditionnel, et 'ceux-là seulement. Il paraît, au contraire, tout à fait vraisemblable qu'il n'a pas compris sous ce titre le quatrième Évangile, et qu'il associe aux

manger; pour la mention du miel avec le poisson, voir le commentaire). xαi oûxtuç OTiSetÇaç aÙTOtç, oxi àXï]9t3ç σαρxòζ civaa'tacrlç ècm, jjouXo'jjLSvoç èniSsî^ai xaci xouxo, xaSwç F",Pllxsv EV ~oùραvω TTJV XGCTOIXRJUTV UTÏOÉ Px. ELY (cf. JN. XIV, 2), OU oùx àSûvaxov "al σαρxi EIÇ oùραvòv àveÀOeïv, civEÀcp07j (cf. ACT. I, 2, 11 ; Mc. XVI, 19) P XETEOVKDV auTàiv (ACT. I, 9) TÔV ou'ραvo'v, ωζ v È" ~xfj aapxL L'auteur de ce passage dépend sans doute des quatre évangiles canoniques, et de ceux-là seulement ; il doit être postérieur à Justin, et il écrit dans l'esprit d'Irénée.

1. On peut trouver un écho de Me. x, 17-18, dans Apol. I,16 ; de Mc. VIII, 31, dans Dial. 76,100 (cf. supr. p. 39, n. 1); surtout de Me. XVI, 20, finale contestée, dans Apol. I, 45. CLTZO cIepou<TaX7iui oi à7io<JxoXoi OCUTOU èljîXOôv-EÇ ~παvταxou' èxrtauÇav.

2. Dial. 106, supr. cit. p. 35, n. 2. La référence aux « mémoires» de Pierre ne concerne que le surnom donné à cet apôtre, et ailleurs (Dial. 100, 12) Justin rapporte le surnom à la circonstance indiquée dans MT. XVI, 16-18. Ce qui est dit du surnom attribué aux fils de Zébédée peut venir de Mc. ni, 17, sans qu'on en puisse rien conclure pour l'attribution médiate du second Évangile à Pierre.

3. Mc. VI, 3.

5. Apol. I, 32, 9. 7ï(j)Xo; yap xiç ovou sitttjxei ε'v xivi Eiao'Sco xaS(j.ï]ç Txpoç a[i7ceXov OEOEP.ÉVO;. Cf. Me. XI, 4. TCÛXOV OEOEfLÉvOV Tcpàç θu'ραv E £ W ÈÎTI TOU à:fLcpÓoou, et le commentaire.

6. GEN. XLIX, 11 (LXX). SECTIJLEUWV TÛOÔÇ ÂATÏEXOV xôv 7Î(OÀOV aùxoû.

7. Supr. n. 1.

8. Dial. 35, 6. xaî* Scrovxai crx.[crfLa"ta xaî aipéasiq. Cité comme parole du Seigneur

Synoptiques, sous cette dénomination, un ou plusieurs documents que la tradition postérieure a qualifiés d'apocryphes. Il est probable que ces documents sont l'Évangile de Pierre et le Protévangile de Jacques, mais peut-être dans des recensions plus anciennes que celles qui nous sont parvenues. A ne considérer que la forme des allégations, il n'y aurait guère plus de raison d'admettre, parmi les sources de Justin, des Actes de Pilate que des Actes de Quirinius 1. Mais on peut supposer que Justin n'a pas eu le premier idée de tels actes, et qu'il en était déjà fait une simple mention dans « les Mémoires des apôtres », c'est-à-dire dans l'Évangile de Pierre ou dans quelque source apparentée à celui-ci, en manière de référence, ce qui a donné lieu ensuite à la composition d'un apocryphe sous ce titre spé-

29; Le. XXII, ~16-18?) xa\ aufLcpaYEtV, ~xaî v TW [i. £ xa £ ù xrjç ^apouai'a; aùxou XpdVW' , w; 7TPO £ !P7)V, revrfcrecrOcXl atpÉcrE!Ç xat htt TW OVOPLAXI (cf. MT. XXIV, 11, 24), aûxoù 7:poe[j.7fvua £ xai oûxco çai'vîxai ÕnlX. Dial. 47, 21. (Après appel à Éz. XXXIII, 12-16) lho xaî 6 7)(i £ TEpoç ~XptO; 'lr¡croüç Xpiarô; eItïeV Èv oIç av uu.aç XIX'IXÀcX(J), ~sv wúTOIÇ úfLxÇ ~xptvw. Texte cité par d'autres auteurs, mais comme parole prophétique, et attribuée même à Ézéchiel, dont elle procède. Justin cite le fameux passage MT. XI, 27 (Le. x, 22), Dial. 100, 5 (Apol. I, 63, 5, 19), en cette forme : tzmtol flOt îcapaSÉSoxai 7tap à xou 7;axpôç xaî oùSelç ytvwaxEi (Apol. Ërvw) ~xov TraxÉpa Et p. Ó UtO; oùSè xôv ~UlOV El p. Ó r.a"'t'? Ul otg av Ó UlOÇ a-roxaxuth.

1. Cf. supr. p. 37, n. 6, et p. 41, n. 1. Justin en appelle encore aux actes de Pilate dans Apol. I, ~48. x^ îiapouaux aùxou àXE~xa'. ywXôç D); eXaœo; XIXi..pIXV ïcxai rÀwcràa fLO¡t),cXÀwv' xuœXoî ava^XE^ou^t xaî XETtpOL xa0ap'.ci0TjCïovxai xaî vexpoî àvaaxrjaovxai xaî îiepirax^aouCTiv (libre paraphrase d'Is. XXXV, 4-6; cf. MT. XI, 5; Le. VII, 22). on TE xauxa inO" -,q aEV, h xôiv èî^i IIovx:ou IItÀ:X.ou YEVÛjJLEVfjDV KXTMV p.aOelv MVlXcrOE Par elles-mêmes, ces références ne prouvent aucunement que Justin connaisse un texte circulant sous le titre d'Actes de Pilate ; il allègue les faits évangéliques, et, supposant qu'ils ont dû être consignés dans les rapports officiels des fonctionnaires romains, il renvoie les empereurs à leurs archives. Mais on cite TERTULLIEN, Apôl. 21. « Quem igitur solummodo hominem praesumpserunt de humilitate, sequebatur uti magum aestimarent de potestate (cf. JUSTIN, Dial.

69. xott yàp P.cX¡OV ~Elvai aùxôv IxdXjjLtov ÀÉyEtv xaî XaoîïXâvov), cum ille verbo daemonia de hominibus excuteret, caecos reluminaret, leprosos purgaret, paralyticos restringeret, morLuos denique verbo redderet vitae, elementa ipsa famularet compescens procellas - et freta ingrediens. Ea omnia super Christo Pilatus, et ipse jam pro sua conscientia christianus, Caesari tum Tiberio nuntiavit. » Tertullien ne paraît pas plus que Justin alléguer un texte à lui connu ; selon toute vraisemblance, il exploite et développe ce qu'il a trouvé dans Justin. La lettre de Pilate à Claude (nom substitué sans doute à Tibère), qui se trouve dans les Actes de Pierre et de Paul et dans la recension latine de l'Évangile de Nicodème, ne contient pas le récit de la passion pour lequel Justin renvoie aux Actes de Pilate. Cette lettre dépend plutôt de Justin et de Tertullien (traduction grecque de l'Apologétique) : l'argumentation de HARNACK, I, 603-612, semble résister sur ce point à la critique de STANTON, 102-121.

cial. Le canon de Justin ne paraît pas plus fixe ni plus conforme à celui de la tradition ultérieure que celui du prédicateur chrétien à qui est due l'homélie dite seconde Épître de Clément. Justin n'est pas, d'ailleurs, à considérer comme un témoin tout à fait hors de pair pour ce qui concerne l'usage ecclésiastique. On ne peut déduire de ses écrits que l'Évangile de Pierre et le Protévangile de Jacques aient été reçus et lus dans la communauté romaine vers le milieu du second siècle. Il a pu et dû les connaître en Orient, avant que la fixation du canon évangélique fut définitivement arrêtée, et il aura constitué son propre recueil avec la même indépendance relative qui se remarque dans sa doctrine. S'il fallait juger par lui du soin que les chefs de communautés prenaient de sauvegarder la teneur des discours de Jésus et les souvenirs évangéliques, on devrait dire que le texte des Évangiles n'était pas fixé, et que l'am- plification des données traditionnelles par les prophéties de l'Ancien Testament était encore en pleine activité, ce qui serait exagéré, sinon faux.

Tatien avait été à Rome disciple de saint Justin; retourné en Orient, sa patrie, il semble s'être fixé à Édesse et avoir composé, vers 170-180, en syriaque, pour l'usage de la communauté qui se formait alors en cette ville, une sorte de concordance ou d'harmonie évangélique, par la combinaison des quatre évangiles qui étaient reçus dans l'Église 1. Le Dialessaron 2 devint et resta l'évangile officiel de l'Église syrienne jusqu'au commencement du Ve siècle, où il fut remplacé dans l'usage liturgique par la Peschito, version ou plutôt révision officielle du texte des « Évan- giles séparés », qui fut préparée et imposée par les ordres de l'évêque Rabbula 3. La compilation des Évangiles canoniques ne pouvait se faire sans que certaines modifications fussent introduites dans le texte des quatre livres qu'il s'agissait de fondre en un seul. Autant qu'on en peut juger par les documents qui nous le font connaître, le Diatessaron présentait, indépendamment de ces modifications indispensables, un certain nombre de particularités et d'additions4 qui ne se rencontrent pas dans

1. Cf. ZAHN. GK. I, 389-422; HARNACK, I, 289.

2. Õà Teaaapwv. Il faut sous-entendre devant ce titre le mot EÙxyyÉXiov, comme devant xaTa ~MaOOaîov. EUSÈBE, Hist. eccl. IV, 29, 6, semble ne connaître que par ouï-dire l'ouvrage de Tatien, ce qui favorise peu l'hypothèse d'une rédaction primitive en grec : Tariavoç irjvaœeiàv Tiva xat crjvayojy^v oùx. oio' TWV eùayyeXîcov TUVSEI; TO ÕUX reaacîpcov TCTJTO T:po<JC'>vdfxaa, £ V,''O ~xal jraooc Ttaiv Eicrsn ~vuv asperai. Cf.

ZAHN, GK. I, 413.

3. Évêque d'Édesse en 442, mort en 435. Voir F.-C. BUnKITT, S. Ephraim's quotations from the Gospels, 57-58.

4. Par ex., apparition du feu sur le Jourdain pendant le baptême de Jésus (cf. supr. p. 38, n. 4, et ZAHN, GK. I, 550); apparition du Christ à sa mère (cf.

Q. É., 908, n. 1).

le texte traditionnel des Évangiles ecclésiastiques. Il pourrait y avoir quelque imprudence à supposer 1 que ces éléments du Diatessaron se trouvaient dans les exemplaires des quatre Évangiles que Tatien avait à sa disposition. Il est bien plus probable que, prenant pour base de sa compilation les quatre Évangiles qui étaient reçus dans les Églises du monde grécoromain, il ne s'est pas interdit de les compléter, en certaine détails, par des écrits de moindre importance que nul ne se fais lit scrupule d'employer, au moins dans l'usage privé. Quoi qu'il en soit, l'entreprise et le succès de Tatien, bien qu'ils s'expliquent en partie par les circonstances de personne et de milieu, prouvent cependant que la canonicité des quatre Évangiles n'était pas encore un article de foi universelle : on pouvait préférer avoir un seul livre qui tiendrait lieu de ces quatre, comme Matthieu et Luc avaient voulu et avaient pu jusqu'à un certain point, remplacer leurs sources ; les quatre Évangiles étaient censés valoir par leur contenu, et Tatien les traitait encore comme œuvres impersonnelles ; c'étaient toujours, en bloc, les « Mémoires des apôtres » ; il n'avait pas conscience d'y changer rien d'essentiel en en faisant une sorte de somme évangélique. A cet égard, et bien qu'il accorde au quatrième Évangile une place que Justin ne paraît pas lui avoir donnée 2, Tatien appartient, pour ainsi dire, à la même génération que son maître, et il retard e sur ses contemporains.

L'on peut dire la même chose d'Hégésippe, qui, vers 180, employait, sans doute concurremment avec les évangiles de la grande Église, l'Évangile des Hébreux et « l'Évangile syriaque », deux livres dont, en sa qualité de palestinien, il entendait la langue 3.

Denys de Corinthe, vers 170, se plaint de gens qui altèrent ses lettres, soit par des omissions, soit par des additions qu'ils pratiquent dans les copies ; il ajoute qu'on en use de même avec les « Écritures du Sei-

1. Avec E. SCHÜRER, dans Theoloq. Literaturzeitung, 1891, p. 66.

2. Noter cependant la conclusion de ZAHN, GK. II, 556 : aucun évangile n'est entré aussi complètement que Jean dans le Diatessaron, mais il n'en est aucun dont le contenu historique ait été aussi violemment traité. Cf. ABBOTT, EB. II, 1838.

3. EUSÈBE, Hist. eccl. IV, 22, 8. -Ex xs xou xaO' 'Ep:x[ouç ~EùaYYEÀiou xon ïou Sypiaxou xal iSftoç ÉX EpatÕo; ~SiaXéxxou xtvà xtSrjaiv, Èfl-rpalvw'l èÇ rEpaiwv âauxàv 7T £ 7uaxsuxevai, ~Xal aXXa 81 œaav èx 'IouSaïxTjç àypaçou 7cocpcxaocrstog (jiV7j(j.0V £ ua. L'Évangile « syriaque » ne peut être une traduction araméenne des Évangiles séparés ; ce doit être l'Évangile de l'Église syrienne, le Diatessaron, dont Eusèbe parle ici sans y reconnaître l'œuvre de Tatien. Cf. supr. p. 45, n. 2; ZAHN, GK. I, 411; II, 657-658. Il paraît arbitraire d'admettre (avec STANTON, 157) que l'Év. des Hébreux et « le syriaque » désignent un seul et même livre.

gneur 1 », et l'on peut croire qu'il a en vue les sectateurs de Marcion et d'autres gnostiques, car il ne veut pas dire que ces procédés soient d'usage courant dans l'Église. En tout cas, il connaît un recueil et un texte officiel du Nouveau Testament.

Claude Apollinaire, vers le même temps, reprochait aux quartodécimans de vouloir mettre Matthieu en contradiction avec le quatrième Évangile 2.

Saint Jérôme a connu un commentaire de Théophile, évêque d'Antioche, vers 180-190, sur une harmonie des quatre Évangiles dont ce personnage lui-même aurait été l'auteur 3. L'ouvrage étant perdu, on ne saurait apprécier sa méthode; mais, autant qu'on en peut juger, par ses livres « à Autolycus 4 », et par le témoignage de Jérôme, il se servait des quatre Évangiles ecclésiastiques, et de ceux-là seulement, mettant en termes exprès les évangélistes au même rang que les prophètes.

Irénée, son contemporain, est très explicite sur le nombre et l'origine des Évangiles ecclésiastiques. « Comme il y a, écrit-il, quatre parties dans le monde où nous sommes, et quatre vents principaux, et que l'Église est répandue dans toute la terre, ayant pour colonne et appui l'Évangile et l'Esprit de vie, il convient qu'elle ait quatre colonnes qui soufflent de toutes parts l'incorruptibilité et vivifient les hommes. D'où il suit que le Verbe, auteur de toutes choses., ayant été manifesté aux hommes, nous a donné l'Évangile quadriforme, qui est dominé par un

3. Ep. 121, ad Algasiam. « Theophilus, antiochenae ecclesiae septimus post Petrum apostolum episcopus, qui quatuor evangelistarum in unum opus dicta compingens, ingenii sui monumenta reliquit. » Y avait-il quelque rapport entre l'harmonie évangélique de Théophile et le Diatessaron de Tatien ? S. Jérôme n'en a rien soupçonné, et il ne pouvait le vérifier.

Théophile cite librement, comme VJ sùjtyyiÀio; 7tù'I!¡, MT. V, 28, 32; II, 13, emprunt à LC. XVIII, 27.

seul Esprit. » Cet Évangile un et quadruple est figuré par les chérubins quadriformes d'Ézéchiel. Il n'y a donc et « il ne doit y avoir que quatre Évangiles, ni plus ni moins 1 ». Irénée les nomme, il en désigne les auteurs, il en fait valoir l'autorité ; les hérétiques, dit-il, n'ont pas d'autre ressource que de prendre tel ou tel des livres ecclésiastiques et de l'exploiter au profit de leur doctrine 2 : c'est ce que font les ébionites pour Matthieu, les marcionites pour Luc, d'autres sectaires pour Marc, les valentiniens pour Jean; les Évangiles ont été remis directement à l'Église par leurs auteurs, et la collection s'est ainsi trouvée constituée dès que le quatrième a été publié ; « Matthieu écrivit le sien chez les Hébreux, dans leur propre langue, lorsque Pierre et Paul prêchaient à Rome et fondaient l'Église ; après leur mort, Marc, le disciple et l'inerprète de Pierre, nous transmit par écrit ce que Pierre avait enseigné ; Luc, le compagnon de Paul, mit dans un livre l'évangile prêché par celui-ci ; enfin Jean, le disciple du Seigneur, celui qui reposa sur sa poitrine, publia, lui aussi, un évangile, étant à Éphèse en Asie 3. »

2. Haer. III, 11. « Tanta est autem circa evangelia haec firmitas, ut et ipsi haeretici testimonium reddant eis, et ex ipsis egrediens unusquisque eorum conetur suam confirmare doctrinam. Cum ergo hi qui contradicunt, nobis testimonium perhibeant et utantur his, firma et vera est nostra de illis ostensio. »

3. Haer. III, 1, 1. « Non enim per alios dispositionem salutis nostrae cogno vimus, quam per eos per quos evangelium pervenit ad nos : quod quidem tune praeconaverunt; postea vero per Dei voluntatem in seripturis nobis tradiderunt, fundamentum et columnam fidei nostrae futurum,. Qui quidem et omnes pariter et singuli eorum habentes evangelium Dei. (Dans EUSÈBE, Hist. eccl. v,

et discipulus apostolorum », sans doute par une fausse interprétation de Le. i, 3, qui se retrouvera plus loin.

Il faut évidemment faire dans ce témoignage la part des arguments et celle des traditions. Le rapport des quatre vents, des quatre parties du monde, des quatre figures des animaux d'Ézéchiel, a été trouvé après coup pour appuyer les décisions ou la tradition de l'Église touchant le canon des Évangiles. Cette tradition est acquise, on peut dire qu'elle est voulue par les chefs ecclésiastiques, mais on ne peut affirmer qu'elle soit très ancienne dans sa détermination rigoureuse et exclusive. Irénée luimême est préoccupé de la justifier, et bien que l'admission du quatrième Évangile soit le point qui semble lui importer le plus 1, il laisse assez voir que l'Évangile quadriforme, comme tel et pour chacune de ses parties, a encore besoin de s'affirmer, de se recommander; ce n'est pas pour rien qu'il insiste sur le nom et la qualité des auteurs. L'Église a fixé son recueil contre la gnose, et Irénée le défend contre ceux qui veulent plus ou moins d'évangiles que l'Église n'en admet. On a vu les raisons de providence qu'il trouve à la constitution du quadruple Évangile. Il ne faudrait pas les prendre pour un jeu d'esprit : toute l'argumentation chrétienne sur les prophéties et les figures de l'Ancien Testament consiste en rapprochements analogues. Mais Irénée invoque aussi la tradition : l'Église tient les Évangiles de ceux-mêmes dont elle tient sa foi, à savoir les apôtres 2. Et Irénée achève la démonstration ébauchée par les « anciens » de Papias; il précise l'assertion de Justin touchant les mémoires apostoliques qui ont été écrits soit par les apôtres eux-mêmes, soit par leurs disciples 3. Par malheur, ses précisions ne se fondent p .s sur des renseignements plus complets ou plus solides : il ne fait que répéter ce qu'il a trouvé dans Papias touchant Matthieu et Marc ; il veut, il est vrai, donner des dates qui ne sont point indiquées dans les propos de Jean l'Ancien, mais il les en a déduites; ce qu'il dit de Matthieu signifie simplement que ce personnage, étant apôtre et contemporain de Pierre et de Paul, a dû écrire en Palestine, où il était resté, pendant que les deux fondateurs

1. Cf. QÉ. 23.

2. Cf. supr. p. 48, n. 3. Cf. Haer. ni, 5, 1. « Revertamur ad eam quae est ex scripturis ostensionem eorum, qui et evangelium conscripserunt, apostolorum. »

11, 9. « Illa (evangelia) quae ab apostolis nobis tradita sunt. » « Examinata igitur sententia eorum qui nobis tradiderunt evangelium,. veniamus et ad reliquos apostolos. » I, 27, 2, Irénée dit de Marcion : « semetipsum esse veraciorem, quam sunt hi qui evangelium tradiderunt apostoli, suasit discipulis, non evangelium sed particulam evangelii tradens eis. » 111, 1, 2 (après l'énumération des quatre Évangiles). « Quibus si quis non assentit, spernit quidem participes Domini, spernit autem et ipsum Christum Dominum, spernit vero et patrem. »

3. Supr. p. 34, n. 8.

4. Supr. p. 23, n. 1 et n. 3.

de l'Église romaine étaient à leur œuvre principale ; il apprécie visiblement par ses résultats le travail de Pierre et de Paul dans la capitale de l'empire, et il ne se rend compte ni de la durée de leur séjour, ni du rapport chronologique, ni des circonstances de leur ministère, ni même de ce que l'Église romaine, selon la réalité de l'histoire, était déjà toute fondée quand elle reçut la visite de l'Apôtre des Gentils et celle de Simon-Pierre ; de ce que Jean l'Ancien et Papias ont dit de Marc, il conclut avec raison que celui-ci est censé n'avoir écrit qu'après la mort de son maître, mais il ne saurait dire combien de temps après, ni dans quelles circonstances spéciales ; il parle comme si chaque évangéliste, ayant conscience d'une mission particulière à l'égard de l'Église et des siècles à venir, avait présenté, pour ainsi dire, officiellement son œuvre aux communautés chrétiennes, qui n'auraient eu qu'à la recevoir avec respect; ce qu'il affirme de Luc est inféré du rapport qui est censé avoir existé entre l'auteur du troisième Evangile et des Actes, disciple de Paul, et l'Apôtre lui-même; il a l'intention d'établir une égalité parfaite entre le disciple de Paul et celui de Pierre, entre l'Évangile qui contient la prédication de l'un et celui qui contient celle de l'autre; il ne s'est pas aperçu que Luc était tout autre chose que ce que Paul appelle son « évangile »; il n'a pas vu que l'évangéliste ne se réclame pas de Paul, mais seulement de ceux qui avaient été témoins de la vie et de l'enseignement du Christ 1; quant à Jean., ce qu'il en sait résulte de l'attribution du livre à l'apôtre de ce nom, et de ce qu'il a trouvé dans l'Évangile même 2. La tradition catholique sur les Évangiles est maintenant constituée, et Irénée qui ne l'a point créée, qui s'en fait l'apologiste, aura contribué pour une bonne part à lui donner sa formule définitive. Cette tradition est un système théologique bien plus qu'un ensemble de données consistantes et véritablement historiques.

Le document connu sous le nom de Canon de Muratori, où l'on peut voir un témoignage touchant le recueil biblique de |l'Église romaine vers l'an 200 3, accuse les mêmes préoccupations et les mêmes tendances qu'Irénée. Les notices consacrées à Matthieu et à Marc 1 n'ont point été

1. Sur la façon dont Irénée interprète ce rapport, cf. supr. p. 48, n. 3.

2. Cf. QÉ. 25-28. --

3. Sur la date, cf. HARNACK, II, 330-333.

4. On n'a que la dernière ligne de la notice consacrée à Marc : « Quibus tamen interfuit et ita posuit. » Il s'agit probablement des rapports de Marc avec Pierre, l'évangéliste ayant écrit ce qu'il avait entendu dire à l'apôtre.

ZAHN, GK. II, 18, suppose gratuitement qu'il y avait dans le texte complet : « aliquibus », et que Marc, sans avoir été disciple du Seigneur, ayant néanmoins assisté à certains faits de l'histoire évangélique, les aurait racontés comme il les avait vus. Cette hypothèse paraît d'ailleurs contredite par la notice de Luc : « Dominum tamen nec ipse vidit », où il est supposé que Marc n'a jamais vu le Christ.

conservées : il n'est point téméraire de penser qu'elles étaient conformes à ce qu'on lit dans Papias. La notice de Luc 1 rappelle sa qualité de médecin 2 et ses relations avec Paul ; elle se tient plus près de la vérité qu'Irénée, en disant que Luc a raconté ce qu'il a pu apprendre, n'ayant pas vu plus que Marc le Christ dans la chair; l'auteur n'insiste pas; il laisse deviner, par le développement qu'il donne à la notice du quatrième Évangile, que ce n'est pas Luc mais Jean qui avait besoin d'être défendu 3, et il fait ressortir l'accord fondamental des quatre Évang'iles .1.

Les anciens prologues latins des Evangiles, qui remontent peut-être au même temps que le Canon de Muratori, et que l'on a supposés aussi d'origine romaine 5, disent que le publicain Matthieu a, le premier, écrit l'Évangile en Judée; que Jean a écrit après les autres évangélistes, mais qu'il vient, « dans l'ordre du canon n" après Matthieu, à cause de la perfection de son œuvre, et pour sa qualité de vierge ; que Luc était d'Antioche, médecin, disciple des apôtres, associé ensuite à Paul jusqu'au martyre de celui-ci, qu'il vécut aussi dans le célibat, et qu'il mourut en Bithynie à l'âge de soixante-quatorze ans; qu'il avait écrit son Évangile en Achaïe, après que Matthieu eut écrit le sien en Judée, et que Marc eut fait de même en Italie; que Marc était d'origine lévitique, qu'il était fils de Pierre par le baptême, et son « disciple en parole divine »; qu'il s'était coupé le pouce après sa conversion pour se rendre impropre au sacerdoce juif, ce dont il fut récompensé par la Providence, puisqu'il devint évêque d'Alexan-

1. « Tertio (tertium) evangelii librum secundo (secundum) Lucan. Lucas iste medicus post acensum (ascensum) xri (Christi), cum eo (eum) Paulus quasi ut iuris (itineris?) studiosum secundum (secum ?) adsumsisset numeni (nomine) suo ex opinione (ordine? CORSSEN, Monarchianische Pro loge zu den vier Evangelien, 136 : ex opinione omnium ?) concribset (conscripsit) dominum tamen nec ipse duidit (vidit) in carne, et ide (idem) prout asequi (assequi) potuit ita et ad (a) nativitate Johannis incipet (incipit) dicerc. »

2. COL. IV. 14.

3. Cf. QÉ. 30-32.

4. Dans la notice de Jean : « Et ideo licit (licet) varia sinculis (singulis) evangeliorum libris principia doceantur (nonobstant la différence des points de départ), nihil tamen differt credentium fidei cum uno ac principali spu (spiritu) declarata sint in omnibus omnia de nativitate, de passione, de resurrectione, de conversatione cum decipulis (discipulis) suis ac de gemino ejus adventu, primo in humilitate dispectus (despecto), quod foit (fuit), secundum (secundo) potestate regali preclarum (praeclaro), quod foturum (futurum) est. »

Allusion au contenu du symbole apostolique (cf. KATTENBUSCH, Das apostolische Symbol, II, 354).

5. Sur ces prologues, cf. CORSSEN, op. cit., 'supr. n. 1; HARNACK, II, 204-206, 298. On a voulu récemment les attribuer à Priscillien. CIIAPMAN, Revue bénédictine, XXIII, 111, 335.

drie 1. Amplifications légendaires où il peut être imprudent de chercher quelque donnée d'histoire. Ce qu'on dit de Matthieu ne devient pas plus vrai à force d'être répété ; la notice de Jean est de pure fantaisie, mais pourrait attester encore la nécessité où l'on est de faire valoir ses mérites contre une opposition récente ou actuelle 2. Marc devient lévite parce qu'il était cousin de Barnabé, lequel, d'après les Actes, appartenait à la race de Lévi3; le trait de l'irrégularité obtenue par le pouce coupé confond les fonctions lévitiques avec les fonctions sacerdotales, et ne peut être qu'une ingénieuse conjecture sur une donnée antérieure La notice

1. « Matthaeus ex Judaea sicut in ordine primus ponitur, ita evangelium in Judaea primus scripsit. Cujus vocatio ad Deum ex publicanis actibus fuit.

Qui (Johannes) etsi post omnes evangelium scripsisse dicitur, tamen dispositione canonis ordinati post Matthaeum ponitur, quoniam in Domino quae novissima sunt, non velut extrema et abjecta numéro, sed plenitudinis opere perfecta sunt, et hoc virgini debebatur. Lucas Syrus natione Antiochensis, arte medicus, discipulus apostolorum, postea Paulum secutus usque ad confessionem ejus, serviens Deo sine crimine. Nam neque uxorem unquam habens neque filios, LXXIIII annorum obiit in Bithynia plenus spiritu sancto. Qui cum jam descripta essent evangelia per Matthaeum quidem in Judaea, per Marcum autem in Italia, sancto instigante spiritu in Achaiae partibus hoc scripsit evangelium, significans etiam ipse in principio ante alia esse descripta. Cui extra ea quae ordo evangelicae dispositionis exposcit, ea maxime nécessitas laboris fuit, ut primum Graecis fidelibus omni perfectione venturi in carnem Dei manifestata, ne judaicis fabulis intenti in solo legis desiderio tenerentur neve hereticis fabulis et stultis sollicitationibus seducti excederent a veritate, elaboraret, dehinc ut in principio evangelii Johannis nativitate praesumpta, cui evangelium scriberet et in quo electus scriberet, indicaret, contestans in se completa esse quae essent ab aliis inchoata. Marcus evangelista Dei et Petri in baptismate filius atque in divino sermone discipulus sacerdotium in Israhel agens secundum carnem levita conversus ad fidem Christi evangelium in Italia scripsit, ostendens in eo quod et generi suo deberet et Christo.

Denique amputasse sibi post fidem pollicem dicitur, ut sacerdotio reprobus haberetur ; sed tantum consentiens fidei praedestinata potuit electio, ut nec sic in opere verbi perderet quod prius meruerat in genere. Nam Alexandriae episcopus fuit. » Texte d'après CORSSEN, 5-10.

2. Cf. QÉ. 21-22, 32.

3. COL. IV, 10 ; ACT. IV, 36; XII, 25; XIII, 5, 13; xv, 37-39. Le « Petri. filius » vient de 1 PIER. IV, 13.

4. J. WEISS, Das älteste Evangelium, 401. L'épithète de mÀooa:.éx"tu)o; est appliquée à Marc dans Philosophumena, VII, 30, et le surnom expliqué d'une infirmité naturelle dans le prologue du Cod. Toletanus : « Marcus qui et colobodactylus est nominatus ideo quod a caetera corporis proceritate digilos minores habuisset. » La forme singulière du second Évangile, sans la finale deutérocanonique (MC. XVI, 9-20), serait-elle pour quelque chose dans l'invention de ce trait?

de Luc est construite, pour une bonne partie, sur les Épitres de Paul, le prologue du troisième Évangile et les Actes 1 ; on peut s'étonner que le rédacteur connaisse si bien le lieu de sa mort et l'âge où il est parvenu. Mais il n'est pas sans intérêt de noter que la tradition représentée par ces prologues assigne comme patrie à Matthieu la Syrie, à Jean l'Asie Mineure, à Marc l'Italie, à Luc l'Achaïe. Quand même il y aurait encore une certaine mesure d'hypothèse et de système dans cette distribution.

elle ne doit pas être tout à fait dépourvue de fondement par rapport au pays d'origine de chaque livre ou à son centre de diffusion.

Tertullien était déjà séparé de l'Église quand il défendait contre les sectateurs de Marcion 2 le Nouveau Testament de la tradition catholique.

Il croit et il affirme, comme Irénée, que les quatre Évangiles du canon, et ceux-là seulement, sont en possession de l'usage ecclésiastique depuis le temps des apôtres. Ceux-ci ont eux-mêmes formé « l'instrument évangélique », soit en publiant les livres qu'ils avaient composés, soit en approuvant et en couvrant de leur autorité ceux de leurs disciples 3.

Quant aux traditions concernant l'origine de chaque Évangile et les circonstances de sa publication, le docteur africain se contente de les mentionner à l'occasion, sans s'y arrêter. Il veut tenir pour un fait indiscutable, bien qu'il n'en puisse fournir la preuve directe, que l'Église jouit de ses quatre Évangiles depuis l'âge apostolique 4. L'argument de pres-

1. Ce doit être à cause des Actes, et par conjecture, que l'on assigne Antioche pour patrie à Luc; le médecin vient de COL. IV, 14; la singulière assertion : « Discipulus apostolorum, postea Paulum seculus », semble résulter d'une fausse interprétation (qu'on trouve dans EUSÈBE, Hist. eccl. III, 4, 6) de LC. i, 3, TcaprjXoÀouOrjXo-i a.V(J)e' ¡:à.l'I, le dernier mot étant censé concerner, non les choses que Luc va raconter, mais les personnes dont il vient de parler, à savoir les témoins du Christ (cf. supr. p. 48. n. 3).

2. Vers 207-212 (HARNACK, II, 281-284).

3. Adv. Marc. IV, 2. « Constituimus in primis evangelicum instrumentum apostolos auctores habere, quibus hoc munus evangelii promulgandi ab ipso Domino sit impositum; si et aposlolicos, non tamen solos, sed cum apostolis et post apostolos. Quoniam praedicatio discipulorum suspecta fieri posset de gloriae studio, si non adsistat illi auctoritas magistrorum, imo Christi qui magistros apostolos facit. Denique nobis fidem ex apostolis Johannes et Mat- thaeus insinuant; ex apostolicis Lucas et Marcus instaurant.

4. Adv. Marc, IV, 5. In summa, si constat id verius quod prius, id prius quod et ab initio, id ab initio quod ab apostolis, pariter utique constabit id esse ab apostolis traditum, quod apud ecclesias apostolorum fuerit sacrosanctum.

(Ce témoignage étant acquis à l'Évangile de Luc)., eadem auctoritas ecclesiarum apostolicarum ceteris quoque patrocinabitur evangeliis, quae proinde per illas et secundum illas habemus, Johannis dico et Matthaei, licet et Marcus quod edidit Petri affirmatur cujus interpres Marcus ; nam et Lucae digestum Paulo adscribere solent. Capit magistrorum vider! quaediscipuli promulgarint.»

cription juridique lui tient lieu de témoignages, et il ne cherche pas dans la légende les moyens de suppléer aux ignorances, aux incertitudes ou aux obscurités de la tradition primitive.

L'attitude de Clément d'Alexandrie ressemble davantage à celle de Justin, si ce n'est que Clément connaît le canon des quatre Évangiles ecclésiastiques. Expliquant un passage de l'Évangile des Égyptiens, il commence par observer que ce texte « ne se trouve pas dans les quatre Evangiles qui nous ont été transmis j H; après quoi il s'efforce d'y mettre un sens orthodoxe. Les nombreux emprunts qu'il fait aux apocryphes, alors même qu'il indique moins clairement ou qu'il n'indique pas du tout 2 la différence qui existe entre les livres canoniques et les autres, ne prouve donc pas que l'Église d'Alexandrie, vers la fin du second siècle, ait reçu des évangiles apocryphes avec les quatre évangiles traditionnels. Les derniers seuls ont aux yeux de Clément lui-même

2. Il cite assez librement le texte des Evangiles, et il lui arrive d'alléguer comme paroles du Seigneur des sentences inconnues à la tradition canonique.

Ainsi, STROM. I, 24, 158. a'ix £ Ïa0E yâp, jxEyàÀa xaî Ú [xtxpà úfLi'v 7rpoaxs0r)A £ xat, ~xat atx £ Ït £ Èr.oupivta: xat È7T;y £ ta úp,lv ^poaxeQ/jasxac (même sentence dans ORIGÈNE, De orat. 2, 2; 14, 1). I, 28, 177. eîxoxt»; èfpa xat r] ypaor, xotoûxouç xivàç 7¡p,x; StaXexTtxouç O'Jxw; ÈOIXouaa ysviaOat îîapatvEÏ* ~ytVEcrOs ÕÈ 6oxtij.oi xpa:ts £ ixat, "tx u £ v àizo8oxtjj.àÇovx £ i;, xo xaXov xaxiyovxsç (la ~finale asv à. xÚ., est commentaire emprunté à 1 TIIESS. v, 21; la sentence est citée par Origène, les Homélies clémentines, le gnostique Apelles, la Pistis Sophia ; cf. ROPES, Die Sprüche Jesu, 141). Strom.

I, 19, 94. ËloEç yap, ©rjijt, xov àôsÀoov ~crou, Ëôs; xôv OEOV crou (même sentence dans TERTULLIEN, De orat. 26. « Vidisti, inquit, fratrem, vidisti Dominum tuum. »

ZAHN, GK. I, 170, et ROPES, 49, doutent qu'il s'agisse d'une citation évangélique).

Cf. Strom. V, 10, 64. 7:apïfyystXEv XptO; Ëv xtvt EÙayyEXûo* p,ucr,f¡pW'l ÈfI.o'l SjJLOL xaî xoïçutoïçxju o'txou :J.ou (la sentence a été tirée d'Is. XXIV, 16; mais Clément la cite d'après un évangile apocryphe, et de même les Homélies clémentines, XIX, 20; ZAHN, GK., II, 740, pense à l'Évangile des ébionites). Rapportons ici, pour la comparaison avec 1 Clém., 13, 1, supr. cil. p. 16, n. 9, le passage de Strom.

II, 18, 91. ~IXESXE, q;r¡crtV ô xpw;, oc £ Xs7j0rjx £ * àçtsxs tva àçeOrj GJJUV* T.OtSt'Ë, O'('J; 7totr]0ir{(jexai GJJLÎV w; otons, oiixw; 8o07jasxat úph' W; xpt'vsxE, O-JXW; xpt07]asa0E* û); Xpr¡cr,sscrOË, OÛXOJÇ Ypr)OFX £ u0r[AÎXAI 'J :Ûv' ~) UÉTPY |J. £ xp £ tx £ àvxt[i. £ xpr,0rja £ xai UJJLÏV. Il semble que Clément vise un évangile apocryphe et le cite avec une certaine défaveur dans Strom. IV, 6, 41. fLaxapwt, srjaîv, ~ot SsStwyjxîvot ËVSXEV 8txatoaovr]ç, on ayxot utoî 0EOU Y.Àr¡Ocronat (combinaison de MT. v, 10, avec 9)' ~r] w; xtve; xwv jxExaxt0 £ vxwv EÙayyÉXca* [xaxaptot, çrjstv, ot 8 £ )tcoyij.Évot ùxô (ûxip?) xrjç 8txatoauvr]ç, on aùxoî eaovxat XEXstot* ~xat* [Aaxàptot ot fts )twYfL{vOt svExa ÈIJLOU, oxt Ëçoucrt X07:ov ono-j ou 8iw-/0r[aovxat. On trouve, Quis dives, 40, la parole Èrp' ot; ~yàp ïv EurK) UFIÀÇ, rpr¡crtV, £ 7ut xouxot; xaî XptVW, citée par Justin, supr. p. 43, n. 8.

une autorité indiscutable, tandis qu'il est permis d'examiner, pour l'accepter ou pour le rejeter, le témoignage des livres que l'Église ne met pas officiellement au rang des Écritures. On doit avouer seulement que la critique du docteur alexandrin n'est pas exigeante, et qu'il reçoit un peu de toutes mains les écrits qui s'offrent à lui sous le couvert d'un nom respectable. Il paraît d'ailleurs évident que ce n'est point Alexandrie qui a fixé les limites du canon évangélique ; on y aura suivi plutôt que prévenu les décisions prises ailleurs, et bien que l'éclectisme dont font preuve Clément et Origène ne soit pas à prendre pour la tradition proprement ecclésiastique de la communauté alexandrine, on est autorisé du moins à y reconnaître comme une survivance d'un état moins réglé, d'un temps où e catalogue officiel des sources évangéliques n'était point arrêté. Les emprunts que Clément fait à l'Évangile des Égyptiens pourraient même induire à supposer que cet apocryphe avait été en grand crédit dans la communauté alexandrine, comme l'Evangile des Hébreux chez les chrétiens de Palestine qui ne lisaient pas le grec t, et que la constitution de l'Évangile quadriforme venait seulement de le reléguer en second plan, d'où il devait passer à l'oubli.

Clément, dans ses Hypolyposes, rapportait une tradition des anciens d'après laquelle les évangiles qui contiennent des généalogies auraient été écrits les premiers ; Marc, qui avait longtemps assisté Pierre dans ses prédications, aurait été invité par les fidèles à mettre cet enseignement par écrit; il l'aurait fait du vivant de Pierre, sans que celui-ci prît sur lui de l'en empêcher ou de l'y encourager, bien qu'il ait dû ensuite recommander son œuvre; enfin Jean, voyant que les trois livres déjà écrits ne montraient que le a le corps » de l'Évangile, et pressé par son entourage, puis soulevé par l'Esprit, aurait composé « l'Évangile spirituel2 »: spéculations sur le recueil déjà constitué, en vue d'expliquer la différence qui se remarque entre les trois premiers Évangiles et le quatrième.

1. Cf. HARNACK, I, 612-614, 621.

Hypot. in I Petr. v, 13. « Marcus, Petri sectator, praedicante Petro evangelium palam Romae coram quibusdam caesareanis equitibus et multa Christi testi-

La priorité de Matthieu et de Luc à l'égard de Marc ne peut pas être une « tradition » bien solide, et elle est contredite par d'autres « traditions » en ce qui concerne Luc. Ce qu'on dit de Pierre est assez singulier : est-ce le témoignage de Papias qui a donné lieu à cette explication, de la part de gens qui ne voyaient pas que, selon Jean l'Ancien, Marc n'avait écrit qu'après la mort de Pierre? Est-ce un premier essai pour rapprocher de Pierre l'œuvre de Marc, en la faisant composer avant la mort du prince des apôtres? Tous ces motifs ont pu concourir à une formation légendaire qui ne semble pas être autre chose que le commentaire, plus ou moins réussi, des propos de Jean l'Ancien dans Papias.

Eusèbe raconte que l'évêque Sérapion d'Antioche (vers 190-220), visitant la petite ville de Rhossos, trouva aux mains de certains chrétiens un évangile attribué à Pierre; croyant ces gens orthodoxes, l'évêque leur avait permis de garder l'ouvrage en question et d'en user pour leurs lectures ; avisé ensuite que les partisans de l'évangile apocryphe étaient suspects d'hérésie, il s'en procara un exemplaire auprès d'une secte qui s'en servait, le lut, et, jugeant que le livre, bien qu'orthodoxe pour la majeure partie, ne laissait pas de contenir certaines particularités sus-

monia proferente, petitus ab eis, ut possent quae dicebantur memoriae commendare, scripsit ex his quae Petro dicta sunt evangelium quod secundum Marcum vocitatur. » On trouve quelque difficulté à concilier ce que dit Eusèbe dans le passage ci-dessus, et ce qu'il dit plus haut (n, 15) en invoquant de

dit avoir trouvé dans Clément. HARNACK, I, 687, et ZAHN, II, 215, pensent que la recommandation aux Églises est un trait qu'Eusèbe ajoute à la notice tirée des Hypotyposes. Mais ce trait ne contredit aucunement la notice, il y est naturellement coordonné. On ne conçoit pas que Clément ait voulu signifier que Pierre avait persévéré dans une réserve absolue à l'égard de l'Évangile une fois écrit. Eusèbe, rapportant plus loin la tradition de Clément sur l'origine des Évangiles, a pu omettre la circonstance de la recommandation ultérieure, parce qu'il se souvenait de l'avoir indiquée. Ce qui est dit VI, 14, de l'attitude de Pierre, se rapporte, non à ce qu'il fit après la composition de l'Évangile, mais à la façon dont il se comporta auparavant, n'adressant à Marc ni encoura- gement ni défense.

pectes, il écrivit à ses fidèles une lettre pour les prémunir contre cette œuvre équivoque : « Nous recevons, dit-il, Pierre et tous les apôtres comme le Christ; mais nous rejetons de science certaine les livres qui leur sont faussement attrib lés, sachant bien que nous ne les avons pas reçus par tradition f. » Ce chef d'Église n'était donc pas beaucoup moins indulgent que Clément poir la littérature apocryphe; mais il savait où se reprendre quand sa complaisance menaçait de lui créer des embarras.

Si les quatre, évangiles du canon étaient authentiques au sens moderne du mot, et si l'Évangile de Pierre ne l'était pas, c'est une question qui ne se posait point pour lui comme elle se pose pour nous, et qu'il aurait été fort empêché de discuter : pour lui, les évangiles reçus étaient orthodoxes et autorisés; les autres n'étaient pas sûrs ni pour la doctrine, ni pour l'autorité; il était assez inutile de rechercher la provenance de ceux-ci ou de ceux-là, les livres de l'Église ne pouvant venir que des apôtres, et ceux des sectes n'offrant pas les mêmes garanties.

Telle est bien la signification du témoignage traditionnel : on y apprend que l'Église a d'abord accepté puis retenu les quatre évangiles du canon, parce qu'elle y reconnaissait sa propre tradition, parce qu'elle s'y retrouvait elle-même. De savoir au juste quand, comment et par qui ces livres avaient été composés, c'est ce dont elle paraît d'abord s'être peu souciée; elle ne s'en souvenait guère quand elle s'en préoccupa. Ainsi s'explique le caractère théologique et légendaire de sa tradition. Elle avait apprécié les livres pour leur contenu, elle les couvrit elle-même, quand il en fut besoin, de sa propre autorité : elle les avait depuis l'origine ; c'étaient des livres d'apôtres ou d'hommes apostoliques ; on avait des noms; on conjectira bientôt et l'on raconta l'histoire des évangélistes; on se ~persada que l'Église tenait d'eux directement les quatre formes de l'Évangile du Christ. Au fond, l'Église avait été guidée dans son choix comme par un instinct supérieur à toute critique théologique ou littéraire; mais, entre 150 et 170, lorsque le canon évangélique fut définitivement arrêté, elle ignorait les circonstances de la composition des livres qu'elle attribuait à Matthieu, à Marc, à Luc et à Jean. Le défaut d'opposition pour ce qui regarde l'attribution des Synoptiques ne

prouve pas la certitude de cette attributi n. L'on aurait eu presque autant de facilité à contester le premier Évangile à Matthieu que n'importe quel apocryphe à l'auteur dont il se réclame. Matthieu n'est pas l'évangile de Matthieu; Marc n'est pas l'évangile de Pierre; Luc n'est pas l'évangile de Paul. Rien ou presque rien des rapports conçus par la tradition ne subsiste devant la critique. Restent à expliquer les véritables rapports des noms aux livres, l'origine de ceux-ci, et celle de la tradition qui les concerne.

CHAPITRE II

LES TROIS PREMIERS ÉVANGILES ET LA CRITIQUE MODERNE

La ressemblance qui existe entre les trois premiers Évangiles porte à la fois sur le contenu, le plan, le langage et les moyens de rédaction.

On peut se faire une idée de leur rapport en les disposant sur trois colonnes parallèles, et obtenir ainsi une vue d'ensemble, une synopse 1 de l'histoire et de l'enseignement évangéliques tels qu'ils résultent de ce témoignage triple et homogène. De là le nom de « synoptiques » attribué, depuis plus d'un siècle 2, à ces trois relations apparentées. Le quatrième Évangile n'entre pas dans ce cadre, il n'a ni le même objet ni le même style. Pour mesurer par contraste l'étroite affinité qui existe entre Matthieu, Marc et Luc, on n'a qu'à leur comparer Jean.

Il n'y a pas toutefois que des ressemblances ; la difficulté du problème synoptique consiste précisément en ce que les trois Évangiles présentent aussi de nombreuses différences, et que l'on doit en même temps rendre compte des unes et des autres 3.

Dans les trois écrits, la prédication de Jean-Baptiste sert d'introduction au ministère de Jésus ; après son baptême et la tentation au désert, le Christ vient prêcher en Galilée; des séries d'anecdotes, qui pour la plupart n'ont pas entre elles de lien nécessaire, se succèdent jusqu'au départ pour Jérusalem'; les péripéties du ministère hiérosolymitain et le drame de la passion se déroulent dans la plus exacte conformité.

Cette conformité s'étend jusqu'aux détails, l'économie des anecdotes restant la même, et jusqu'aux expressions et tournures de phrase. Il en est de même pour les discours, qui se trouvent souvent reprod uits, presque mot à mot, par les trois évangélistes ou par deux d'entre eux, bien qu'ils écrivent en grec, et que Jésus ait parlé en araméen. On les voit s'accorder dans les citations de l'Ancien Testament, soit qu'ils suivent ensemble

1. Voir HUCK, Synopse der drei ersten Evangelien3, 1906, RUSHBROOKE, Synopticon, 1880. WRIGHT, Synopsis of the Gospels in Greek2, 1903, subordonne la distribution du texte à un système particulier sur l'origine des Évangiles.

2. Depuis Griesbach. B. WEISS, Einleitung in das N. T.2 (1889), 473.

3. Cf. B. WEISS, 473-485; HOLTZMANN, Einleitung, 340-375; JÜLICHER, Einleitung, 291-324; ZAHN, Einleitung, II, 182-199; ABBOTT, EB. II, 1761-1794; SCHMIEDEL, EB. II; 1839-1898.

les Septante contre l'hébreu, soit qu'ils s'en écartent. Des témoins directs qui auraient écrit indépendamment l'un de l'autre ne se rencontreraient pas ainsi. L'on se trouve en présence d'un choix de faits et de sentences dont la combinaison ne se fonde pas sur une chronologie réelle et consistante ; ni le parallélisme de ces arrangements ni l'unité du langage ne peuvent être un effet du hasard.

Mais on peut en dire autant des différences, qui ne sont pas moins évidentes. Même dans les parties communes, des variantes s 'introduisent qui vont jusqu'à la contradiction; le même récit se présente avec des circonstances ou des détails qui s'excluent mutuellement, la même sentence reçoit des applications diverses ; des éléments particuliers détruisent l'harmonie du parallélisme, comme il arrive pour les récits de la résurrection. A côté des parties communes, il y a celles qui appartiennent en propre à chaque Évangile, ou qui se retrouvent seulement en deux d'entre eux. Si la plupart des récits de Marc se rencontrent dans Matthieu et dans Luc, le second Évangile a très peu de discours comparativement aux deux autres, et Luc a toute une série d'instructions qui ne sont pas dans Matthieu ; pour d'autres, qui lui sont communes avec Matthieu, il a un cadre historique différent. Il arrive aussi que la même sentence revient en deux ou trois endroits du même livre, comme si l'auteur n'avait pas craint de se répéter, ou qu'il eût eu quelque raison de le faire. L'enchaînement des récits offre, d'un Évangile à l'autre, les variations les plus singulières, et l'on peut en dire autant des combinaisons de sentences. De même, si les trois évangélistes ont en commun une partie notable de leur vocabulaire, ils ont aussi une partie qui leur est propre : on a compté que la proportion des mots communs aux trois était d'un quart environ dans Marc, d'un septième à peu près dans Matthieu et dans Luc; que la moitié des mots de Marc se retrouve dans Matthieu, un tiers dans Luc, tandis qu'un quart seulement des mots de Luc est dans Matthieu ; des trois évangélistes Luc est celui qui a le plus de mots à lui propres ; les deux plus éloignés à cet égard sont Matthieu et Luc, les deux plus rapprochés sont Marc et Matthieu 1. —

C'est cet ensemble infiniment complexe de rapports dont il s'agit d'expliquer l'origine et de mesurer les conséquences pour l'interprétation des textes. L'exégèse théologique du moyen âge et même celle des derniers siècles, aussi bien chez les protestants que chez les catholiques, en était presque venue à nier toute différence autre que verbale. Des vues moins étroites avaient eu cours çà et là dans l'Église des premiers temps : on parlait de différences naturelles clans les souvenirs des évan-

1. Cf. HOLTZMANN, 345.

gélistes ; Origène admettait des divergences objectives et des contradictions qu'il résolvait au moyen de l'interprétation allégorique, mais il ne fut guère suivi. On proclama l'accord absolu des narrateurs inspirés, et et l'on se débarrassa des contradictions évidentes par des artifices d'exégèse et des conjectures arbitraires ; on prenait, sans les discuter, les indications des anciens touchant les auteurs et la composition des écrits évangéliques. Un prédicateur comme Chrysostome 1 pouvait expliquer la brièveté de Marc par la sobriété oratoire de Pierre, et la longueur de Luc par l'abondance éloquente de Paul : ces propos ne touchaient qu'en apparence la question qui préoccupe les critiques de nos jours. Prenant les Évangiles dans l'ordre du canon, Augustin 2 suppose que les plus récents connaissaient les plus anciens, et que tous ont écrit par une sorte de coopération mutuelle sous l'inspiration divine ; Marc aurait abrégé Matthieu ; les différences des récits parallèles tiennent à la personnalité des auteurs, mais elles ne recèlent aucune contradiction. Lesidées et surtout les procédés d'Augustin se sont perpétués dans l'Église.

On peut dire que le problème synoptique n'a été réellement posé qu'à la fin du XVIIIe siècle 3.

Il se précisa, en même temps que la question de l'historicité des Évangiles, par la publication des fragments de Wolfenbüttel La controverse soulevée par ces fragments, où l'on contestait l'historicité des Evangiles

1. In Matth. hom. IV. Le même Père dit (hom. I) que l'accord des évangélistes prouve leur véracité, et que leurs menues divergences (vj ~) écartent le soupçon d'entente.

2. « Et quamvis singuli suum quemdam narrandi ordinem tenuisse videantur, non tamen unusquisque eorum velut alterius praecedentis ignarus voluisse scribere réperitur vel ignorata praetermisisse quae scripsisse alius invenitur, sed sicut unicuique inspiratum est, non superfluam cooperationem sui laboris adjunxit. Nam Matthaeus suscepisse intelligitur incarnationem Domini secundum stirpem regiam et pleraque secundum hominum praesentem vitam facta et dicta ejus. Marcus eum subsecutus tamquam pedissequus et breviator ejus videtur. Tres igitur isti eamdem rem ita narraverunt, sicut etiam unus homo ter posset cum aliquanta veritate, nulla tamen adversitate. » De consensu ev.

I, 2, 4; III, 4, 13.

3. B. WEISS, 474, cite l'opinion de J. Clericus (1716) et de Priestley (1777), qui expliquaient l'accord des Evangiles par l'emploi commun de sources plus anciennes ; celle de Stroth (1777), qui voulait reconnaître dans les mémoires apostoliques de s. Justin l'Évangile des Hébreux; celle de Semler (Anm. zu Richard Simon, 1776-1780), qui voyait dans l'évangile de Marcion une source de Luc.

4. 1774, 1777-1778. Les fragments concernant les Évangiles et la vie de Jésus ont été publiés en 1777 et 1778.

et l'on attribuait à Jésus l'intention de fonder, un empire 1, amena.

Lessing à formuler une hypothèse touchant l'origine des Synoptiques 2: l'évangile araméen des Nazaréens, composé peu après la mort du Christ et plus ou moins retouché dans les premiers temps du christianisme, aurait été la source de toute la littérature évangélique ; l'apôtre Matthieu, se disposant à prêcher hors de Palestine, en aurait fait un extrait en grec, et son exemple aurait été suivi par beaucoup d'autres, entre lesquels il faut compter Marc et Luc ; les trois Synoptiques seraient trois traductions, « différentes et semblables », d'une même source 3.

Ainsi naquit l'hypothèse du protévangile 1. Elle fut mise en forme par Eichhorn 5 : aucun de nos Évangiles ne serait une simple traduction de l'évangile araméen, mais la traduction grecque de cet évangile aurait existé sous plusieurs formes, et avec des additions diverses, quand elle fut exploitée par les rédacteurs des Synoptiques. Après avoir j ui d'un certain crédit 6, l'hypothèse du protévangile ne tarda pas à tomber : sa base, l'idée d'une rédaction évangélique presque antérieure à la prédication de l'Évangile par les apôtres, était fausse, et les autres conjectures, échafaudées sur celle-là, tombaient de même pour la plupart 7.

La substitution de plusieurs sources à une seule, de courtes diégèses, qu'on aurait soudées ensemble, mise en avant par Schleiermacher 8, en vue d'expliquer la composition [de Luc, ne s'imposa pas davantage à la critique. Mais une opinion du célèbre théologien était destinée à une certaine fortune : alléguant que le témoignage de Papias ne concordait pas avec le caractère de Matthieu et de Marc, il supposa que le vieil

1. Voir VIGOUROUX, Les livres saints et la critique rationaliste3 (1890), II, 417-418.

2. Neue Hypothese über die Evangelisten als bloss menschliche Schriftsteiler betrachtet (1778 ; publié, en 1784, dans Theol. Nachlass). -

3. « Verschiedene und nicht verschiedene Uebersetzungen der sogenannten hebraischen Urkunde des Matthaeus, die jeder machte so gut er konnte. »Âp.

ZAHN, II, 184. Lessing interprète à sa façon le témoignage de Papias (supr., p. 23).

4. « Urevangelium. »

5. Eichhorn proposa d'abord son hypothèse dans Allgemeine Bibliothek der biblischen Literatur, 1794 ; il rattachait directement les Synoptiques à l'évangile araméen; il corrigea bientôt et compléta son système dans son Einleitung, 1 (1804).

6. Elle a été défendue, avec diverses modifications, par Marsh, Ziegler, Hanlein, Kuinöl, Gratz, Bertholdt.

7. Cf. B. WEISS, 476.

8. Ueher die Schriften des Lukas (1817).

auteur avait connu seulement un recueil de Logia, un proto-Matthieu, et un proto-Marc 1.

A l'hypothèse du protévangile s'opposa celle de l'utilisation 2. Griesbach 3 enseignait que Matthieu avait écrit son Évangile en grec, d'après ses souvenirs personnels, sans le secours de documents antérieurs; Luc aurait écrit d'après Matthieu et ses propres informations, recueillies dans la tradition orale ; Marc aurait fait un extrait de Matthieu et de Luc, mais il aurait entendu raconter, dans sa maison à Jérusalem, bien des anecdotes, de façon plus vivante et plus complète qu'on ne les lit dans Matthieu; son livre, du reste, n'aurait eu aucun rapport avec la prédication de Pierre, et l'idée d'un Matthieu hébreu n'est aussi qu'une conjecture invraisemblable. En même temps, d'autres critiques réclamaient la première place pour Marc 1, et il y en eut aussi qui voulurent l'attribuer à Luc 5. Tous ces efforts pour expliquer le rapport des Évangiles, sans recourir à d'autres sources que les Évangiles mêmes laissaient inintelligibles l'intention qu'avaient eue les évangélistes et les procédés qu'ils avaient suivis.

Herder 6 énonça l'hypothèse de la tradition orale : un évangile non écrit, mais de contenu suffisamment arrêté, dont le cadre, s'étendant du baptême de Jean à l'ascension du Christ, enveloppait un certain nombre de récits et de discours; cette sorte de répertoire, à l'usage des premiers missionnaires chrétiens, aurait acquis sa forme essentielle en Palestine vers 35-40 ; après quoi seraient venues diverses rédactions écrites ; l'Évangile de Marc ne serait pas autre chose que cette catéchèse primitive, en rédaction grecque 7 ; vers l'an 60, se serait constitué en

1. Stud. u. krit. 1832.

2. « Benutzungshypothese ».

3. Commentatio qua Marci evangelium totum e Matlhaei et Lucae commentariis decerptum esse monstratur (1789, 1790). Bengel (1736), Townson (1783) suivaient s. Augustin; mais OWEN (Observations on the four Gospels, 1764) avait soutenu, avant Griesbach, la dépendance de Marc à l'égard de Matthieu et de Luc. HUG, Einleitung (1808, 31826) soutient l'utilisation dans l'ordre traditionnel, mais il conteste l'existence d'un Matthieu araméen.

4. KOPPE, Marcus non epitomator Matthaei (1782) ; STORR, Ueber den Zweck der evangelischen Geschichte des Johannes (1786), et De fontibus evangeliorum Matthaei et Lucae (1794); SEILER (Matthieu araméen, Marc, Matthieu grec, Luc), De tempore et ordine quihus tria evangelia scripta sint, 1803.

5. Dans l'ordre Luc, Matthieu, Marc, EVANSON, The dissonance of the four generally received evangelists (1792) ; VOGEL (Luc, Marc, Matthieu), dans Gabler's Journal für ausserl. theol. Literatur, I, 1804; et déjà BÜSCHING, Die vier Evan- gelien mit ihren eigenen Worten zusammengesetzt (1766).

6. Regel der Zusammenstimmung unserer Evangelien (1797).

7. D'après ECKERMANN, Erklärung aller dunklen Stellen des N. T. (1806), la catéchèse primitive aurait été représentée d'abord par le Matthieu araméen.

Palestine un évangile araméen plus complet que la catéchèse apostolique, et d'où procéderaient l'Évangile des Hébreux et notre Matthieu grec ; Luc aurait exploité la catéchèse, interrogé les premiers témoins, utilisé l'évangile araméen. Cette idée fut développée avec plus de rigueur et mieux défendue par Gieseler 1, qui fit valoir le rôle de la tradition orale en matière d'enseignement, de liturgie, de récits populaires dans l'antiquité. La catéchèse apostolique, plus ou moins consistante dans ses différentes parties selon que celles-ci étaient plus ou moins souvent répétées, se serait définie en grec sous deux formes, celle de Paul que représenterait Luc, et celle des apôtres galiléens quand ils quittèrent la Palestine, qui serait représentée par Matthieu et par Marc.

Il est incontestable que les souvenirs évangéliques ont été gardés d'abord par la tradition orale, qu'ils ont même reçu dans cette tradition une sorte de classement, qu'ils y ont acquis l'essentiel de leur forme concise et presque stéréotypée ; mais, si la tradition orale est ainsi à la base de la littérature évangélique, elle ne rend pas pour cela raison du rapport mutuel où se trouvent les trois Synoptiques, soit quant à leurs ressemblances soit quant à leurs différences 2. 1 Des combinaisons mitoyennes furent proposées. De Wette 3 rattachait Matthieu et Luc à une même tradition orale, mais il admettait une influence littéraire de Matthieu sur Luc, et il voyait dans Marc un abrégé.

Sieffert 4 démontrait que les témoignages anciens n'attribuaient à l'apôtre Matthieu qu'un évangile araméen, et que notre premier Évangile ne pouvait pas être une œuvre apostolique, mais un remaniement du Matthieu primitif. Lachmann 5 voyait dans le premier Évangile un mélange des Logia de Matthieu avec la tradition |orale concernant la vie de Jésus,

1. Historisch-kritischer Versuch über die Entstehung und die frühesten Schicksale der schriftlichen Evangelien (1818).

2. Cf. B. WEISS, 477 ; HOLTZMANN, 351. Les facilités que l'hypothèse de la tradition offre à l'apologétique lui ont acquis la faveur d'un assez grand nombre de théologiens catholiques et protestants. Les critiques la traitent volontiers d'asylum ignorantiae.

3. Einleitung (1825, 51848). SCHOTT, Isagoge historico-critica in lihros N.

Foederis sacros (1830), admettait de plus, pour le troisième Évangile, l'emploi des diégèses mentionnées Le. I, 1.

4. Ueber den Ursprung des ersten kanonischen Evangeliums (1832). SCHNEC- KENBURGER, Beiträge zur Einleitung in das N. T. (1832), Ueber den Ursprung des ersten kanonischen Evangeliums (i834), faisait dépendre le Matthieu grec de l'évangile araméen par l'intermédiaire de l'Évangile des Hébreux, et lui faisait aussi utiliser Marc et Luc.

5. Stud. u. krit. 1835.

tradition qui était représentée le plus exactement par Marc. Credner 1 émettait une hypothèse analogue, en substituant à la tradition orale un proto-Marc, dont notre second Évangile n'aurait été qu'une édition retouchée. D'autre part, Weisse 2 prouvait que le témoignage de Papias s'appliquait à notre Marc, et Knobel 3 avait déjà démontré que le second Évangile était antérieur aux deux autres Synoptiques. Wilke 4 défendait la même thèse, en soutenant que Luc procédait de Marc seul, tandis que Matthieu procédait de Luc et de Marc.

Les hypothèses succédaient ainsi aux hypothèses, et bien que celle des deux sources, qui a gagné depuis le suffrage d'un grand nombre de critiques, fût déjà en circulation, il n'y a pas lieu de s'étonner que Strauss, jugeant incertain et mouvant le terrain de la critique littéraire, ait subordonné la critique des Évangiles à la critique de l'histoire évangélique. Si les récits concernant le Christ étaient des mythes, ils ne pouvaient émaner de témoins oculaires ni de gens bien informés, et la question de composition n'avait plus qu'une importance secondaire. En ce qui concernait le rapport des Evangiles, Strauss accepta d'abord 5 avec confiance les conclusions de Griesbach, et il se rallia de même plus tard 6 aux conclusions de l'école de Tubingue. C'est pourquoi, si son œuvre marque une date dans l'histoire de l'exégèse et de la critique générale des Evangiles, il n'en est pas de même en ce qui regarde le problème littéraire de leur composition. L'origine de la tradition évangélique n'étant pas uniquement dans la réalité de l'histoire, le mérite n'est pas petit, nonobstant les conclusions risquées, les exagérations et l'esprit de système, d'avoir mis en relief, par une analyse pénétrante, un facteur important de cette tradition.

Schwegler 7 et Baur 8 cherchèrent à expliquer par l'histoire du chris-

1. Das N. Testament nach Zweck, Ursprung und Inhalt (1843). La même hypothèse a été défendue par REUSS, Geschichte der heiligen Schriften des N.

T. (1842, 61887) : le second Évangile procède du proto-Marc ; Matthieu des Logia et de Marc ; Luc de Marc et d'autres sources.

2. Evangelische Geschichte (1838).

3. De evang. Marci origine (1831).

4. Der Urevangelist (1838). B. BAUER, Kritik der evangelischen Geschichte der Synoptiker (1841-1842), joignit à la thèse de la priorité de Marc les conclusions les plus outrées. HITZIG, Ueher Johannes Marcus und seine Schriften (1843), attribuait à Jean Marc le second Évangile et l'Apocalypse, et supposait que Marc était déjà visé comme évangéliste dans II COR. VIII, 18.

5. Leben Jesu (1835).

6. Lehen Jesu für das deutsche Volk bearbeitet (1864).

7. Theol. Jahrb. 1843 ; Nachapost. Zeitalter ( 1846).

8. Kritische Untersuchungen über die kanonischen Evangelien, ihr Verhaltnis

tianisme primitif la composition des Évangiles. Leur propos était louable, car ce qui avait manqué jusque-là était l'attention au caractère et à l'objet de ces livres, que l'on se figurait devoir être des biographies complètes de Jésus; mais leur conception du mouvement chrétien étant trop étroite et systématique, leurs conclusions touchant l'origine des Évangiles furent trop hâtives et se trouvèrent défectueuses. Tout le systême de l'école de Tubingue se fondait sur l'antithèse primitive du judéochristianisme et du paulinisme, et sur leur conciliation ultérieure. Aucun des Evangiles n'étant strictement pétrinien ou paulinien, Baur trouvait dans Matthieu, édition revue de l'Évangile des Hébreux, qui circulait sous le nom de Matthieu ou de Pierre, un judéochristianisme tempéré de paulinisme, et dans Luc, aussi dépendant de Matthieu, un paulinisme tempéré de judéochristianisme, Marc, le dernier venu, étant absolument neutre, et la composition des écrits évangéliques étant renvoyée entre 130 et 170. Plusieurs 1 se risquèrent à soutenir que l'évangile paulinien de Marcion était antérieur à Luc et lui avait servi de source. Puis il y eut, dans l'école même de Baur, une réaction. Volkmar 2 et Hilgenfeld 3 défendirent la priorité de Luc sur Marcion ; le second de ces critiques a défendu également la priorité de Marc à l'égard de Luc 1. Le premier y

zu einander, ihren Character und Ursprung (1847) ; Das Markus-Evangelium nach seinem Ursprung und Character (1851); Das Christenthum und die christiiche Kirche der drei ersten Jahrhunderte (1853, 31863).

1. BAUR, SCHWEGLER, supr. cit.; RITSCHL, Das Evangelium Marcion's (1846; Ritschl abandonna bientôt sa thèse et le système de Baur, en reconnaissant la priorité de Marc sur les deux autres Synoptiques. Theol. Jahrh., 1851).

2. Theol. Jahrb., 1851 ; Das Evangelium Marcion's (1850). Ce dernier ouvrage fit abandonner à Baur lui-même la priorité de Marcion.

3. Kritische Untersuchungen über die Evangelien Justin's, die clem. Hom. und Marc. (1856).

4. Das Marcusevangelium (1850) ; Die Evangelien nach ihrer Entstehung und geschichtliche Bedeutung, 1854 ; Einleitung (1875). Depuis 1863, Hilgenfeld rattache Matthieu à une traduction grecque de l'Évangile des Hébreux, non à l'original araméen. Il plaçait aussi d'abord avant Marc un Évangile de Pierre qu'il a depuis abandonné. KÖSTLIN, Dei- Ursprung und die Lomp. der syn.

Evangelien (1853), introduit dans le schéma de Baur les Logia, le proto-Marc, un Évangile de Pierre dérivé de celui-ci, une généalogie judéochrétienne et des traditions galiléennes. KEIM, Geschichte Jesu von Nazara (1864, 1867), s'en tient aux conclusions de Baur, en abrégeant la période assignée à la composition des Évangiles.

5. Die Religion Jesu (1857) ; Marcus und die Synopsis (1870); Jésus Nazarenus (1882). PFLEIDERER, Das Urchristenthum (1887), adopte des conclusions analogues à celles de Volckmar ; il fait composer le troisième Évangile au commencement du second siècle, d'après Marc et d'autres sources ; le premier

voyait dans Marc l'évangile du paulinisme ancien, auquel répondit le Matthieu primitif et judéochrétien; à celui-ci répliqua le paulinisme plus avancé de Luc, dont un judéochrétien d'esprit large sut tirer-notre premier Évangile canonique. Volkmar datait de l'an 73 le plus ancien évangile; Hilgenfeld faisait remonter le Matthieu primitif et judéochrétien jusque vers l'an 50, et il ramenait Luc aux environs de l'an 100.

Il subsistait beaucoup d'incertitude touchant la suite |chronologique et les tendances des évangélistes. Mais le tort principal de l'école de Baur était dans la recherche systématique de certaines tendances où n'avait pas été toute la vie du christianisme primitif, ni toute la raison d'être de la littérature évangélique.

H. Ewald 1 opposa aux tubingiens un système compliqué : une première rédaction de l'histoire de Jésus aurait été due à l'évangéliste Philippe ; puis serait venu le recueil de discours ; de la combinaison des deux serait sorti l'écrit fondamental du second Évangile ; Matthieu aurait connu encore une autre source d'histoire évangélique, et Luc trois autres en plus, où l'histoire prenait une certaine couleur poétique. Meyer 2 retint les grandes lignes de ce système en en laissant tomber les singularités, et il attribua à Marc la connaissance et l'utilisation du recueil de discours. A. Réville 3 prit la même position que Credner, c'est-à-dire l'hypothèse des deux sources, avec la distinction du proto-Marc et du deutéro-Marc. L'hypothèse de Griesbach avait toujours des partisans 4.

D'autres 5 préféraient et préfèrent encore maintenir Marc à la place qui

Évangile serait une œuvre harmonistique rédigée d'après Marc, Luc et une source judéochrétienne, peut-être l'Évangile des Hébreux, dans l'intérêt de l'Église catholique au temps d'Adrien.

1. Jahrbücher fur biblische Wissenschaft (depuis 1848) ; Die drei ersten Evangelien (1850, 1871).

2. A partir de 1853, dans les éditions de son Kritish-exeg. Commentar über das N. T.

3. Études critiques sur l'Évangile de saint Matthieu (1862). L'auteur maintient ses conclusions dans Jésus de Nazareth (1897) : un proto-Marc, plus étendu que le second Évangile, aurait été la source commune des trois Synoptiques, entre 98 et 117 ; Matthieu et Luc dépendraient en outre des Logia. WEISSE, expose l'hypothèse des deux sources, Logia et Marc, dans son Evangelien frage (1856); de même, GUDER, dans HERZOG, Real-Encycl., IX (1858); PLITT, De compositione evang. syn. (1860); FREITAG, Die heiligen Schriften des N. T.

(1861).

4. BLEEK, Einleitung (1862); mais cet auteur place avant Matthieu et Luc, pour en expliquer le rapport, un protévangile grec où se trouvaient les récits et discours communs aux deux évangiles, et sans doute aussi une partie de ce qu'ils ont en propre. Delitzsch, Kahnis suivent simplement Griesbach.

5. Les exégètes catholiques Aberle, Bisping, Schanz; les protestants Hengstenberg, Keil, Klostermann.

correspond à son rang dans le canon ecclésiastique. L'hypothèse de la tradition orale gardait et garde les préférences des théologiens qui ont un intérêt dogmatique ou apologétique à nier tout emploi de sources 1. Les adhésions et les perfectionnements que cette hypothèse a pu recevoir, notamment en Angleterre 2, ne l'ont pas rendue plus acceptable.

Les idées de Renan 3 se présentent comme une combinaison assez habile, sinon tout à fait réussie, où la critique historique des tubingiens tempérant l'exégèse mythique de Strauss, se trouve elle-même corrigée par la critique littéraire de Credner et l'hypothèse des deux sources. Les Evangiles sont des « biographies légendaires », comparables aux vies de Napoléon qu'auraient pu écrire, vers 1845 ou 1850, d'après leurs souvenirs et sans s'être concertés, trois ou quatre vieux soldats de l'empire 4.

Celui qui voudrait ne rien écrire que de certain au sujet du Christ devrait s'en tenir aux lignes générales : « Il a existé. Il était de Nazareth en Galilée. Il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s'y gravèrent profondément. Les deux principaux de ses disciples furent Céphas et Jean, fils de Zébédée. Il excita la haine des Juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à mort par Pontius Pilatus alors procurateur de Judée. Il fut crucifié hors de la porte de la ville.

On crut peu après qu'il était ressuscité s. » L'auteur du troisième Évangile et des Actes est celui que la tradition désigne, Luc, disciple et compagnon de Paul 6. « Ni pour Matthieu, ni pour Marc, nous n'avons les rédactions originales » auxquelles se réfèrent les notices de Papias ; « nos deux premiers Évangiles sont des arrangements où l'on a cherché à remplir les lacunes d'un texte par un autre 7. » Le troisième Évangile ne

1. Kalchreuter, Ebrard, Godet, Wickelhaus, Schaff, Westcott, Nösgen, Schegg (catholique). D'après WETZEL, Die synoptischen Evangelien (1883), les Synoptiques seraient trois rédactions plus ou moins complètes de l'enseignement donné par l'apôtre Matthieu. VEIT, Die syn. Parallelen und ein alter Versuch ihrer Enträtselung mit neuer Begrundung (1897), s'est efforcé de rajeunir l'hypothèse de Gieseler en s'autorisant des formes et coutumes de l'enseignement rabbinique.

2. Voir, par exemple, WRIGHT, supr. cit., p. 59, n. 1.

3. Vie de Jésus (1863 ; treizième |édition, définitive, 1867) ; Les Évangiles (1877).

+. Jésus 13, LXXXIX.

5. Op. cit. XVI.

6. Op. cit. XLIX. « Une chose au moins est hors de doute, c'est que l'auteur du troisième Évangile et des Actes est un homme de la seconde génération apostolique. »

7. Op. cit. liii. « Chacun voulait, en effet, posséder un exemplaire complet. C'est ainsi que « 'Évangile selon Matthieu » se trouve avoir englobé

serait pas de beaucoup postérieur à l'an 70; la date des deux autres est assez flottante, mais Renan paraît les faire à peu près contemporains de Luc 1. Telles sont du moins les conclusions auxquelles il s'arrête dans l'édition définitive de sa Vie de Jésus. « Matthieu mérite évidemment une confiance hors ligne pour les discours » ; Marc est préférable pour les récits ; « il est plein d'observations minutieuses venant sans nul doute d'un témoin oculaire » ; la « valeur historique » de Luc « est sensiblement plus faible 21 ». <• En somme, on peut dire que la rédaction synoptique a traversé trois degrés : 1° l'état documentaire original (~ de Matthieu, ÀS^ôévxa 7rpx/6évra de Marc), premières rédactions qui n'existent plus ; u l'état de simple mélange, où les documents originaux sont amalgamés sans aucun effort de composition, sans qu'on voie percer aucune vue personnelle de la part des auteurs (Évangiles actuels de Matthieu et de Marc) ; 3U l'état de combinaison, de rédaction voulue et réfléchie, où l'on sent l'effort pour concilier les différentes versions (Évangile de Luc, évangiles de Marcion, de Tatien, etc. 3) ».

Ces conclusions sont plus ou moins modifiées dans le volume des Évangiles. Là on lit 4 : « Il y a eu en réalité trois sortes d'évangiles : 1° les évangiles originaux ou de première main, composés uniquement d'après la tradition orale et sans que l'auteur eût sous les yeux aucun texte antérieur (selon mon opinion, il y eut deux évangiles de ce genre, l'un écrit en hébreu ou plutôt en syriaque, maintenant perdu, mais dont beaucoup de fragments nous ont été conservés traduits en grec ou en latin par Clément d'Alexandrie, Origène, saint Jérôme, etc. ; l'autre écrit en grec, c'est celui de saint Marc); 20 les évangiles en partie originaux, en partie de seconde main, faits en combinant des textes antérieurs et des tradi- tions orales (tels furent l'évangile faussement attribué à l'apôtre Matthieu et l'évangile composé par Luc) ; 3° les évangiles de seconde ou de troisième main, composés à froid sur des pièces écrites, sans que l'auteur presque toutes les anecdotes de Marc, et que « l'Évangile selon Marc » contient aujourd'hui bien des traits qui viennent des Logia de Matthieu. Chacun d'ailleurs puisait largement dans la tradition orale se continuant autour de lui. »

1. Op. cit. L. « En général, le troisième Evangile paraît postérieur aux deux premiers, et offre le caractère d'une rédaction bien plus avancée. On ne saurait néanmoins conclure de là que les deux Évangiles de Marc et de Matthieu fussent dans l'état où nous les avons, quand Luc écrivit. »

2. Op. cit. LXXXI-LXXXIII.

3. Op. cit. LXXXVII-LXXXVIII.

4. Pp. V-VI. Renan écrit d'abord : « Il faut avouer. que la question a fait, depuis vingt ans, de véritables progrès. Autant l'origine du quatrième Évangile, de celui qu'on attribue à Jean, reste enveloppée de mystère, autant les hypothèses sur le mode de rédaction des Évangiles dits synoptiques ont atteint un haut degré de vraisemblance. »

plongeât par aucune racine vivante dans la tradition (évangile de Marcion, évangiles dits apocryphes). » Écrit vers l'an 75 en Batanée, « le protévangile hébreu se conserva en original jusqu'au ve siècle parmi les Nazaréens de Syrie » ; il « ressemblait beaucoup à l'évangile grec qui porte le nom de saint Matthieu» ; toutefois « la ressemblance. n'allait pas jusqu'à l'identité » ; mais l'évangile hébreu « a été remanié de siècle en siècle », tandis que Matthieu « s'est conservé intact depuis sa rédaction définitive, dans les dernières années du 1er siècle1 ». « L'Évangile de Marc est moins une légende qu'une biographie écrite avec crédulité. L'esprit qui domine » dans cet évangile « est bien celui de Pierre »; « c'est bien à tort qu'on prétend que le Marc aètuel ne répond pas à ce que dit Papias » ; on y a seulement supprimé la finale ; Marc s'est approprié la petite apocalypse du chapitre XIII, qui se répandit dans la communauté chrétienne vers l'an 61; lui-même écrivit à Rome peu après l'an 70 2. Le rédacteur du premier Évangile « a pris pour base de son travail l'Évangile de Marc » ; « il le complète de deux manières, d'abord en y insérant ces longs discours qui faisaient le prix des évangiles hébreux, puis en y ajoutant des traditions de formation plus moderne, fruit des développements successifs de la légende » ; l'unité de style a porte à croire que, pour les parties étrangères à Marc, l'auteur travaillait sur l'hébreu » ; « le progrès de la réflexion est. sensible dans Matthieu; on entrevoit chez lui une foule d'arrière-pensées, l'intention de parer à certaines objections, une exagération dans les prétentions symboliques »; quant à l'esprit, on dirait qu'il « est à la fois juif et chrétien » ; il écrivit sans doute vers l'an 85 « en Syrie, pour un petit cercle juif qui ne savait guère que le grec, mais qui avait quelque idée de l'hébreu 3 ». Luc écrivit son Évangile à Rome, vers l'an 94; il n'a pas connu Matthieu; il avait « sous les yeux un texte de Marc qui différait très peu du nôtre », et à côté de ce livre, il « avait sûrement sur sa table d'autres récits du même genre, auxquels il fait aussi de larges emprunts » ; « peut-être eut-il entre les mains une.

traduction grecque de l'évangile hébreu » ; « il faut aussi attribuer une large part à la tradition orale », et, de plus, Luc ne s'est pas « fait scrupule d'insérer dans son texte des récits de son invention » ; tandis que Marc et Matthieu « sont neutres, sans parti dans les querelles qui divisaient l'Église. Luc. est un disciple de Paul,. modéré., tolérant., mais partisan décidé de l'admission dans l'Église des païens, des samari-

1. Op. cil. 103-104.

2. Op. cit. 118-120 (cf. Jésus, LI-LIII), 121, 123-125. « Marc pouvait n avoir pas alors plus de cinquante-cinq ans. En 33 (que Renan suppose être l'année où mourut Jésus), selon une hypothèse plausible, il était un (MARC XIV. 51-52). »

3. Op. cit. 174-175, 196, 214.

tains, des publicains, des pécheurs et des hérétiques de toute sorte »; « ses vues sont en parfaite conformité avec celles de Paul a ; la valeur historique du troisième Évangile est sûrement moindre que celle des deux premiers 1 ».

Ces variations d'opinion ne prouvent pas seulement que la question synoptique a fait des progrès dans l'esprit de l'auteur; elles correspondent au mouvement général de la critique allemande, que Renan suivait sans s'inféoder à aucun système. Sauf l'identification de l'évangile hébreu avec l'Évangile des Hébreux, et d'autres particularités telles que le rapport spécial de Luc avec Paul, les conclusions du volume publié en 1877 corrigent heureusement celles qui avaient été formulées dans l'introduction à la Vie de Jésus.

Depuis 1861, B. Weiss 2 défend avec beaucoup de finesse critique une forme particulière de l'hypothèse des deux sources : le plus ancien document, écrit en 67, aurait contenu, avec les discours de Jésus, un certain nombre de récits allant du baptême de Jean à la conclusion du ministère hiérosolymitain; composé en araméen, il aurait été connu et utilisé par Marc dans une traduction grecque; l'auteur du second Évangile l'aurait - complété par les récits oraux de Pierre; le rédacteur du premier Évangile a exploité le document primitif et Marc ; Luc n'a pas connu Matthieu, il a exploité le document primitif, Marc et une autre source d'origine palestinienne ; celle-ci aurait contenu des récits et des discours, et présenté certaines affinités remarquables avec la tradition johannique concernant la vie de Jésus. Marc aurait écrit en 69, Luc entre 70 et 80; Matthieu peu après 70. B. Weiss a très bien vu que le second Évangile était une œuvre composite, comme le premier et le troisième; mais la question est de savoir si la source primitive des récits de Marc se confond avec le recueil primitif des discours, ou bien si elle n'a pas eu d'abord une existence indépendante.

H. J. Holtzmann a d'abord 3 soutenu l'existence d'un proto-Marc, qui se

1. Op. cil. 217, 257-261, 265, 283.

2. Stud. u. Krit. 1861 ; Jahrb. f. deutsche Theol. 1864, 1865; Das Marcusevangelium nnd seine synoptische Parallelen (1872) ; Das Matthaeusevangelium und seine Lucas-Parallelen (1876); Leben Jesu (1882, 31888); Einleitung (1886, 31897) : dernières éditions du commentaire de Mever. supr. D. 67. n. 2.

1 , ,

3. Die synoptischen-Evangelien, ihr Ursprung und geschichtlicher Character (1863). L'hypothèse de Holtzmann sur le proto-Marc a été admise par SCHENKEL, Leben Jesu (1864), et, avec diverses modifications, par WEIZSACKER, Untersuchungen über die evangelische Geschichte (1864 ; dans son Apostolisches Zeitalter der christlichen Kirche, 1886, 21892, Weizsäcker admet deux recueils de discours qui après diverses transformations, ont été exploités, l'un pour le premier Évangile, l'autre pour le troisième, et une collection de récits qui a été si fidèle-

serait conservé à peu près intégralement dans notre second Évangile; c'est le proto-Marc que visait le témoignage de Papias ; il existait, indépendamment de Marc, un recueil de sentences qui se rapportaient aux derniers temps du ministère galiléen et ne faisaient pas double emploi avec les discours contenus dans le proto-Marc ; ce que Matthieu et Luc n'ont pas pris dans le proto-Marc ou dans les Logia vient d'eux-mêmes ou de la tradition orale, ou d'écrits fragmentaires plus anciens. Le même critique 1 a déclaré depuis que tout ce que Matthieu et Luc ont de plus que Marc en fait de discours ne se laisse pas rattacher au recueil des Logia, et qu'il a pu y avoir des récits mêlés aux discours dans ce recueil; que Matthieu n'a pas eu d'autres sources que les Logia et Marc, mais que Luc peut en avoir eu d'autres; que Luc, s'il n'a pas utilisé Matthieu, a dû au moins le connaître ; que la plupart des motifs allégués pour distinguer du second Évangile le proto-Marc sont devenus caducs; que Matthieu a été écrit après l'an 70, et Luc après l'an 100.

Sauf pour la petite apocalypse du chapitre XIII, Marc serait un écrit pleinement original. Cette dernière conclusion paraît tout à fait contestable, et elle a été pour le moins ébranlée par les travaux critiques les plus récents.

Simons 2 a professé avant Holtzmann la dépendance accessoire de Luc à l'égard du premier Évangile.

Holsten 3 suppose trois formes anciennes de la tradition orale : la forme

ment conservée dans le second Évangile que l'on peut attribuer ce livre à Marc, disciple de Pierre) ;par WITTICHEN, Jahrh. f. deutsche Theol., 1866; par SCHOLTEN, Das älteste Evangelium (1869). D'après Scholten, le proto-Marc aurait été combiné avec les Logia (proto-Mattieu) dans Luc et dans le deutéro-Matthieu (distinct du Matthieu canonique) ; le proto-Marc aurait été un remaniement d'une esquisse plus ancienne, due à Jean-Marc; le premier Évangile serait un remaniement du deutéro-Matthieu et aurait été utilisé pour la rédaction du Marc canonique. FEINE, Jahrh. f. protest. Theologie, 1885-1888 ; Eine vor- kanonische Ueberlieferung des Lukas im Evangelium und Apostelgeschichte (1891), admet, à côté des Logia, une sorte de protévangile dont le texte aurait été mieux gardé par Matthieu, et la suite par Marc; Luc a connu Marc et les sources de Matthieu ; ce qui lui est propre viendrait d'une source hiérosolymitaine où ces sources étaient déjà combinées ensemble.

1. Einleitung (21892), 350.

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2 Hat der dritte Evangelist den kanonischen Matthaeus benutzt? (1880). unt attribué pareillement à Luc la connaissance du premier Évangile : STOCKMEYER, Theol. Zeitschrift aus der Schweiz, 1884; MANGOLD, dans BLEEK, Einleitung 4 ; 1886; WEIZSACKER, Ap. Zeitalter, supr. cit., p. 71, n. 3 ; WENDT, Die Lehre Jesu (1886, 21901).

'1' 'J - r- - /IÛÛO\. n:.

3. Die dret ursprunglichen, noch ungeschriebenen Evangelien \ioooj, Die synoptischen Evangelien nach der Form ihres Inhalts (1885).

judéochrétienne, que Pierre enseigna avant de devenir judaïsant, la forme paulinienne, et celle des judaïsants antipauliniens; l'évangile des judaïsants, rédigé par l'apôtre Matthieu entre 50 et 70, peut-être vers 55, n'est plus représenté que par quelques versets du premier Évangile qui sont comme interpolés dans le discours sur la montagne ; l'évangile judéochrétien de Pierre est représenté par notre premier Évangile, écrit en grec après l'an 70; le second Évangile fut composé vers l'an 80, avec des matériaux pris de Matthieu, pour l'usage des communautés hellénochrétiennes qui ne voulaient pas abandonner l'évangile de Paul. L'emploi simultané de Matthieu et de Luc ayant familiarisé les communautés avec le judéochristianisme et le paulinisme, en les corrigeant et atténuant l'un par l'autre, cet esprit mitoyen se traduisit dans l'Évangile de Luc, écrit vers l'an 100, qui procède de Matthieu, de Marc et de la tradition orale.

Cette combinaison singulière de l'hypothèse de la tradition orale avec l'hypothèse des sources a trouvé peu de faveur auprès des exégètes ; mais l'appréciation du second Évangile mérite d'être retenue, et Holsten doit avoir raison de penser que Marc a voulu signifier l'impuissance des apôtres galiléens à comprendre le mystère de la croix.

L'hypothèse du protévangile a été reprise par A. Resch 4 sous une forme assez originale : un évangile hébreu, non araméen, aurait été composé de fort bonne heure par l'apôtre Matthieu ; cet évangile contenait la matière des trois Synoptiques, tant le commun que le propre ; il en aurait existé de nombreuses versions ; Marc serait un remaniement de l'évangile hébreu, d'où l'on aurait éliminé une grande partie des discours, et où la partie historique aurait été au contraire notablement développée ; le premier Évangile serait une combinaison de Marc avec les discours de l'évangile hébreu ; il en serait ainsi de Luc, si ce n'est que celui-ci a gardé les discours dans leur cadre historique. Tout le système est fondé sur les variantes des Évangiles, comme si ces variantes ne comportaient pas d'autre explication générale que l'existence de versions différentes d'un même original. On ne comprend pas d'ailleurs pourquoi d'un ouvrage plus considérable et plus régulièrement composé que Marc, Matthieu ou Luc, on se serait avisé d'extraire trois relations plus courtes, où les matériaux du document primitif auraient été disloqués sans raison apparente, les discours démembrés ou confondus à plaisir, tandis qu'il était si facile de s'en tenir à l'excellent livre qu'on avait, et dont il existait, au dire de Resch, plusieurs versions grecques. Non content de cet

1. Agrapha (1889, 21906) ; Aussercanonische Paralleltexte zu den Evangelien 1 (1893) ; II, Parai, zu Matthaeus und Marcus (1895); III, Paral. zu Lucas (1895); Das Kindheitsevangelium (1897) ; Die Logia Jesu nach dem griechischen und hehraischen Text wiederhergestellt (1898).

évangile hébreu, Resch en a supposé un autre pour les récits de l'enfance : ce livre, écrit avant l'an 54, aurait contenu ce qui est dans Matthieu et ce qui est dans Luc. Thèse indémontrable, contraire à toute vraisemblance, et que Resch n'a pas démontrée. A. Harnack 1 voit dans Marc le plus ancien des évangiles canoniques, écrit entre l'an 65 et l'an 70; il n'y aurait pas de proto-Marc, et l'évangile actuel serait identique à celui qu'écrivit le disciple de Pierre, sauf pour la finale 2, qui aurait été supprimée parce qu'elle ne cadrait pas avec la tradition de Luc et de Jean touchant les apparitions du Christ ressuscité. Le premier Évangile, qui n'est pas d'un apôtre, aurait été composé entre l'an 70 et l'an 75; il dépendrait de Marc et d'une autre source dont l'origine est assurément palestinienne ; certaines additions auraient été faites plus tard, au commencement du second siècle.

Luc aurait écrit son évangile entre l'an 78 et l'an 93. L'Évangile des Hébreux et l'Évangile des Égyptiens auraient été des compositions parallèles aux Synoptiques, le premier à l'usage des judéochrétiens, le second à l'usage des hellénochrétiens d'Alexandrie. Harnack exagère sans doute la valeur de ces deux apocryphes, surtout celle de l'Évangile des Hébreux, et il ne serait pas éloigné d'identifier, comme Renan 3, ce dernier évangile à l'évangile hébreu, seconde source de notre Matthieu grec. Autant qu'on en peut juger par les fragments qui nous ont été conservés, l'Évangile des Hébreux ne peut être considéré ni comme une œuvre originale, ni comme la source possible de Matthieu et de Luc. Le plaidoyer très érudit que le même auteur a publié récemment en faveur de l'authenticité du troisième Évangile et des Actes 4, laisse subsister tous les arguments de l'hypothèse contraire. Harnack insiste principalement sur l'unité de style qui se remarque dans les passages des Actes empruntés au journal des voyages de Paul (Wirquelle) et dans le reste du livre. Mais la faculté d'assimilation de l'écrivain apparaît suffisamment dans le troisième Evangile : les morceaux de Marc qui y sont entrés ont été retouchés au point qu'ils ne sont plus dans le style de Marc, mais dans celui du rédacteur, en sorte que l'influence littéraire du second Évangile sur le troisième ne

1. Chronologie der altchristl. Literatur bis Eusehius, 1 (1897). Sprüche und Reden Jesu (1907).

2. Sur ce point, Harnack adopte les conclusions de ROHRBACH, Der Schluss des Marcusev., der Vierevangelienkanon und die kleinasiatischen Preshyter (1894), reprises dans Die Berichte liber die Auferstehung Jesu Christi (1898).

3. Supr. p. 69.

4. Lukas der Arzt, der Verfasser des drittens Evangeliums und der Apostelgeschichte (1906). Voir les remarques de SCHÜRER, Theologische Literaturzeitung, 7 juillet 1906.

pourrait plus être déterminée, et pourrait même être supposée tout à fait nulle, si Marc ne nous avait été conservé.

D'après T. Zahn 1, Matthieu aurait écrit son évangile en araméen, l'an 61 ; Marc, écrivant le sien avant la mort de Pierre, pour ne le publier qu'après, aurait utilisé ce Matthieu sémitique ; en revanche, l'auteur de la traduction canonique se serait servi du second Évangile, en sorte que Marc dépendrait du Matthieu araméen pour le fond, et notre Matthieu grec dépendrait de Marc pour la forme. Le troisième Évangile aurait été écrit vers l'an 75, d'après Marc ; ce que Luc a de commun avec Matthieu viendrait de la tradition orale, où Matthieu a puisé directement, et Luc peut-être médiatement, par les sources qu'il vise avec Marc, dans son prologue; la même hypothèse s'appliquerait aux parties propres à Luc. Système artificiel et compliqué. Il paraît impossible d'admettre que notre premier Évangile soit une traduction ; inconcevable que Marc ait voulu écrire un évangile beaucoup moins complet que sa source ; invraisemblable que Luc ne dépende pas, en général, de sources écrites, et, pour les parties qui lui sont communes avec Matthieu, d'une source qui n'est pas le premier Évangile, mais que le rédacteur de celui-ci a exploitée à sa façon, comme Luc lui-même.

Dans une étude fort bien conduite, P. Wernle2 a exposé le rapport des trois Synoptiques et tâché de l'expliquer. Luc a connu Marc et l'a pris pour base de son propre récit, en modifiant profondément le style de sa source, en en interprétant les détails, rarement en le combinant avec d'autres documents. L'exemplaire de Marc sur lequel a travaillé Luc n'avait pas de finale. Matthieu et Luc dépendent de Marc pour les récits qu'ils ont en commun, et, pour les discours, d'une source qui ne s'est pas conservée. Luc s'est approprié le contenu de cette source en en corrigeant le style, comme il a fait pour Marc, en ajoutant de son propre fonds certaines indications pour le cadre historique, en élaguant dans les discours mêmes ce qui ne convenait plus à son temps, et en faisant ressortir les mérites de la pauvreté et de la bienfaisance. Il a encore utilisé d'autres sources qui lui ont fourni quantité d'anecdotes, de sentences, de paraboles ; la liberté avec laquelle ces matériaux ont été traités ne permet pas de reconstituer les documents d'où ils proviennent. Le premier Évangile a été composé en grec, d'après Marc et la source principale des discours de Luc ; l'auteur a retouché le style de Marc, moins pourtant dans les discours que dans les récits, et il l'a souvent commenté et complété ; généralement il a mieux, gardé que Luc le texte des discours qu'il a en commun avec le troisième Évangile, il a emprunté à la tradition écrite

1. Einleitung, II (1899).

2. Die Synoptische Frage (1899).

ou orale certaines sentences ou paraboles qui lui appartiennent en propre; les récits qui lui sont particuliers ne viennent pas d'une source écrite ; son livre a été rédigé, comme celui de Luc, vers la fin du 1er siècle. Marc représente la tradition de Pierre ; il a connu sans doute le recueil de discours qu'ont exploité Matthieu et Luc, mais il n'en dépend pas littérairement ; il ne doit à une source écrite que le discours apocalyptique du chapitre XIII; on n'a pas lieu de supposer un proto-Marc, et les modifications légères que l'ouvrage a pu subir regardent la tradition du texte, non la composition du livre ; Marc a écrit probablement un peu après l'an 70, peut-être un peu avant; son livre n'avait pas de conclusion, parce que l'auteur avait été empêché de la rédiger. Le recueil de discours qui existait avant les Synoptiques était sans chronologie et avait une forme catéchétique ; rien ne prouve qu'il ait été rédigé d'abord en araméen ; il s'en était fait diverses recensions grecques avant qu'il fût incorporé aux Évangiles de Matthieu et de Luc ; la première rédaction peut être approximativement rapportée à l'an 60. Le quatrième Évangile, l'Évangile des Hébreux dépendent des Synoptiques; l'Évangile de Pierre suppose les quatre Évangiles du canon. Pour l'histoire de Jésus, la source principale est Marc ; pour son enseignement, le recueil de discours où ont puisé Matthieu et Luc ; il n'y a pas de tradition johannique.

La plupart de ces conclusions semblent fondées. Les plus contestables doivent être celles qui concernent le rapport de Marc avec la tradition de Pierre, son indépendance à l'égard du recueil de discours, l'originalité de sa composition et le degré d'historicité qui lui appartient.

A. Jülicher 1 admet de même l'unité et l'originalité du second Évangile, qui aurait été écrit vers l'an 70; la finale primitive aurait été supprimée avant que le livre ne devînt canonique ; cette finale a pu être connue par l'Évangile de Pierre et le rédacteur du dernier chapitre de Jean; il n'est pas autrement certain que Matthieu et Luc l'aient ignorée. L'Évangile de Matthieu a été écrit vers l'an 100; il n'y a pas lieu d'y reconnaître un double travail de rédaction. Le troisième Évangile a été rédigé vers 80100. Marc est une des sources principales des deux autres Synoptiques.

Ceux-ci dépendent également d'un recueil de discours qui avait été rédigé par l'apôtre Matthieu en araméen, puis traduit en grec et remanié dans des recensions diverses. Certains récits, particuliers à Matthieu ou à Luc, ont pu être puisés à d'autres sources ou dans la tradition.

La question du second Évangile a été posée en des termes nouveaux par Wrede 2. Cet auteur signale une espèce de contradiction permanente qui règne dans Marc : jusqu'à la confession de Pierre, Jésus ne s'est

1. Einleitung (1894, 51906).

2. Das Messiasgeheimnis in den Evangelien (1901).

avoué Messie devant personne, et, après cette confession, il interdit à ses disciples de dire qu'il est le Christ ; cependant les démoniaques, depuis le commencement, ont salué Jésus comme Fils de Dieu, malgré ses défenses; Jésus lui-même s'est déclaré publiquement Fils de l'homme, c'est-à-dire Messie, en deux occasions qui précèdent la confession de Pierre ; partout les manifestations messianiques contrastent avec les précautions prises par Jésus pour écarter l'idée du Messie ; les apôtres euxmêmes sont censés comprendre et ne pas comprendre ; leur inintelligence devant les prophéties les plus claires de la passion et de la résurrection est visiblement une thèse de Marc, en rapport avec la thèse du secret messianique. Wrede croit trouver la clef de ces énigmes en ce que Jésus ne serait jamais dit Messie, même devant ses disciples : ceux-ci l'auraient cru Messie quand ils le crurent ressuscité ; puis la tradition aurait anticipé la gloire messianique dans la carrière terrestre de Jésus ; de là viendraient les récits du baptême, de la transfiguration, les déclarations des possédés, les aveux de Jésus lui-même, les miracles publics ; d'autre part, l'idée du secret imposé faisait droit à la tradition historique et devait expliquer pourquoi Jésus n'avait pas été regardé comme Christ avant sa résurrection.

Cette solution radicale, conçue en face de données véritablement incohérentes, ne rend compte ni de la carrière de Jésus, qui est mort comme prétendant à la dignité messianique, ni de la foi des apôtres, qui n'auraient pas cru Jésus ressuscité s'ils ne l'avaient cru d'abord appelé au rôle de Christ, ni de la composition du second Évangile, où il convenait de chercher premièrement la clef des difficultés que présente le récit.

Le caractère du secret messianique est très complexe dans Marc, et il y avait à faire la part de la réserve que Jésus a réellement et nécessairement observée sur ce point, de l'objet spécial sur lequel est censé porter l'inintelligence des apôtres, à savoir la signification et la nécessité de la mort du Christ, enfin de la théorie qui voit dans le secret messianique le moyen providentiel de l'aveuglement des Juifs.

P.-W. Schmiedel1 se rallie en principe à l'hypothèse des deux sources, Marc et les Logia, mais il observe que le travail littéraire qui aboutit à la rédaction des trois premiers Évangiles n'est pas contenu en des termes si simples, et qu'il y a eu des sources de sources. Marc et les Logia n'étaient pas, dans la forme où Matthieu et Luc ont pu les utiliser, des œuvres entièrement homogènes et de première main. Le second Évangile ne peut pas être un simple écho de la prédication de Pierre : l'apôtre Matthieu ne peut être l'auteur des Logia. grecs que le rédacteur du premier Évangile a exploités, mais il peut être l'auteur d'un écrit araméen

1. Art. Gospels, EB. II (1901).

plus ancien ; le premier Évangile n'aurait acquis sa forme actuelle que vers l'an 120, mais il aurait pu être connu de Luc dans une rédaction antérieure où manquaient encore les récits de l'enfance, la promesse du Christ à Pierre, et d'autres morceaux propres au Matthieu canonique; Marc n'aurait reçu sa forme définitive qu'après Matthieu et Luc ; l'auteur du troisième Evangile, qui n'était pas le disciple de Paul, aurait écrit vers 100-110.

W. Soltau 1 maintient que Marc, recueil un peu augmenté des récits de Pierre, et non un proto-Marc, a servi de source à Matthieu et à Luc; ces deux évangiles dépendent pareillement d'une autre source pour les discours du Seigneur ; mais la seconde source se serait présentée à Luc sous une forme plus développée, en sorte que le rédacteur du troisième Évangile devrait aux Logia tout ce qu'il n'a pas pris dans Marc, sauf les récits de l'enfance et un petit nombre de traits légendaires ; une première édition du Matthieu grec, vers 75, aurait été connue par Luc ; l'édition définitive, avec les récits de la naissance et d'autres morceaux propres à Matthieu, postérieure au troisième Evangile, aurait été rédigée vers 110.

Sur ce dernier point, Soltau s'accorde donc à peu près avec Schmiedel.

Selon J. Weiss 2, l'Évangile de Marc n'est pas une œuvre littéraire ni une biographie du Christ, mais un recueil de prédication aposLolique, dépourvu de caractère personnel, ce qui explique la façon dont il a été exploité par Matthieu et par Luc. Les souvenirs de la première communauté y sont comme encadrés dans les idées de Paul : c'est en paulinien que l'évangéliste apprécie l'attitude des Juifs à l'égard de Jésus, et la conduite des apôtres galiléens ; qu'il insiste sur les prophéties de la passion; qu'il parle de la mort rédemptrice; qu'il raconte la dernière cène ; qu'il rattache une signification symbolique aux anecdotes traditionnelles. Marc a eu des sources, et il dépend, pour une bonne partie de ses matériaux, du document dont on admet que Matthieu et Luc dépendent pour les discours du Seigneur. Comme le même travail rédactionnel se remarque partout, même dans les récits où l'on croit reconnaître des souvenirs de Pierre, on ne voit pas pourquoi J. Weiss n'admet pas que, pour ces récits également, Marc dépende d'une source écrite, que cette source soit ou non distincte de celle où il a puisé, avant Matthieu et Luc, les discours de Jésus. J. Weiss pense, comme Schmiedel, que la rédaction définitive de Marc se place après celle de Matthieu et de Luc. Mais l'hypothèse du deutéro-Marc n'a plus guère de raison d'être si le second Évangile a eu des

1. Eine Liicke der synoptischen Forschung (1899). Zur Entstehung des 1 Evangeliums (Zeilschrift fur die neut. Wissenschaft, 1900). Unsere Evangeiien, ihre Quellen und ihr Quellenwert (1901).

2. Das atteste Evangelium (1903).

sources.qu:e- Matthieu et Luc ont pu connaître et suivre dans les cas où ils semblent primitifs relativement à Marc.

L'opinion de R.-A. Hoffmann1 , qui suppose une double rédaction araméenne de Marc dont la première, plUS courte, aurait été connue de Matthieu, ne semble pas devoir trouver plus de crédit que celle de Resch touchant le protévangile hébreu.

Elle ne laisse pas néanmoins de se retrouver en partie, et sous le couvert d'un nom autorisé, dans les récents travaux de J. Wellhausen 2. L'Evan- gile de Marc tiendrait de si près à la tradition de la communauté primitive, dont la langue était un dialecte araméen, que, selon toute vraisemblance, la rédaction originale de notre second Évangile était aussi araméenne. Cette rédaction aurait été glosée dans une certaine mesure, qui ne se laisse pas déterminer; mais le livre grec qui nous est parvenu est celui qui a servi de source à Matthieu et à Luc ; toutefois, ceux-ci ont pu connaître aussi la rédaction primitive. Bien qu'il ne représente pas les souvenirs de Pierre, Marc serait la source la plus autorisée, on pourrait presque dire l'unique source à consulter sur la vie et l'enseignement de Jésus. Sans doute Matthieu et Luc dépendent aussi d'une autre source qui contenait surtout des discours attribués au Christ ; mais cette source, également d'origine hiérosolymitaine et rédigée en araméen avant l'an 70 aurait été secondaire à l'égard de Marc, dont elle dépendrait, et les enseignements qu'elle met dans la bouche du Christ auraient été conçus pour les besoins de la communauté. Matthieu et Luc auraient écrit après l'an 70, le premier dans le milieu hiérosolymitain, le second en Syrie. La succession des documents évangéliques aurait ainsi quelque analogie avec celle des documents de l'Hexateuque, Marc correspondant aux anciennes sources iahviste et élohiste, les Logia au Deutéronome, Matthieu et Luc au Code sacerdotal 3. Cette construction particulière est en rapport avec une vue très spéciale sur le rôle historique du Sauveur. Jésus aurait été un docteur qui ne se proposait pas autre chose que d'instruire Israël dans la voie de Dieu ; lui-même aurait défini sa mission dans la parabole du Semeur; l'idée du règne de Dieu aurait tenu peu de place dans sa prédication; celle du royaume déjà acquis lui aurait été étrangère, et les préoccupations eschatologiques de l'Évangile seraient imputables à la tradition chrétienne; Jésus n'aurait même pas songé à la parousie. Ce

1. Das Marcusevangelium und seine Quellen (1904). E. WENDLING, Ur-Marcus (1905) partage Marc entre trois écrivains : proto-Marc, rédacteur, évangéliste.

Les résultats de son analyse paraissent fort incertains.

2. Das Evangelium Marci (1903). Das Evangelium Matthaei (1904). Das Evangelium Lucae (1904). Einleitunq in die drei ersten Evangelien (1905).

3. Remarque de JÜLICHER, Theolog. Literaturzeitung, 11 nov. 1905, p. 619.

fut la foi à sa résurrection qui fit de lui le Messie pour ses fidèles ; à proprement parler, l'Évangile est postérieur à Jésus ; le nom même et l'idée sont chrétiennes, ainsi que l'apostolat des Douze ; sans sa mort tragique, Jésus ne serait pas entré dans l'histoire, et l'impression produite par sa carrière résulte de ce qu'elle a été violemment interrompue lorsqu'elle venait à peine de commencer.

Peut-être l'auteur de ce système s'est-il trop aisément persuadé que la critique des Évangiles avait besoin d'être renouvelée, et qu'elle pouvait l'être de la même façon que celle de l'Hexateuque, il y a quelque trente ans.

Ce que son œuvre a de plus louable et de plus consistant est l'effort qu'il a tenté, non sans succès, pour rattacher nos évangiles au fond araméen, tradition ou rédactions, qui les supporte. Mais sa critique de Marc, après Wrede et J. Weiss, paraît insuffisante. Son opinion sur le rapport de Marc et des Logia, fondée sur des raisonnements ou sur des indices contestables, paraît bien être le contraire de la vérité 1. Et l'on peut craindre qu'une idée préconçue du caractère et de l'œuvre du Christ n'ait influencé une exégèse qui dispose un peu trop souverainement des matériaux évangéliques, et qui, si elle éclaircit maint détail, ne contribue certainement pas à rendre plus intelligibles ni la vie ni la mort de Jésus.

Il semble donc que la plus grande confusion règne encore sur le problème fondamental de la critique néotestamentaire et conséquemment des origines chrétiennes. Une apologétique superficielle pourrait se prévaloir de cette incertitude, conclure à l'inanité du travail critique, et en tirer argument en faveur de ce qu'on appelle la tradition. Mais on a pu voir que la tradition elle-même est tout ce qu'il y a de plus incertain, et que c'est son insuffisance palpable qui rend nécessaire le travail critique.

Ce travail a eu ses tâtonnements inévitables ; il ne fera jamais la pleine lumière sur tous les détails d'un sujet qui se dérobe en grande partie à l'expérience directe de l'historien. Il n'en a pas moins acquis un certain nombre de résultats importants, et l'on aurait tort de penser qu'il n'en obtiendra pas d'autres dans l'avenir. Que, pour satisfaire à une consigne dogmatique, un grand nombre d'exégètes, catholiques ou protestants, tiennent encore à l'authenticité rigoureuse, à l'historicité absolue des trois premiers Evangiles, la critique scientifique, nonobstant les écarts et les partis pris dont ses représentants n'ont pas toujours été et ne sont pas encore tous exempts maintenant, ne laisse pas d'avoir fait un chemin considérable ; elle a précisé de plus en plus exactement la position du problème synoptique ; elle s'est rapprochée du but qu'elle poursuit plus ou moins consciemment depuis un siècle : déterminer l'origine, les conditions et la valeur du témoignage évangélique, reconstituer par le moyen

1. Voir W. BOUSSET, Theolog. Rundschau, jan. 1906, 1-14.

des Évangiles l'histoire de Jésus et du mouvement chrétien, expliquer par ce mouvement, dont ils sont l'expression partielle, la composition des évangiles mêmes et le développement de la littérature évangélique, partie essentielle et principale de l'ancienne littérature chrétienne.

En ce qui concerne l'origine des Synoptiques, il paraît certain que pas un d'eux ne repose directement et complètement sur la tradition orale, qu'aucun d'eux n'est l'expression immédiate de souvenirs gardés par un témoin. L'hypothèse de la tradition ne suffit pas à résoudre le problème.

L'attribution du premier Évangile à l'apôtre Matthieu n'est pas soutenable ; celle du second Évangile à un disciple de Pierre soulève de très sérieuses objections; et si le troisième Évangile a été écrit par un disciple de Paul, on doit reconnaître que cette circonstance ne jette pas beaucoup de lumière sur sa composition, ses tendances et son objet.

L'hypothèse d'une source unique où les trois Synoptiques auraient puisé directement, et qui aurait contenu l'ensemble des récits et des discours évangéliques, est gratuite en elle-même, elle ne rend pas compte du rapport des Évangiles ni de leur origine. Il n'y a pas eu de protévangile contenant toute la substance de Matthieu, de Marc et de Luc.

L'hypothèse de l'utilisation, quel que soit l'ordre qu'on assigne aux Évangiles, n'est pas plus satisfaisante que les précédentes, si l'on veut s'y tenir exclusivement. La composition de Marc ne s'explique point par sa dépendance à l'égard de Matthieu seul, ou de Matthieu et de Luc, ni celle de Luc par sa dépendance à l'égard de Matthieu seul, ou de Matthieu et de Marc, ni celle de Matthieu par sa dépendance à l'égard de Marc seul, ou de Marc et de Luc.

Il a existé des sources antérieures à nos évangiles canoniques, même à Marc. Ce sont ces sources qui procèdent de la tradition orale et qui tiennent à l'égard des Synoptiques la place que certains critiques assignaient au protévangile. Aucun évangile ne représente une seule source primitive, sans mélange d'éléments pris ailleurs. Marc est antérieur aux deux autres Synoptiques et leur a servi de source ; mais il n'est pas lui-même un simple écho de la prédication de Pierre. Bien que l'hypothèse d'un proto-Marc, antérieur à Matthieu et à Luc, et d'un deutéroMarc qui leur serait postérieur, ait encore de notables partisans, elle ne semble pas très probable. Les rédacteurs des deux autres Synoptiques ont dû connaître Marc dans sa forme actuelle. Mais l'hypothèse de sources que Matthieu et Luc auraient connues, comme ils ont connu Marc, semble recevable pour Marc lui-même.

Les discours qui sont communs à Matthieu et à Luc, et qui ne sont pas dans Marc, viennent très vraisemblablement d'une source spéciale ; mais il est probable que cette source existait en des recensions différentes, et que Matthieu et Luc n'ont pas exploité la même recension. Il n'est

A. LOISY. — Les Évangiles synoptiques. 6

pas tout à fait certain que le document primitif ait été rédigé en araméen.

La dépendance de Marc à l'égard de ce document paraît incontestable, bien qu'elle n'ait été admise jusqu'à présent que par un petit nombre de critiques. Il paraît douteux que cette source ait contenu d'abord une esquisse de la carrière de Jésus, et peut-être ne contenait-elle en fait de récits que certaines notices réclamées pour l'introduction de telle ou telle sentence.

Bien que beaucoup regardent comme primitifs les récits de Marc, le second Évangile. semble présenter, comme les deux autres Synoptiques, des traces indiscutables de travail rédactionnel. L'évangéliste a dû connaître une sorte d'histoire abrégée du ministère du Christ, laquelle n'encadrait pas l'objet de la prédication évangélique, et peut être considérée comme primitivement distincte du recueil de discours..

Le second Évangile remonte probablement aux environs de l'an 70; le premier et le troisième ne peuvent pas être de beaucoup antérieurs à la fin du 1er siècle, et encore est-il possible que des additions et des retouches y aient été pratiquées dans la première moitié du second siècle. Ces livres étaient la propriété des communautés chrétiennes, non celles d'auteurs déterminés dont on se serait cru obligé de respecter le droit. Il est possible que la première rédaction des discours du Seigneur soit de l'apôtre Matthieu; que le récit qui est à la base du second Évangile soit d'un Marc disciple de Pierre ; que le troisième Évangile ait été attribué à Luc, parce que ce disciple de Paul était l'auteur du journal de voyage qui a été incorporé au livre des Actes.

Nonobstant la place assez large qu'il convient de faire au travail de la pensée traditionnelle et de la rédaction évangélique, les trois premiers Évangiles représentent fidèlement la substance de l'enseignement donné par Jésus.

Plus délicate est l'appréciation des récits. La plupart des critiques admettent l'historicité des récits communs aux trois Synoptiques, sauf à rationaliser plus ou moins certains miracles, par exemple la résurrection de la fille de Jaïr. Tout dépend ici du caractère et de la valeur qu'on doit reconnaître aux données de Marc. Comme l'analyse critique du second Évangile en est encore aux débuts, on ne peut s'arrêter avec certitude ni à l'opinion reçue, qui regarde comme historique l'ensemble des récits., ni à des hypothèses comme celle de Wrede, qui leur enlève à peu près toute valeur traditionnelle. On peut croire que la critique s'arrêtera, pour finir, à quelque opinion moyenne, plus ou moins conforme à celle de J. Weiss, qui fera une assez grande part aux tendances doctrinales, aux

1. Cette opinion est encore défendue par F. C. BURKITT, The Gospel History and its transmission (1906). Marc n'aurait eu de source écrite que pour le C. XIII.

préoccupations apologétiques de l'évangéliste, à son symbolisme plus ou moins conscient, tout en admettant derrière Marc une chaîne de souvenirs proprement traditionnels. Mais il ne semble pas que tous les suppléments insérés dans ce cadre, et les modifications qu'on lui a fait subir importent plus à l'histoire de Jésus que les additions narratives et les particularités d'arrangement qui se rencontrent dans Matthieu et dans Luc.

La discussion des récits de la résurrection n'a pas produit de résultats nettement décisifs 1. La finale deutéro canonique de Marc n'est certainement pas primitive. A-t-il existé une autre finale, qui aurait été supprimée?

La tradition hiérosolymitaine des apparitions, représentée par Luc et par Jean, est-elle parallèle à la tradition galiléenne, attestée plutôt que représentée par Marc et par Matthieu, ou bien n'en serait-elle qu'une transposition? Si Marc s'est terminé d'abord à la découverte du tombeau vide, il n'en suppose pas moins une tradition, orale ou déjà écrite, sur les apparitions galiléennes, et cette tradition paraît antérieure à la tradition hiérosolymitaine, au moins dans la forme exclusive que celle-ci a prise chez Luc et chez Jean. Sur ce point, la critique ne peut qu'entrevoir un travail de la pensée et de l'apologétique chrétiennes, aussi considérable en lui-même et dans ses conséquences que difficile à suivre el à reconstituer par l'analyse.

Quant aux récits de l'enfance, la plupart des critiques leur contestent toute valeur historique et y voient un produit de la tradition. Ceux de Matthieu ont pris leur forme actuelle sous la plume de l'évangéliste.

Ceux de Luc ont dû exister par écrit avant d'entrer dans le troisième Evangile. Les deux séries s'excluent mutuellement. Mais, si leur origine n'est pas à chercher dans les souvenirs de la génération apostolique, elle n'en soulève pas moins un assez grand nombre de problèmes dont la solution définitive n'est pas encore trouvée.

1. On lira cependant avec profit et intérêt A. MEYER, Die Auferstehung Christi (1905).

CHAPITRE III L'ORIGINE ET LA COMPOSITION DU SECOND ÉVANGILE

On vient de voir comment la question du second Évangile a changé d'aspect dans ces dernières années. Après les travaux de Wrede 1, de J. Weiss 2 et de Wellhausen 3, il s'agit de déterminer dans quelle mesure Marc a pu reproduire la physionomie réelle du Christ, de son ministère et de son action. Il semble acquis dès maintenant que le plus ancien des Synoptiques est, quant à la composition, une œuvre de seconde main, une compilation du même genre que Matthieu et que Luc ; qu'il est, quant à son objet et à son caractère, une œuvre de foi beaucoup plus qu'un témoignage historique; enfin qu'il n'a pu être écrit par un dis-

ciple de Pierre, et que l'on peut tout au plus admettre un rapport direct de l'une de ses sources avec le prince des apôtres.

Il est plus facile d'indiquer les idées qui dominent le livre que d'en esquisser le plan. La distribution des matériaux paraît s'être faite comme d'elle-même et avoir été imposée soit par leur objet, soit par leur agencement dans les sources primitives. L'unité du li vre se fait moins sentir dans la rédaction, passablement incohérente, que dans la pensée dominante de l'ensemble, à savoir que Jésus est le Christ qui devait sauver le monde par sa mort : l'endurcissement des Juifs était la condition provi- dentielle de cette mort et du salut des Gentils ; le mystère de la rédemption avait été révélé aux apôtres compagnons du Christ, mais ils ne l'avaient pas compris.

On peut distinguer dans le second Évangile une sorte de préambule -1, la prédication de Jean-Baptiste, puis une première partie, le baptême de Jésus et les heureux débuts de son ministère 5 ; une deuxième partie G, série de conflits avec les pharisiens, laisse déjà entrevoir le dénouement fatal; une troisième partie 7, inaugurée par le choix des apôtres et terminée par leur première mission, montre Jésus au comble de la

1. Supr. p. 76.

2. Supr. p. 78.

3. Supr. p. 79.

4. Me. i, 1-8.

5. i, 9-45.

6. ii, l-iii, 6.

7. III, 7-VI, 29.

renommée, organisant la prédication de l'Évangile, se heurtant à l'endurcissement des Juifs, qu'il constate et explique, à l'incrédulité de ses parents et de ses concitoyens; on dirait que la mort de Jean-Baptiste, qui clôt cette partie, veut faire pressentir la mort de Jésus; les récits de miracles cadrent plus ou moins avec le point de vue du narrateur, et la thèse subsidiaire de l'inintelligence des apôtres ne s'accorde pas très bien avec leur mission ; une quatrième partie 1, dont le développement est peu régulier, fait grande part à cette thèse en montrant le Sauveur plus occupé d'instruire ses disciples par ses discours et par ses miracles que de gagner les Juifs; les prophéties de la passion y sont multipliées en corollaire de déclarations ou de manifestations messianiques; une cinquième partie 2 contient l'histoire du ministère ou plutôt du conflit hiérosolymitain et se termine par un grand discours apocalyptique; une sixième et dernière partie 3 contient le récit de la passion avec ses préliminaires, repas de l'onction, dernière pâque, Gethsémani, et sa conclusion, sépulture du Christ et découverte du tombeau vide.

Antérieure à celle des deux autres Synoptiques, la rédaction de Marc ne peut être contrôlée comme celle-ci par la comparaison d'une source plus ancienne conservée jusqu'à nous. Mais des probabilités de même ordre que celles qui font admettre, pour Matthieu et Luc, une source commune autre que Marc, invitent à supposer derrière Marc lui-même d'autres documents écrits, et d'abord cette source même que Marc a exploitée avec plus de réserve quant à la quantité des matériaux empruntés, mais avec non moins de libçrté quant à la façon de les utiliser. A défaut d'indices fournis par le rapport des textes parallèles, les incohérences de la composition et la correspondance de parties actuellement disjointes peuvent offrir une base suffisante aux conjectures critiques.

Dans une œuvre aussi peu littéraire, le défaut de cohésion n'est pas une preuve de rédaction multiple. Mais l'incohérence qu'on pourrait appeler positive, le désaccord entre les morceaux juxtaposés qui procèdent de courants d'idées très différents, l'accumulation de données disparates qui se laissent reconstituer en groupes homogènes, caractérisés chacun par une inspiration distincte, les doubles emplois peuvent attester, ici comme

i. vi, 30-x. La confession de Pierre (vin, 27-30) ne marque pas une division essentielle dans le livre, bien qu'elle ait dû être un point capiLal dans la source d'où elle provient, et que la correspondance de l'aveugle de Bethsaïde (vin, 22-26) avec l'aveugle de Jéricho (x, 46-52) indique une sorte de sectionnement qui permettrait de compter comme parties distinctes vi, 30-vm, 26, et vin, 27-x.

2. XI-XIII.

3. XIV-XVI, 8.

ailleurs, la combinaison des traditions ou des sources écrites et la complexité du travail rédactionnel.

Les traces de rédaction secondaire apparaissent dès le début, dans le récit du baptême et de la tentation du Christ. Non seulement le texte de Malachie 1 est une surcharge dans la citation d'Isaïe2, mais cette citation même est une pièce rapportée entre le titre initial 3 et le commencement de la narration4 L'assertion de Jean : « Il vous baptisera d'esprit saint », comparée à Matthieu et à Luc 5 : « 11 vous baptisera d'esprit saint et de feu », laisse soupçonner une relation primitive : « Il vous baptisera de feu », qui est confirmée par la suite du discours dans ces deux évangiles6. Marc, pour l'adaptation au baptême chrétien, aura remplacé le feu par l'esprit, et les deux autres évangélistes présentent la leçon de Marc avec la donnée de la source 7. La description du baptême commence d'une façon un peu abrupte 8, et l'on pourrait se demander si elle n'est pas superposée à l'indication générale : « Et en ce temps-là, Jésus. fut baptisé dans le Jourdain par Jean » 9, à laquelle se rattacherait tout naturellement ce qui est dit plus loin de la venue de Jésus en Galilée, et de sa prédication. La parole du Père céleste : « Tu es mon fils bien-aimé, en toi je me complais », paraît secondaire relativement à la leçon occidentale de Luc : « Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui 10 ». Ce qui est dit de la tentation est un abrégé original en sa forme, mais qui suppose derrière lui un tableau développé, comme celui de Matthieu et de Luc11, à moins que ce ne soit le même.

Lé résumé des premières prédications de Jésus est plutôt un résumé de la prédication apostolique 12 et ne paraît pas primitif à l'égard de

t. Ill, 1 ; Mc. i, 2 b. Toute cette analyse de Marc, ainsi que celle de Matthieu et de Luc dans les chapitres suivants, se fonde sur le commentaire, auquel le lécteur est prié, une fois pour toutes, de se reporter.

2. XL, 3; Mc. I, 2 a, 3.

3. ME. I, 1.

4. I, 4. Cf. MT. III, 1-3; Le. ni, 1-6.

5. Me. I, 8; MT. III, 11; Le. 111, 16.

6. MT. III, 12; Le. 111, 17. « Il nettoiera son aire. et il brûlera la paille au feu qui ne s'éteint pas. »

7. Cf. J. WEiss, AE. 127.

8. Me. 1, 10; cf. 12.

9. i, 9; lire ensuite 14.

10. Me. I, 11; Le. III, 22 (D, mss. lat.). Ps. II, 7.

11. Cf. Me. i, 12-13; MT. IV, 1-11; Le. IV, 1-13. Voir BOUSSET, Theol. Rundschau, 1906, 8.

12. J WEISS, AE. 137. En ce qui regarde spécialement l'emploi absolu du mot « évangile », cf. BOUSSET, art. cit., 13.

Matthieu 1. Le récit de la vocation des premiers disciples 2 est consistant en lui-même, mais son rapport avec la scène de prédication, dans la synagogue de Capharnaüm, et la venue chez Simon 3 est tout à fait défectueux : on pourrait supposer une transposition, la guérison de la bellemère de Simon se plaçant bien le jour de' l'arrivée à Capharnaüm, et la prédication un des jours suivants. L'anecdote du possédé 4 ne se rattache pas naturellement à la scène de prédication, et l'on sent, à la fin 5, quelque effort du narrateur pour souder l'une à l'autre. Ce qui est dit du retentissement 6 qu'eut le miracle déborde le cadre de l'incident.

On perd le fil des récits avec l'histoire du lépreux 7, qui ne tient à rien et qui fait, jusqu'à un certain point, double emploi avec ce qui précède 8, puisque l'on explique de nouveau pourquoi Jésus ne reste pas au même endroit. On dirait que l'évangéliste a pris un récit tout fait, et qu'il l'a logé, comme pour combler un vide 9, entre le départ de Capharnaüm et le retour dans cette ville pour la guérison du paralytique.

Suit une série de cinq conflits avec les pharisiens : sur la rémission des péchés, à propos du paralytique de Capharnaüm; sur la fréquentation des publicains, à propos de Lévi ; sur le jeûne ; sur le sabbat, en deux occasions 10. La combinaison est rédactionnelle, et les éléments qui y sont entrés ne semblent pas avoir été puisés directement dans la tradition orale. A trois reprises11, l'intention de faire valoir l'argument de messianité s'accuse dans le récit, et, par deux fois12, il est question du « Fils de l'homme », quoique, si l'on en en juge par la recommandation que le Christ fait à ses disciples après la confession de Pierre13, Jésus lui-même n'ait pas dû s'attribuer en public un titre équivalent à celui de Messie.

Ou bien les récits où il s'affirme et se démontre Christ appartiennent tout entiers à une rédaction plus récente que celle de la confession, ou bien ils ont été retouchés et complétés. La dernière hypothèse paraît la plus

1. Cf. Me. I, l'i ; Mt. IV, 17.

2. Mc. I, 16-20.

3. I, 21-22: 29-31.

4. I, 23-28 (omis dans Matthieu).

5. I, 27; cf. VIII, 19-21.

6. I, 28, qui se rattacherait aussi bien à 22.

7. I, 40-45.

8. I, 32-39.

9. J. WEISS, AE. 152.

10. II, 1-12; 13-17 : 18-22:23-28: III, 1-6.

11. II, 10, 19-20, 28.

12. II, 10, 28.

13. VIII, 29-30.

vraisemblable. N'est-il pas singulier que, dans l'histoire du paralytique, on puisse obtenir un récit bien équilibré en laissant de côté toute l'argumentation de Jésus contre les pharisiens 1 ? Cette argumentation est d'ailleurs beaucoup plus facile à comprendre au point de vue du christianisme primitif qu'à celui de l'Évangile, et la conclusion du récit 2 se rapporte seulement au miracle, sans aucun égard au scandale que les pharisiens ont éprouvé sur la doctrine. L'histoire de Lévi contient deux éléments distincts qui semblent artificiellement soudés : la vocation du publicain, et la réponse du Christ à ceux qui le blâment de manger avec les publicains et les pécheurs 3. L'idée d'un repas chez Lévi 4 a fourni la transition entre les deux ; mais cette transition est si gauche qu'elle se trahit comme addition rédactionnelle. Marc a dû trouver dans la tradition écrite les paroles concernant le jeûne, mais il entend de la mort du Christ une comparaison qui s'est plutôt rapportée d'abord à la mort de Jean-Baptiste. La conclusion naturelle de la première histoire sabbatique est dans la sentence : « Le sabbat est fait pour l'homme. », qui est doublée par la réflexion sur « le Fils de l'homme maître du sabbat » 3.

La conclusion de la deuxième histoire 6 a servi d'abord à préparer le dénouement de a carrière du Christ ; histoire et conclusion ne devaient pas être à cette place dans la source où le rédacteur les a prises.

Depuis cet endroit jusqu'après la seconde multiplication des pains 7 la plus grande confusion règne dans le récit. L'idée dominante, surajoutée aux matériaux traditionnels, paraît être la mission des apôtres à Israël, avec l'arrière-pensée de leur insuffisance pour la prédication aux Gentils, qui est le but final de l'Évangile.

La dispute concernant les exorcismes est visiblement interpolée dans l'anecdote relative aux parents qui veulent ramener Jésus chez eux 8 ; Marc a dû la prendre à la source où Matthieu et Luc 9 l'ont empruntée.

Les deux récits qui précèdent10 doivent appartenir à la rédaction, et ils sont destinés, le premier, description générale de l'activité bienfaisante

1. Faire suivre 11, 5 a : « Et Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique », de ce qu'on lit plus loin, v. 11 (après répétition de la même formule) : « Lève-toi, prends ton lit et va chez toi ».

2. II, 12. Cf. MT. IX, 8; LC. v, 26.

3. Mc. II, 13-14, 16-17.

4. II, 15.

5. II, 27-28.

6. m, 6 (complot des pharisiens et des hérodiens).

7. III, 7-VIII, 26.

8. III, 22-30, à dégager de 20-21, 31-35. Cf. WELLHAUSEN, E. 56.

9. MT. XII, 22-32, 43-45 ; Lc. XI, 14-26. Cf. BOUSSET, art. cit. 9.

10. III, 7-12, 13-19.

du Sauveur, à préparer la dispute sur les exorcismes, le second, concernant le choix des apôtres, à préparer la parole du Christ sur ceux qu'il regarde comme ses vrais parents 1.

Le discours des paraboles 2 est une composition artificielle qui tend maintenant à expliquer la réprobation des Juifs, mais dont la rédaction paraît avoir traversé plus d'une étape. Comme la sentence sur la rétribution, la comparaison de la lampe, la parabole du Sénevé 3 se trouvaient certainement dans le recueil de discours qu'ont exploité Matthieu et Luc, il est à croire qu'elles sont venues de là dans Marc, et que les paraboles du Semeur et de la Semence 1 ont la même origine. De tous ces éléments, l'on a voulu faire un discours suivi, et la mise en scène 5 a été conçue en vue du discours. Mais le discours même contient des éléments secondaires : l'explication du Semeur, avec la question qui l'introduit 6, est surajoutée, et sur cette explication de la parabole est venue encore se greffer une explication générale touchant l'objet de l'enseignement parabolique 7.

Il est probable que les trois récits de la tempête apaisée, du possédé de Gérasa, de la fille de Jaïr 8, ont existé d'abord indépendamment l'un de l'autre dans la tradition orale ; mais il semble que le rédacteur du second Évangile les ait trouvés déjà réunis dans un document dont il aura complété les descriptions.

L'anecdote de Jésus à Nazareth 9 est de tradition primitive, sans lien réel avec son contexte. Peut-être a-t-elle été rattachée d'abord à celle des parents venant chercher Jésus à Capharnaum HI.

Ce qui est dit de la mission des Douze et du discours qui s'y rapporte est visiblement emprunté à une relation plus complète, qui doit être celle où Matthieu a pris son discours aux douze apôtres, et Luc son discours aux soixante-douze disciples11.

Les propos tenus à la cour d'Hérode12, qui se retrouveront avant la

1. III, 35.

2. iv, 1-34.

3. IV, 24 (cf. MT. VII, 2; Le. VI, 38); 21-22 (cf. MT. V, 15 ; x, 26; Le. XII, 2); 30-32 (cf. MT, XIII, 31-33 : Le. XIII. 18-21). -

4. IV, 3-9, 26-29.

5. IV, 1-2 (33-34). Cf. Le. VIII, 4.

6. IV, 10, 13-20. Sur le caractère adventice de iv, 10-20, cf. WELLHAUSEN, E.

55.

7. iv, 11-12.

8. iv, 35-41; v, 1-20 ; v, 21-43.

9. vi, 1-6.

10. m, 21, 31-35; supr. p. 88.

11. Mc. VI. 7-13: cf. MT. x: Le. x. i-16.

12. Me. vi, 14-16; cf. VIII, 28.

confession de Pierre, où ils sont à leur place, et la mort de Jean-Baptiste 1 sont comme intercalés entre le départ des apôtres et leur retour, pour occuper l'attention dn lecteur : véritable hors-d'œuvre qui pourrait avoir été substitué délibérément à quelque indication touchant l'attitude hostile que le tétrarque avait prise à l'égard de Jésus 2.

Les deux récits de multiplication de pains sont parallèles 3 et semblent avoir commandé primitivement deux séries de souvenirs également parallèles, qui ont dû être entrecroisées dans la rédaction de Marc. Rien ne prouve que le second récit soit moins ancien que le premier, et celui-ci pourrait fort bien être le dernier venu dans la compilation évangélique.

Le récit de la première multiplication est étroitement lié à celui de Jésus marchant sur les eaux 1 : Marc a dû trouver les deux réunis dans la tradition, et sans doute dans une rédaction qu'il complète à sa manière, en observant que les apôtres n'avaient pas compris ces deux miracles symboliques 5.

La description du passage à Gennésareth 6 semble appartenir à un autre ordre de souvenirs : ce peut être la suite du projet de retraite signalé avec le retour des apôtres auprès de Jésus. La querelle sur l'ablution des mains 7 est comme une grosse interpolation, où l'on veut montrer l'impéritie des apôtres galiléens dans l'affaire des observances légales. Il est assez facile d'y démêler une parole qui avait dû être recueillie parmi les sentences évangéliques 8, et dont on a glosé la relation primitive en y ajoutant un développement explicatif sur lés habitudes pharisaïques 9; une prophétie. d'Isaïe qui tend à rendre compte de la réprobation des Juifs 10; une question des disciples 11, analogue à celles qu'ils ont posée après la parabole du Semeur, et qui doit aussi faire ressortir leur inintelligence; enfin la réponse de Jésus 12, paraphrase de la sentence traditionnelle, aussi peu originale quant au fond, aussi mal réussie quant à la forme que l'interprétation allégorique du Semeur.

Le départ de Jésus pour le pays de Tyrd3 ne fait pas suite à la dispute

1. VI, 17-29.

2. J. WEISS, AE. 203; WELLHAUSEN, MC. 47,51.

3. VI, 30-44; VIII, 1-10.

4. VI, 45-52.

5. VI, 51 b-52.

6. VI, 53-56. Rattacher à VI, 30-31 a(?).

7. VII, 1.-23.

8. VIII, 5, 9-13, 15. Cf. J. WEISS, AE. 223-224.

9. VII, 1-4.

10. VII, 6-8 (Is. xxix, 13) ; cf. IV, 11-12 (Is. VI, 9-10).

11. VII, 17 ; cf. IV, 10.

12. VII, 18-23 ; cf. IV, 13. Voir WELLHAUSEN, E. 55.

13. VII, 24 a. Rattacher à VI, 53-56.

sur l'ablution des mains ; il pourrait se relier au passage en Gennésareth.

Marc a dû trouver rédigée l'histoire de la Cananéenne 1, car il retouché maladroitement le texte de la réponse, que Matthieu a conservé 2, en écrivant d'abord : « Laisse premièrement les enfants se rassassier », ce qui suppose une interprétation allégorique de la réponse où l'on sousentend la prédication ultérieure de l'Evangile aux Gentils.

Ce qu'on lit ensuite touchant la venue de Jésus en Décapole 3 ne semble pas avoir d'autre objet que de placer en territoire païen la seconde multiplication des pains; le miracle du sourd-muet 4, dans le contexte qui lui est donné, figure le salut des Gentils, comme la seconde multiplication des pains figure le don de l'Évangile aux nations. Cette circonstance éclaircit le sens de la première multiplication et rend compte du double récit : le premier figure la proposition de l'Évangile aux Juifs par les douze apôtres de Jésus 5. Le second ne tient ni à ce qui précède ni à ce qui suit : pièce rapportée, que le rédacteur a trouvée toute faite et qu'il a mise à l'endroit convenable pour le symbolisme qu'il y rattachait.

La demande de signes 6 ne vient pas mieux après la seconde multiplication des pains que la dispute sur l'ablution des mains après la première.

Elle a été insérée pour le même motif, afin de caractériser, en face de l'Évangile, vraie nourriture des âmes, le judaïsme qui « demande des signes 7 », et elle a dû être empruntée à la source où Matthieu et Luc ont trouvé les exemples de la reine de Saba et des Ninivites, qui n'ont pas eu besoin de signes pour croire 8.

Le développement sur les deux multiplications des pains 9, que les apôtres sont supposés n'avoir comprises ni l'une ni l'autre, ne peut venir que du rédacteur évangélique, qui le rattache à une parole authentique sur le levain des pharisiens : on y reconnaît son esprit et son inexpérience littéraire, comme dans le commentaire du Semeur et dans celui de la parole sur ce qui souille l'homme10.

Ainsi que la guérison du sourd-muet présage la conversion des païens, celle de l'aveugle de Bethsaïde 11 semble vouloir figurer le progrès qui

1. VII, 24 b-30.

2. Cf. Mc, VII, 27, et MT. XV, 26.

3. VII, 31.

4. VII, 32-37.

5. VI, 43. Cf. J. WEISS, AE. 218.

6. VIII, 11-12.

7. Cf. I COR. I, 22.

8. MT. XII, 38-42 (XVI, 1-4) ; Le. XI, 16, 29-32.

9. Mc, VIII, 13-21.

10. IV, 13-23; VII, 18-23; supr. pp. 89, 90.

11. VIII, 22-26.

s'est accompli peu à peu dans la foi des apôtres ; elle sert d'introduction à la confession de Pierre. Mais la mention de Bethsaïde 1 pourrait faire supposer que ce récit a suivi d'abord la première multiplication des pains et le miracle de Jésus marchant sur les eaux.

De la confession de Pierre à la guérison de l'épileptique 2 les récits forment un ensemble plus étroitement lié, du moins en apparence, que ce qui précède. Le fond primitif est représenté par la confession messianique, avec les déclarations concernant le prochain avènement du royaume et l'accomplissement de la prophétie relative à Élie 3. Entre la confession et la première déclaration, l'on a inséré une prophétie de la passion et une instruction sur le renoncement 4; entre la première déclaration et la seconde, on a introduit le récit de la transfiguration Il est possible que les diverses prophéties de la passion représentent des rédactions parallèles ; mais il ne semble pas qu'aucune d'elles se fonde sur une parole du Christ traditionnellement gardée. La protestation de Simon-Pierre, après la première de ces prédictions, fait pendant à l'inintelligence des apôtres devant la seconde, et à celle des Zébédéïdes en face de la troisième 6. L'instruction sur le renoncement a été prise dans le recueil des discours du Christ, et adaptée par l'évangéliste au contexte qu'il a voulu lui donner. Ce n'est pas non plus l'évangéliste qui a conçu la scène de la transfiguration, dont l'objet primitif n'est pas de faire valoir l'idée messianique de Marc, le salut du monde par la mort de Jésus, mais de corriger le scandale de la mort par l'anticipation de la gloire, et de figurer l'accomplissement de la Loi et des Prophètes dans le Christ de l'Évangile. Marc, logeant ce tableau dans le cadre qu'il lui ouvre artificiellement,.

en brise l'unité par la réflexion inepte de Pierre 7, qui, en essayant de retenir Jésus dans la gloire, voudrait encore inconsciemment empêcher le Christ de racheter les hommes par la croix. Peut-être aussi le rédacteur

1. VIII. 22: cf. VI. 45.

2. VIII,27-IX, 29.

3. VIII, 27-30 ; IX-1 (dont la forme primitive devait être plus absolue : « Ceux qui sont ici ne seront pas morts » etc.), 11-12 a, 13.

4. VIII, 31-33, 34-38 (cf. MT. X, 38-39, 32-33; Le. XIV, 26-27; XVII, 33). Le doublet de MT. X, 32-33, 38-39, et XVI, 24-28, a son explication toute naturelle dans l'emploi d'une double source. Marc est à la base de MT. XVI, 24-28; mais une autre source est à la base de l'autre passage aussi bien que de Le. XIV, 26-27 ; XVII, 33, et la comparaison de ces textes avec Mc. VIII, 33-38 invite à considérer celui-ci comme secondaire par rapport à la source dont il s'agit.

Cf. BOUSSET, art. cit. 10.

5. ix, 2-10.

6. Cf. vin, 32; ix, 32; x, 35-45.

7. ix, 5-6 ; cf. vin, 32 (MT. XVI, 22).

a-t-il entendu compenser par cette description du Christ immortel les apparitions du Christ ressuscité, qu'il n'avait pas l'intention de raconter.

La recommandation du silence 1, en descendant de la montagne, est imitée de celle qui suit la confession de Pierre; en ajournant après la résurrection du Christ la divulgation du miracle, elle laisse entendre que ce récit n'appartenait pas à la plus ancienne tradition de l'Évangile, et qu'il se rattache originairement à la foi de la résurrection 2. Ce sont les paroles sur l'avènement du royaume et sur le rôle d'Élie qui ont attiré en cet endroit la transfiguration ; le rédacteur aura voulu la dater par rapport à la première prophétie de la passion ; il a voulu insérer une courte prédiction des souffrances du Christ 3 dans les paroles que Jésus dit touchant la venue d'Élie. Il a dû trouver dans la tradition écrite l'histoire de l'épileptique 1, mais il l'a amplifiée en faisant de l'épileptique un sourd-muet ; en arrangeant la mise en' scène de manière à expliquer par la querelle des disciples avec les scribes leur impuissance à guérir le possédé, qui figure le monde à convertir; enfin en incorporant dans le récit de la guérison la leçon de la foi 3.

La rédaction est des plus confuses entre la seconde prophétie de la passion et la demande des fils de Zébédée r\ La prophétie s'ajuste assez mal à l'indication qui la précède : Jésus voyageait en Galilée, et « il ne voulait pas qu'on le sût » 7. On peut conjecturer qu'elle remplace une explication plus naturelle de cet incognito, comme serait le souci de n'attirer pas l'attention d'Hérode 8. L'arrivée à Capharnaüm !) termine le voyage à travers la Galilée, mais le récit qui vient ensuite est dépourvu d'équilibre : la leçon aux disciples sur la première place se trouve mêlée à l'invitation de recevoir tout petit enfant comme si c'était Jésus, et le trait de l'enfant embrassé par le Christ est comme un dédoublement de ce qui est dit plus loin touchant les enfants que l'on amenait au Sauveur pour qu'il les bénît10; mais déjà l'anecdote et la leçon de la première place font double emploi avec la demande ultérieure des fils de Zébédée

1. IX, 9 ; cf. VIII, 30; IX, 10 est parallèle à VIII, 32 ; IX, 32.

2. WELLHAUSEN, Mc. 77, conjecture, non sans vraisemblance, que le récit de la transfiguration a concerné d'abord une apparition de Jésus ressuscité.

3. IX, 12 b. « Et comment est-il écrit » etc.

4. IX, 14-29.

5. IX, 23.

6. IX, 3 0-X, 45.

7. IX, 31, 30.

8. WELLHAUSEN, Mc. 79; cf. supr. p. 90, n. 2.

9. IX, 33 a. Rattacher à 30.

10. IX, 33 h-35, 36-37; x, 13-16. Cf. WELLHAUSEN, E. 55.

et l'instruction que Jésus donne en cette occasion à tous les disciples t.

Il y a de plus correspondance entre la prétention des fils de Zébédée et la conduite de Jean dans l'affaire de l'exorciste étranger 2. Les instructions qui suivent cet incident 3 sont visiblement une compilation de l'évangéliste. La notice concernant le départ de Jésus pour la frontière de Judée et pour la Pérée 4 se rattache à ce qui a été dit plus haut de l'arrivée à Capharnaum. La péricope du divorce 5 ne s'y relie pas de façon étroite : enseignement qui par lui-même n'est ni localisé ni daté.

L'anecdote des enfants que Jésus bénit 6 n'a pas plus de rapport avec son contexte. Celle du jeune homme opulent et la parole sur la difficulté du salut 7 pour les riches se rattacheraient aisément à la notice concernant le ministère que Jésus avait repris en Judée et en Pérée ; mais la remarque de Pierre sur le renoncement, et la réponse du Sauveur 8 y semblent jointes par un artifice rédactionnel. L'indication relative à la marche sur Jérusalem 9 fait suite aux données antérieures touchant les voyages de Jésus : la prophétie détaillée de la passion et de la résurrection, la demande des Zébédéides et l'instruction qui la suit10 semblent vouloir commenter cette suprême tentative du Sauveur, tout comme l'apostrophe à Pierre et la leçon de la croix servent de commentaire à la première profession de foi messianique.

Toute cette partie du second Évangile est dominée, plus encore que la précédente, par l'intention de montrer l'inintelligence des apôtres galiléens devant le véritable sens de l'Évangile et la mission du Christ. La parole touchant la préséance dans le royaume des cieux paraît avoir été retenue en sa forme primitive dans le troisième Évangile 11. La première mention de la querelle des disciples dans Marc12 est secondaire par rapport à Luc, et doit dépendre comme lui du recueil de discours. Les paroles sur l'enfant qu'on doit recevoir comme le Christ, sur la récom-

1. x, 35-40, 41-45.

2. IX, 38.

3. IX, 39-50.

4. x, 1. Cette notice vise IX, 33 a, mais ne s'y relie pa.s directement; peutêtre y a-t-il eu d'abord entre les deux X, 13-16.

5. x, 2-12. Instruction faite de deux morceaux, 2-9, 10-12, le dernier étant parallèle à MT. v, 32 (Le. XVI, 18).

6. x, 13-16; cf. supr. p. 93, n. 10 et n. 4.

7. x, 23-25, 28-31. Rattacher a x, 1 (?).

8. x, 28-31.

9. x, 32 a. Cf. VI, 53; VII, 24; VIII, 27; IX, 30, 33 a; x, 1.

10. x, 32 b-34, 35-40, 41-45.

11. Lc. XXII, 24-27.

12. IX, 33 b-35.

pense du verre d'eau offert aux disciples, sur le scandale des petits, sur le scandale que chacun peut trouver en soi-même, sur le sel ont leurs parallèles dans Matthieu et dans Luc ; elles procèdent également des anciens Logia. L'anecdote de l'exorciste étranger 2 se présente comme une interpolation, et l'enseignement qui s'y rattache n'a rien d'original 3; on peut douter que Marc dépende ici d'une source antérieure. Ce qui paraît assez clair, c'est qu'il a voulu faire signifier aux apôtres galiléens, pour l'édification de ses lecteurs, pour l'honneur de Paul et pour l'union des frères, qu'il n'y avait pas de premier parmi les serviteurs de l'Evan- gile; que ceux-ci devaient recevoir, comme si c'était le Christ même, le plus humble enfant de la foi ; qu'ils ne devaient pas repousser, sous prétexte qu'il n'appartiendrait pas à leur suite, celui qui chasse les démons au nom du Sauveur, surtout s'il leur apporte à eux-mêmes, comme Paul aux sàints de Jérusalem, le verre d'eau que le Père céleste récompense; qu'il faut éviter de scandaliser les autres aussi bien que de pécher soimême, et qu'il convient de chercher avant tout la paix dans la commune charité. La déclaration concernant le divorce, la parole sur les enfants et le royaume de Dieu sont tournées en leçon aux disciples.

L'instruction sur les richesses aboutit à montrer les apôtres déconcertés par l'enseignement de Jésus et réclamant par l'organe de Pierre une récompense qui d'ailleurs leur est assurée. Marc introduit dans la réponse du Christ certaines précisions 1 qui semblent accuser un travail rédactionnel sur un texte donné. L'avertissement final, très inattendu 5 : « Beaucoup de premiers seront derniers, et les derniers premiers », paraît destiné à Pierre lui-même et pourrait être une revendication du droit de Paul à la récompense de ceux qui ont tout quitté pour le Christ 6. Dans Matthieu 7, la question de Pierre amène d'abord, et beaucoup plus natu-

1. IX, 37 (cf. MT. x, 40; Le. x, 16); 41 (cf. MT. X, 42); 42 (cf. Le. XVII, 1-2: MT. XVIII, 6-7); 43-48 (cf. MT. v, 29-30; XVIII, 8-9); 49-50 (cf. MT. v, 13; Le. XIV, 34-35). L'emploi absolu de T.la"tEEv (déjà rencontré I, 15; cf. supr. p. 86, n.

12), v. 42, est secondaire par rapport à Luc. BOUSSET, art. cit., 12.

2. IX, 38-40.

3. Cf. IX, 39-40, et I COR. XII, 3; MT. XII, 30. On dirait que Marc a retourné la sentence qui se lit dans Matthieu.

4. Distinction de deux récompenses, persécutions. Il ne paraît pas impossible que tout le passage, x, 29-30, soit rédactionnel, avec des retouches.

5. x, 31 (cf. MT. xx, 16; Le. XIII, 30).

6. J. WEISS, AE. 258.

7. MT. XIX, 27-28 (cf. Le. XXII, 30). La rencontre de ce passage dans les deux évangiles induit à penser qu'il provient de leur source commune. WELLHAUSEN (Mt. 99) n'hésite pas cependant à y voir une addition de MT. au texte de Mc.

Mais, si l'on écarte dans M t. les mots èv 1" TzdXijysvsaiix, qui sont une paraphrase de l'évangéliste, la sentence de MT. 28 a un caractère autrement personnel et primitif que MT. 29 et Mc. x, 29-30.

rellement, la promesse de douze trônes aux douze apôtres. Il est très significatif que Jésus, dans Marc, refuse deux trônes aux fils de Zébédée immédiatement après que, selon Matthieu, il a promis des trônes aux Douze. N'est-on pas fondé à conjecturer que la demande des Zébédéides et le refus de Jésus 1 remplacent la promesse des douze trônes, pour que nul n'en abuse contre Paul et les missionnaires qui se trouvent dans le même cas ? La requête de Jacques et de Jean, se produisant après la prophétie la plus claire de la passion et de la résurrection, fait éclater encore une fois l'impuissance des apôtres à saisir le mystère du salut par la mort rédemptrice 2, mystère que Marc a soin de faire expliquer par Jésus lui-même dans les propres termes de la théologie paulinienne 3.

Dans l'économie actuelle des récits, l'aveugle de Jéricho 4 fait pendant à l'aveugle de Bethsaïde, et sa guérison, symboliquement interprétée, introduit la manifestation messianique qui va se produire sur le mont des Oliviers, comme celle de l'aveugle de Bethsaïde prépare la confession de Pierre ; cependant la donnée fondamentale du miracle semble antérieure à son interprétation. Mais on peut se demander si l'aveugle, anonyme dans Luc, n'était pas tel dans la source de Marc 3. Toute l'histoire du ministère hiérosolymitain est dominée par une pensée unique : Jésus est le Christ qui a dû accomplir les prophéties et le salut du monde par sa mort ; il connaissait sa propre destinée et l'avenir de l'humanité. Les éléments de cette démonstration, pris de côté et d'autre, se présentent en désordre.

Il est très probable que le récit de la manifestation messianique sur le mont des Oliviers, et celui de la purification du temple 6 ont été fournis par la tradition. L'évangéliste devait avoir à sa disposition un texte assez court qu'il a glosé. L'histoire du figuier desséché ï, qui vient en surcharge, laisse deviner une source où l'expulsion des vendeurs suivait immédiatement l'acclamation messianique 8, et où il n'était pas question du figuier; cette source ne détaillait pas jour par jour les actes de Jésus, elle indiquait en général ses habitudes pendant son séjour à Jérusalem, et les dis-

1. Mc. X, 35-40.

2. Cf. supr. pp. 90, 92.

3. Mc. x, 45, visiblement secondaire par rapport à Le. XXII, 27-28. Cf. WELL- - HAUSEN, Mc. 91.

4. x, 46-52; cf. VIII, 22-26.

5. Le même doute existe pour Jaïr, anonyme dans Mt. (supr. p. 89). On verra, par le cas de Joseph d'Arimathée, que l'invention d'un nom propre n'est pas chose inouïe dans Me. -

6. XI, 1-10; 11, 15-18.

7. XI. 12-14, 20-25.

8. Rattacher XI, 15 b à 11 a. Cf. MT. XXI, 1-17; Le. XIX, 28-46.

positions des autorités ainsi que celles du peuple à son égard1. Luc paraît avoir pensé de l'histoire du figuier qu'elle faisait double emploi avec la parabole du Figuier stérile 2 ; ce doit être cette parabole même, transformée en récit symbolique, découpée 3 de façon à signifier la proposition du salut à Israël par la visite de Jésus, et la punition des Juifs, incrédules au Sauveur qui leur était envoyé. Pas plus en cette occasion qu'en d'autres Marc n'insiste sur la portée allégorique du récit, et de là vient qu'il peut y accrocher, sous une forme plus complète que dans l'histoire de l'épileptique 1, la leçon de la foi, puis celle de l'exaucement et celle du pardon 3, le tout emprunté au recueil de discours et gauchement amalgamé en cet endroit.

La question des prêtres sur l'autorité que s'attribue Jésus 6 fait suite à l'expulsion des vendeurs et aux indications générales concernant la prédication hiérosolymitaine 7. L'allégorie des Vignerons meurtriers 8 est venue se loger entre la réponse du Christ et la fin naturelle de l'anecdote 9 : « et le laissant », les questionneurs déconfits « s'en allèrent ».

Prise en elle-même, la parabole est une conclusion du ministère hiérosolymitain : on peut y voir une première interprétation ou un doublet de la parabole du Figuier 10, et la dernière prédication du Christ dans le temple, d'après la source immédiate de Marc 11, tout comme le sermon contre les pharisiens paraît l'avoir été dans le recueil de discours 12 ; la transposition devrait être attribuée à l'évangéliste, qui voulait couronner l'enseignement de Jésus par la grande apocalypse du chapitre XIII. L'interroga-

1. XI, 18-19; cf. Le. XIX, 47-48.

2. Lc. XIII, 6-9. Un doute sur le contenu (WELLHAUSEN, Mc. 95) supposerait une tendance critique dont on ne trouve guère d'indices par ailleurs.

3. XI, 11 est du rédacteur quia introduit l'histoire du figuier.

1 4. Cf. supr. p. 93.

5. XI, 22-23 (cf. MT. xvn, 20; Le. XVII, 5-6); 24 (cf. MT. VII, 7-11 ; Le. xi, 9-13) ; 25 (cf. MT. v, 23-24; VI, 12, 14-15; XVIII, 35; Le. XI, 4 La combinaison de Mc.

est si mal venue qu'on se demande comment WELLHAUSEN [Me. 98 ) a pu trouver que le rédacteur do Mc. XI, 25, n'osait pas encore attribuer à Jésus l'Oraison dominicale.

1 6. XI, 27-33.

1 7. Cf. XI, 15-19, 27, et Le. XIX, 45-xx, 1.

1 8. XII, 1-12, sauf la conclusion : « Et le laissant, ils s'en allèrent J).

9. XII, 12 h, supr. cit., n. 8.

I 10. Supr. cil., n. 2.

11. C'est ce qui semble résulter et du contenu de la parabole et de XII, 12 a, comparé avec XIV, 1b-2.

1 12. Cf. MT. XXIII, 39.

tion captieuse au sujet du tribut 1 fait suite à la question des prêtres. Le débat avec les sadducéens 2 est d'un autre caractère : dispute d'école sur une matière de théologie, il vient là parce qu'on a voulu amener les sadducéens devant Jésus, après qu'on y avait trouvé les pharisiens. La question sur le grand commandement 3 n'est pas à sa place originelle : la conclusion4 : « et depuis lors personne n'osa plus l'interroger », ne s'y rapporte pas naturellement. Comme il est à peu près certain que la source de Marc présentait en cet endroit l'histoire de la femme adultère s, il est permis de supposer que la conclusion dont il s'agit se rapportait primitivement à ce récit; le rédacteur aura substitué à la péricope de l'Adultère la question du grand commandement, qu'il a empruntée au recueil de discours. Ce dernier incident étant comme dédoublé, l'on pourrait supposer, ou que l'évangéliste en amalgame deux relations différentes, ou qu'il a du moins fortement modifié et glosé sa source.

Le mot sur le Christ « seigneur de David » 6 vient probablement de bonne source ; mais il appartient aux disputes qui ont précédé le temps où « nul n'osait plus faire de question » : débris de tradition, gardé hors de son cadre et de son contexte primitifs. La réflexion sur la faveur que Jésus trouvait auprès du peuple 7 est un débris du même genre, sans rapport avec le mot sur le Christ, qui la précède, ni avec le discours contre les pharisiens, qui la suit. Ce discours 8 même n'est qu'un maigre extrait de l'instruction plus développée qui se trouve dans Matthieu et dans Luc ; Marc l'aura puisé à la même source. L'histoire de la veuve aux deux liards 9 est un morceau de tradition retenu hors de son cadre, pour faire nombre dans la série des souvenirs hiérosolymitains.

Le discours sur la fin du monde est introduit par un artifice rédactionnel des plus rudimentaires : du préambule 10, qui le fait prononcer devant quatre disciples, on peut déduire que la tradition primitive des discours du Seigneur ignorait la majeure partie de cette apocalypse 11. La parole sur le temple est dépourvue d'originalité; mais elle n'a pas dû être inventée seulement pour l'introduction du discours ; elle doit remplacer la

1. XII, 13-17.

2. XII, 18-27.

3. XII, 28-34 a. Autre contexte dans Le. X, 25-28.

4. XII, 34 b.

5. Interpolée dans le quatrième Evangile, JN. VII, 53-VIII, 11.

6. Mc. XII, 35-37 a.

7. XII, 37 b (cf. XI, 18 b).

8. XII, 38-40. Cf. MT. XXIII; Le. XI, 33-54.

9. XII, 41-44.

10. XIII, 1-4.

11. Cf. supr. p. 93, le cas de la transtiguration.

parole que l'évangéliste a craint d attribuer au Christ1, bien que Jésus l'ait sans doute prononcée 2 : « Je détruirai ce temple et je le rebâtirai en trois jours ». Le discours même est fondé sur une petite apocalypse en trois tableaux 3: le commencement des douleurs, les douleurs, la fin.

L'énumération de tous ces signes contredit l'enseignement ordinaire et incontestable du Sauveur touchant le caractère subit et imprévu du grand avènement ; elle n'appartient pas à la tradition historique des discours du Seigneur ni à leur recueil primitif ; aucun indice n'invite même à lui supposer une origine chrétienne, et l'on pourrait tout aussi bien y voir une œuvre juive. Marc l'a complétée par des morceaux pris au recueil de discours et concernant soit la conduite que les disciples auront à suivre dans les persécutions, soit l'avènement du royaume, soit la préparation à cet avènement4. La conclusion du discours 5 est comme un abrégé des paraboles où Jésus recommandait à ses auditeurs de se tenir prêts pour la manifestation prochaine et inopinée du règne de Dieu. Jamais le Christ de l'histoire n'aurait dit : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront point 6 » : ces paroles formaient probablement la conclusion du document apocalyptique et étaient censées dites par Dieu même. Marc semble avoir voulu corriger l'absolu de cette prédiction par ce qui est dit touchant l'incertitude du « jour » et de « l'heure » 7, parole qui est dans l'esprit de Jésus, mais qui a chance de n'être en cet endroit qu'une explication de l'évangéliste.

Par l'intrusion du discours apocalyptique, le début des récits de la passion 8 a perdu contact avec les récits antérieurs. La date indiquée d'abord semblerait viser un fait plus précis que les machinations des princes des prêtres; maintenant elle doit se référer au repas de l'onction 9. La démarche de Judas10 est en coordination logique avec la délibération des prêtres, et le récit de l'onction est comme interpolé entre les deux. Ce récit a été interprété par Marc en prophétie de la mort du Christ et de l'avenir chrétien : peut-être n'est-ce qu'une adaptation de

1. Cf. Le. XIX, 42-44 (XIII, 34-35).

2. Cf. XIV, 58; XV, 29, et JN. II, 19.

3. XIII, 6-8; 14, 17-20; 24-31.

4. XIII, 9-13 (cf. MT. x, 17-22; Le. XII, 11-12); 15-16 (?), 21-23 (? cf. Le. XVII, 23); 33-37 (cf. MT. xxv, 14-30; Le. XIX, 12-27; MT. XXV, 1-13; Le. XII, 35-36.) Voir BOUSSET, art. cit., 12.

5. XIII. 33-37.

6. XIII, 31.

7. XIII, 32. Cf. MT. XXIV. 43-44. 50: xxv. 13.

7 - 7 1 8. XIV, 1-2. Cf. supr. p. 97, n. 11.

9. XIV, 3-9.

10. XIV, 10-11. Rattacher à XIV, 1 b-2. 1

l'histoire de la pécheresse 1, que Luc a pu trouver dans le recueil de discours. L'indication du deuxième jour avant la pâque, si elle vient, comme il est probable, du document fondamental, et l'endroit assigné au festin de l'onction pouvaient se rapporter primitivement au dernier repas de Jésus.

Dans l'économie actuelle des récits, cette date concerne des faits accomplis le mardi d'avant la passion. Suivent les faits du jeudi. Les préliminaires du dernier repas 2 semblent venir en surcharge d'une relation plus simple, où, après avoir signalé la trahison de Judas, on montrait Jésus, à son dernier soir, se mettant à table avec ses disciples. Le narrateur s'y reprend à deux fois 3 pour dire ce qui arriva « pendant qu'ils mangeaient » : l'annonce de la trahison4, prédiction dont les termes n'ont rien d'original, paraît appartenir à une couche secondaire de la rédaction, la source n'ayant mentionné que les paroles solennelles dites par Jésus sur le pain et le vin qu'il avait bénits. Mais la relation de ces paroles accuse aussi des retouches. Les mots : « Ceci est mon sang de l'alliance x, etc. 5, appartiennent à un tout autre courant d'idées que : « Je ne boirai plus du fruit de la vigne », etc. 6. Ce dernier énoncé, mais non le précédent, se rattache naturellement à la notice : « Prenant la coupe, il rendit grâces et la leur donna, et ils en burent tous ». Marc aura amplifié, d'après la conception paulinienne de l'eucharistie, un récit où Jésus, bénissant le pain 7 et le vin, déclarait que le présent repas était pour lui le dernier, en attendant le festin qui réunirait les élus dans le royaume de Dieu.

L'indication du départ pour le mont des Oliviers 8 a pu introduire originairement la veillée de prière et le récit de l'arrestation. Ce qu'on lit ensuite touchant le scandale des disciples et la faiblesse de Pierre9 tend à montrer comme prédits à l'avance deux faits, dont un seul, le triple reniement de Pierre, est raconté plus loin. La fuite des disciples à Gethsémani 10 n'est qu'une amorce pour le récit de leur dispersion, qui

1. Le. VII, 36-50. On sait que Luc omet l'onction à Béthanie.

2. XIV, 12-16 (cf. XI, 1-6).

3. XIV, 18 et 22.

4. XIV, 22 25.

5. V. 24 (cf. I COR. XI, 25).

6. V. 25. Sentence complète, à rattacher directement au v. 23 par la formule (24 a) : « Et il leur dit ».

7. Lire au v. 22. au lieu de : « Prenez, ceci est mon corps ». une déclaration parallèle au v. 25 (cf. Le XXII, 16). -

8. XIV, 26. Rattacher v. 32.

9. XIV, 27-31 (cf. 18-21).

10. XIV, 50.

manque maintenant dans l'Évangile. Il n'est pas trop malaisé de reconnaître ce par quoi on l'a remplacé. Entre l'annonce de la dispersion des apôtres et la protestation de Pierre, l'évangéliste a glissé la remarque : « Mais, après ma résurrection, je vous précéderai en Galilée », interpolation à l'égard du contexte, mais précaution prise pour amener la découverte du tombeau vide 2, un récit qui implique la présence de tous les apôtres à Jérusalem le surlendemain de la passion, contrairement à ce qui avait été dit de leur dispersion imminente et de leur fuite.

Le récit de Gethsémani 3 est surchargé : Jésus quitte deux fois 4 ses disciples, laissant d'abord les onze, puis les trois privilégiés; à la fin, revenu au trois, il se trouve avec les onze. Ce qui concerne les trois a dû être inspiré par la préoccupation polémique et symbolique du rédacteur. Il semble que, dans la source de Marc, qui a été aussi celle de Luc 5, Jésus laissait tous ses disciples en leur recommandant de prier pour qu'il n'entrât pas en tentation 6; lui-même se mettait en oraison pour demander que « l'heure s'éloignât de lui » 7 ; dans l'instant où, revenu auprès des siens, il les invitait à prendre du repos, Judas apparaissait avec la troupe armée8. La triple prière, le sommeil des trois apôtres, l'annonce de la trahison au moment où elle va se produire 9 semblent autant de traits ajoutés par l'évangéliste.

Dans le récit de l'arrestation 10, le discours de Jésus 11, qui s'adresserait mieux au sanhédrin qu'à la la valetaille conduite par Judas, doit remplacer une indication touchant la mêlée qui s'est produite entre la troupe armée et les disciples, et d'où résultait la fuite de ceux-ci. L'incident du jeune homme qui suivait Jésus avec un drap sur le corps, et qui s'enfuit nu12, esquisse vague, sauf en un seul point qui doit manifester l'intention du narrateur, loin d'être un souvenir personnel de celui-ci,

1. XIV, 28. Rattacher 29 à 27.

2. Cf. XVI, 7, où est rappelé XIV, 28.

3. XIV, 32-42.

4. Cf. XIV, 32 et 34; noter le double emploi des discours et le parallélisme de 33 avec IX, 2.

5. Cf. Le. XXII. 39-46.

6. Cf. Le. XXII, 40, et Mc. XIV, 38, en lisant : « Pour que je n'entre pas en tentation ».

7. Mc. XIV, 36.

8. XIV, 41 a : « Dormez maintenant et reposez-vous ». Rattacher 43; 41 b-42 est développement analogue à XIV, 18-21, 27-31.

9. XIV, 33-34, 36-37, 39-40, 41b-42.

10. XIV, 43-52.

11. XIV, 48-49.

12. XIV, 51-52.

ne semble pas même être un trait de source ou de tradition ; c'est plutôt une application de prophétie 1.

La relation de la séance nocturne du sanhédrin 2 est comme interpolée dans un récit, encore connu de Luc 3, où le reniement de Pierre suivait l'arrivée de Jésus chez le grand-prêtre, et où l'unique réunion des ennemis du Christ avait lieu le matin, pour préparer la dénonciation qui devait être aussitôt portée au gouverneur romain 1. Le procès devant Caïphe a été dédoublé du procès devant Pilate, l'évangéliste ayant voulu transporter sur les Juifs la responsabilité de la mort du Sauveur. Marc tient à faire prononcer par le sanhédrin la sentence de mort ; l'interrogatoire a pour objet d'amener cette sentence ; comme l'évangéliste savait qu'un tel jugement n'avait pu se dérouler dans la matinée, avant la comparution devant Pilate, il a supposé une séance de nuit. La parole du Christ sur le temple 3, que Marc a glosée, peut avoir été empruntée au procès réel, où la dénonciation des sanhédristes et les dépositions des témoins, transposées par Marc dans la séance de nuit, devaient avoir leur place. La déclaration qui caractérise le Christ comme « Fils de Dieu » Il corrige par avance la définition historique du grief qui motiva la condamnation de Jésus, à savoir la prétention avouée à la royauté d'Israël7; cette déclaration, si on l'entend au sens de l'évangéliste, est blasphématoire pour les Juifs, et le blasphème explique la sentence de mort. La série d'outrages 8 qui suit la condamnation paraît à la fois dérivée de la scène de dérision dans le prétoire9, et conçue pour l'accomplissement des prophéties.

Selon le récit primitif, Pierre, entré dans la cour du grand-prêtre, se glisse auprès du feu où se chauffent les valets de Caïphe ; reconnu par une servante, qui l'interpelle, il nie ; la même servante répétant son dire à l'assistance, il nie de nouveau ; les assistants lui objectant qu'il est galiléen, il proteste encore 10 et se retire devant le péril de la situation.

Le double chant du coq est une surcharge introduite pour la précision de la prophétie et la détermination chronologique de l'incident 11; la

1. AM. 11, 16.

2. XIV, 53 b, 55-65.

3. Cf. Lc. XXII, 54-XXIII, 1.

4. Relier ensemble Mc. XIV, 53 a, 54, 66-XV, I.

5. XIV, 58.

6. XIV, 60-62.

7. Cf. xv, 2, 26.

8. XIV, 65.

9. xv, 16-19.

10. XIV, 66-68 a; 69-70 a ; 70 b-71.

11. Rapport de XIV, 68 b, 72, avec 30.

sortie de Pierre et le chant du coq dont il est parlé après le premier renoncement 1 doivent représenter la finale du récit dans !a source.

Dans la relation du procès devant Pilate 2, l'énoncé de l'accusation manque au début, la condamnation à la fin. On ne voit pas pourquoi le procurateur, sans rien savoir encore, demande à Jésus s'il est « le roi des Juifs », ni pourquoi les plaintes des prêtres, devenues inutiles après l'aveu, ne se produisent pas plus tôt. Une transposition a dû être faite par le rédacteur3, soit pour différencier le procès devant Pilate d'avec le procès devant Caïphe, soit pour donner plus de relief au silence de Jésus, soit enfin et surtout pour amener l'incident de Barrabas, la faveur, en fait inexpliquée et inexplicable, que Pilate est censée avoir témoignée au Christ, ayant, selon l'évangéliste, sa raison d'être dans le silence de l'accusé, non dans l'aveu de sa prétention messianique. L'épisode de Barabbas i fait pendant au jugement par Caïphe ; il est intercalé dans le récit historique du procès devant Pilate pour faire entendre que le procurateur n'a pas condamné Jésus, mais qu'il l'a laissé mettre à mort, conformément à la sentence du sanhédrin, après avoir essayé en vain de le soustraire à la haine de ses ennemis par voie de grâce.

La scène de dérision dans le prétoire 5 ne se rattache pas à l'épisode de Barabbas, et l'intervention des soldats n'est point préparée; mais le tout arrivait naturellement dans un récit où Pilate lui-même prononçait la sentence de mort. La narration se continue par la marche au Golgotha 6i.

Les notices concernant le vin aromatisé, le partage des vêtements, deux traits qui marquent accomplissement des prophéties 7, l'heure du crucifiement 8, les inj ures des sanhédristes 9, conçues par le même rédacteur que le procès devant Caïphe, les ténèbres 10, le cri : Iïoï, Eloï lama sahaclani, et la méprise qui en résulte 11 incident aussi peu intelligible pour l'historien que l'affaire de Barabbas, enfin le déchirement symbolique du voile qui recouvrait l'entrée du sanctuaire 12 semblent superpo-

1. XIV, 68 b en omettant : « dans le vestibule ».

2. xv, 1-15.

3. On obtient une meilleure suite en lisant le v. 3 (3-5) avant le v. 2. Cf.

WELLHAUSEN, Mc. 136.

4. xv, 6-15 (4-15). La conclusion primitive doit être dans 15 b.

5. xv, 16-20a.

6. xv, 20 b-22.

7. xv, 23 (cf. Ps. LXIX, 11, 22); 24 b (cf. Ps. XXII 19;.

8. xv, 25 (de la même main que xv, 33).

9. xv, 31-32 a (cf. XIV, 5b, 61), doublet de 29-30.

10. XV33 (cf. n. 8).

11. xv, 34-36.

12. xv, 38 (cf. HÉBR. x, 19-21).

sées aux sobres indications relatives à la sortie du prétoire, à la réquisition de Simon le Cyrénéen, au cruifiement, à l'inscription de la croix, aux deux voleurs, aux injures des passants et des deux autres suppliciés, au dernier soupir de Jésus et à l'exclamation du centurion 1. Le cri que Jésus a poussé avant de mourir est anticipé, interprété et doublé dans la citation du psaume, qui est censée donner lieu à la méprise concernant Élie; et cette méprise sert à amener la présentation du vinaigre, qui réalise une autre prophétie 2.

Tout le reste de l'Évangile doit être du dernier rédacteur 3. La mention des femmes que l'on dit avoir assisté de loin au supplice de Jésus 4 prépare la découverte du tombeau vide 5, et l'ensevelissement par Joseph d'Arimathée 6 est pareillement coordonné à cette découverte. Si le groupe des femmes est signalé d'abord, c'est à titre d'indication préliminaire, afin de rattacher à l'histoire de la passion le témoignage qu'on va donner de la résurrection ; Marc a soin de nommer les trois femmes qu'il conduira plus tard au tombeau, et c'est encore pour l'équilibre de son récit qu'il indique deux de ces trois comme ayant suivi Joseph et noté l'endroit où l'on mettait le corps du Sauveur 7. L'ensevelissement n'a d'intérêt qu'eu égard à la résurrection : pour que l'on pût constater que Jésus était sorti du tombeau, il fallait d'abord qu'il y eût été mis; or, il ne pouvait y avoir été mis par ses disciples, le cadavre n'étant pas à leur disposition ; l'intervention d'un personnage considérable était donc nécessaire ; celui que Marc désigne est inconnu par ailleurs à la tradition apostolique 8; les autres détails de la sépulture servent à expliquer la démarche des femmes et la découverte du tombeau vide le dimanche matin 9. Le tout est de la même main, du rédacteur qui a fait dire plus haut par le Christ à ses apôtres : « Quand je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée 10. » Le silence des femmes après le message des

1. xv, 20 b22 a, 24 a, 26-27, 29-30, 32 b, 37, 39.

2. xv, 34 a et 37 représentent la même donnée primitive ; mais 34 a est pour amener Ps. XXII, 2, qui appelle 35, qui introduit 36 (Ps. LXIX, 22).

3. xv, 40-XVI, 8. La finale, XVI, 9-20, est ici hors de cause.

k. xv, w-bl.

5. XVI, 1-8.

6. xv, 42-47.

7. Il ne semble pas y avoir superposition mais coordination dans xv, 40-41 ; 47 ; XVI,

8. Marc (xv, 43) se garde bien de dire que ce fût un disciple. Matthieu (XXVII, 57) et Jean (XIX, 33) 1 affirment. Luc (XXIII, 50-51) suit Marc en essayant de l'expliquer.

9. Le simple ensevelissement dans un linceul (xv, 46) est en corrélation avec l'achat des parfums (XVI, 1).

10. XIV, 28. Cf. supr. p. 101, n. 1.

anges 1 n'est pas moins significatif que le silence recommandé aux trois disciples témoins de la transfiguration. L'évangéliste sait bien que ce qu'il raconte n'était pas dans la tradition commune des souvenirs apostoliques 2.

Beaucoup de critiques répugnent à croire que le livre ait pu se terminer ainsi, sur la découverte du tombeau vide et sur la mention, si singulière pour nous, du silence que la crainte avait inspiré aux femmes.

Mais il faut tenir compte de l'importance capitale que l'évangéliste attachait à la découverte du sépulcre vide comme preuve matérielle de la résurrection 3. La forme abrupte de la conclusion n'a rien d'extraordinaire en un ouvrage aussi mal composé j.l. Bien que le rédacteur semble annoncer et qu'il ait dû connaître une ou plusieurs apparitions galiléennes 5, l'on peut expliquer son procédé en supposant que le document fondamental de Marc décrivait en effet sommairement, après la mort de Jésus, le rapatriement des disciples fugitifs en Galilée, l'apparition sur le lac de Tibériade, qui a été annexée au quatrième Évangile 6, d'autres encore peut-être, et même le retour des apôtres à Jérusalem, ainsi que la fondation de la première communauté. La préoccupation de la Galilée chez le rédacteur tiendrait à ce qu'il est dominé encore par la tradition historique de l'Évangile, et qu'il ne se rend pas indépendant de sa source; il se dispenserait néanmoins de décrire aucune apparition 7, soit parce qu'il ne se proposait pas de raconter les origines de la prédication chrétienne, soit parce qu'il avait l'intention de les raconter dans un autre livre qu'il n'aura point écrit ou qui se sera perdu, soit parce que l'argument du tombeau vide lui a paru former une meilleure conclusion que les récits de visions. Quoi qu'il en soit, la tradition apostolique sur les apparitions de Jésus ressuscité ne faisait point suite à l'histoire du tombeau vide 8 ; celle-ci lui est plutôt parallèle, et c'est pourquoi elle en tient la place dans le second Évangile.

On doit donc distinguer dans ce livre ce qui vient de source et ce qui

1. XVI, 8; cf. IX, 9-10, 32.

2. Cf. J. WEISS, AE. 341; BRANDT, Die evang. Geschichte (1893), 320; HOLTZMANN, Die Synoptiker (31901), 183; WELLHAUSEN, Mc. 146; SCHMIEDEL, EB.

II, 1879.

3. Cf. J. WEISS, AE. 342-345; WELLHAUSEN, loc. cit.; BRANDT, 320, 351; B. WEISS, Mk. (MEYER, Markus9, 1901), 245.

4. Cf. J. WEISS. AE. 343.

5. C'est ce qui résulte évidemment de XIV, 28, XVI, 8, en contradiction avec XVI, 9-20.

6. JN. XXI, 1-7. Cf. QÉ. 925-943.

7. Sur la compensation effectuée par le récit de la transfiguration, cf. supr.

p. 93, n. 2.

8. WELLHAUSEN, loc. cit.

appartient à la rédaction. C'est surtout dans ce dernier élément que l'on peut reconnaître les tendances, le but, même la personnalité de l'auteur.

Le premier élément est celui qui importe à l'histoire de Jésus. Dans cet élément encore il y a lieu de discerner ce qui regarde l'enseignement et ce qui regarde les faits. Ce qui regarde l'enseignement procède, selon toute vraisemblance, de la source où Matthieu et Luc ont puisé plus largement. Ce qui regarde les faits semble venir d'une autre source qui présentait une esquisse de la carrière du Sauveur depuis son baptême jusqu'à sa mort, et qui contenait peut-être aussi quelques indications sur l'instauration de la foi au Christ ressuscité, ainsi que sur les débuts de la prédication chrétienne. On pourrait être tenté de confondre cette source avec la précédente ; mais il paraît plus probable que la masse des sentences n'a pas été dès l'abord encadrée dans la relation des faits.

Il est évident qu'un ouvrage ainsi composé ne peut avoir en toutes ses parties la même autorité comme source de l'histoire évangélique. Dans l'ensemble, ce n'est rien moins qu'une biographie de Jésus ; ce serait plutôt une démonstration du Christ, mais une démonstration par voie didactique, catéchétique, et non par voie d'argumentation directe. Les plus anciennes sources et l'on peut dire même les souvenirs apostoliques avaient déjà ce caractère. Ce que les apôtres avaient retenu, ce qu'ils prêchaient de Jésus était ce qui leur semblait conforme à sa qualité de Messie et propre à l'édification des croyants. Mais, bien que la limite entre le domaine de l'impression ou de la mémoire personnelles et celui de l'interprétation, de la déduction, de l'idéalisation, de l'amplification traditionnelles, soit difficile ou même impossible à fxer, il y a une différence entre l'espèce de sélection naturelle qui s'est faite dans l'esprit des témoins, et le travail qui s'est opéré dans la tradition sur les mêmes données transportées en d'autres esprits, entre le noyau assez restreint, mais consistant, des souvenirs primitifs concernant la carrière et l'enseignement de Jésus, et l'élaboration progressive de ces mêmes souvenirs dans la prédication chrétienne, l'ardente imagination des croyants, la rédaction des écrits évangéliques. Vu l'origine des apôtres et les conditions dans lesquelles Jésus a exercé son ministère, on n'a pas lieu d'être surpris que la somme des indications relatives au développement de sa carrière et à l'objet de son enseignement soit peu considérable; et d'autre part, vu l'intensité du mouvement religieux qui est sorti du Christ, il n'est pas non plus étonnant que les premières catéchèses apostoliques aient subi promptement de très grandes et multiples transformations. Le devoir de l'historien est donc de démêler autant que possible, et bien qu'il ne puisse jamais en venir tout à fait à bout, ce qui, dans la tradition écrite des Evangiles, représente l'action immédiate du Sauveur sur ceux qui l'ont connu, et ce qui représeute son action médiate, le travail de la foi dans ceux qui ont cru en lui sur la

parole d'autres croyants. La valeur religieuse et morale de ce travail peut confirmer celle de l'Évangile prêché par Jésus; elle ne peut faire que le travail de la tradition soit l'Évangile même dans la réalité de sa manifestation. Cependant ce n'est qu'à travers la foi qui l'a recouvert, protégé et transfiguré, que l'on peut maintenant saisir l'Evangile.

Pour en venir aux détails, la notice concernant Jean-Baptiste est historique en substance ; mais, selon la source et dans la réalité, Jean a été le précurseur de Dieu ou du jugement divin, non du Messie personnel; c'est la tradition, qui a fait de lui le précurseur de Jésus, et c'est Marc qui lui fait annoncer le baptême chrétien 1. La description du baptême du Christ doit être antérieure à Marc; mais il est probable que la tradition n'a connu d'abord que le simple fait, et que l'idée de la consécration messianique a créé le récit; de même pour la tentation, qui interprète le séjour au désert 2. Le retour en Galilée pour la prédication du règne, la vocation des premiers disciples sont des morceaux de tradition authentique; de même le récit de la prédication à Capharnaüm, la guérison opérée sur la belle-mère de Simon, les premiers empressements de la foule et la retraite de Jésus. Encore est-il que la guérison du démoniaque est un récit tendancieux, tourné en argument de messianité 3; que l'indication générale concernant les guérisons de possédés 1 a le même caractère, et que l'histoire du lépreux, avec sa conclusion, double celle du démoniaque avec ses conséquences 5. Il faut sans doute en rabattre beaucoup sur le témoignage que les possédés sont supposés rendre d'abord à la messianité de Jésus 6, et voir dans les deux guérisons spéciales de démoniaques 7 l'expression accentuée d'un même fait que la tradition et l'évangéliste ont tourné après coup en argument messianique. L'histoire du paralytique doit être fondée sur un souvenir traditionnel, mais elle est aussi développée en preuve, et il est assez vraisemblable que tout ce qui concerne la rémission des péchés et le pouvoir du Fils de l'homme altère la physionomie réelle de l'incident au profit de la polémique chré-

1. Cf.. supr. p. 86.

2. Cf. supr. loc. cit.

3. Cf. supr. p. 87. -

4. I, 34. Généralisation de I, 23-25.

5. Cf. supr. loc. cit. L'histoire du lépreux présente peut-être plus de garanties que celle du possédé.

6. Voir WREDE, 23-32 (cf. Zeitschrift für die neut. Wissenschaft, V, III, 169- 177); J. WEISS, 141-146, 148, 187-190; W. BACON, Zeitschrift. f. d. neut. W. VI, 153-158.

7. Mc. I, 23-26 et v, 1-20, récits qui semblent se faire pendant, démon chassé en terre juive et en terre païenne. Sur leur rapport,, voir BACON, art. cit.

tienne contre les Juifs, ou tout simplement de la christologie paulinienne de l'évangéliste 1.

La vocation de Lévi semble un fait aussi bien garanti que celle des quatre premiers disciples, mais qui n'était pas originairement en rapport direct avec l'apologie de Jésus contre ceux qui incriminaient ses rapports avec les publicains et les pécheurs 2. De celle-ci on doit retenir la sentence finale 3 plutôt que les détails de la mise en scène, et il faut regarder aussi comme artificiel le lien qui rassemble cette histoire de publicains, la question du jeûne et les deux histoires sabbatiques. Tous ces morceaux sont de vrais logia, parfaitement authentiques, dont le groupement rédactionnel, antérieur à Marc, tendait à montrer comment s'était produit le conflit de Jésus avec les pharisiens. Tel de ces fragments, par exemple la question du jeûne ou l'affaire des épis arrachés, pourrait appartenir aux tout derniers temps de la prédication évangélique. La réponse à la question du jeûne a été tournée en prophétie de la passion, et l'évangéliste a inséré entre les deux histoires de sabbat une revendication de l'autorité messianique 1.

Les indications concernant la prédication au bord du lac et le choix des apôtres ont un caractère traditionnel, mais elles sont générales et vagues ; peut-être ont-elles été simplement déduites de données particulières 5; on reconnaît à ce qui est dit des démoniaques la préoccupation du rédacteur ; la liste des apôtres peut avoir été mise par écrit de très bonne heure, mais Marc peut aussi bien l'avoir empruntée directement à la tradition orale. Le rapport de la démarche des parents de Jésus avec la dispute sur les exorcismes est artificiel, et la mise en scène appartient à la rédaction 6 ; le fond de l'anecdote et le résumé de la dispute sont historiques ; mais il est probable que l'anecdote se place au commencement du ministère galiléen, et la dispute n'a dû avoir lieu que plus tard ; celleci atteste l'importance que les guérisons de possédés ont eue dans la carrière du Sauveur, et la signification que lui-même y attachait. Du discours des paraboles il n'y a guère à retenir que les paraboles mêmes 7.

La tempête apaisée, la guérison du démoniaque de Gérasa, celle de l'hémorroïsse et la résurrection de la fille de Jaïr semblent former un groupe assez consistant, bien qu'il soit difficile au critique de se faire une idée précise de chacun de ces cas, où l'évangéliste lui-même a trouvé

1. Cf. supr. p. 88.

2. Cf. supr. loc. cit.

3. II, 17.

4. Cf. supr. loc. cit.

5. Cf. II, 7-12 et 22, IV, 1; II, 13-19 et VI, 7.

6. Cf. supr. loc. cit.

7. Cf. supr. p. 89.

ou voulu mettre une part de symbole. La mention des trois disciples dans l'histoire de Jaïr, et la prescription du silence, peu explicable dans ce cas, au lieu d'être des traits historiques 1, pourraient venir de Marc et se rattacher à ce qu'on pourrait appeler le système du secret messianique, dissimulé aux Juifs, incompris des apôtres. L'inintelligence des disciples devant le miracle de la tempête apaisée doit être en corrélation avec ce qu'on lit plus loin à l'occasion des multiplications de pains, et des prophéties concernant la passion et la résurrection du Sauveur 2.

Rien de mieux garanti que le récit de la prédication du Christ à Nazareth. On peut soupçonner seulement l'évangéliste d'avoir corrigé ce qui était dit dans la source touchant l'impuissance de Jésus à faire un seul miracle, en intercalant la guérison de quelques malades 3.

Il n'est pas autrement certain que la mission des apôtres ait immédiatement suivi ce voyage à Nazareth. La tournée de prédication dont elle dépend s'est effectuée aux environs de Capharnaüm, non autour de la ville où Jésus avait passé sa jeunesse. Le récit de la mort du Baptiste est en partie légendaire4. Les circonstances réelles du retour des apôtres et les motifs qui ont déterminé la retraite de Jésus sont à peu près effacés dans les préliminaires de la multiplication des pains, miracle symbolique dont on peut douter qu'il se fonde sur un incident particulier du ministère galiléen 5. On peut en dire autant du miracle de Jésus marchant sur les eaux, qui double, à certains égards, celui de la tempête apaisée, mais qui pourrait avoir été raconté d'abord du Christ ressuscité, et avoir quelque parenté d'origine avec la pêche miraculeuse de Jean 6. Le passage en Gennésareth est un fragment de l'itinéraire que la source de Marc paraît avoir tracé avec soin depuis cet endroit, et peut-être depuis le commencement 7. La querelle sur l'ablution des mains n'est pas à sa place chronologique ; la parole sur ce qui souille l'homme, et l'occasion qui l'a provoquée sont les seuls traits primitifs et historiques du récit 8.

Le voyage vers Tyr, l'anecdote de la Cananéenne sont pareillement authentiques. Le retour en Décapole et le miracle du sourd-muet sont beaucoup moins sûrs et pourraient n'être qu'un développement symbo-

1. Pour les trois disciples, cf. V, 37 et IX, 2; XIV, 33 (XIII, 3 ; pour la recommandation du silence, cf. v. 43, et IX, 9.

2. Cf. IV, 51, et VI, 51-52 (VII, 17-18); VIII, 31-33; IX, 10, 32.

3. VI, 5 b. Cf. supr. p. 89.

4. Cf. supr. p. 90.

5. Cf. supr. loc. cit.

6. Voir QE. 932.

7. Cf. supr. loc. cif.

8. Cf. supr. loc. cit.

lique 1 ; rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que le récit du miracle ait été emprunté à la tradition apostolique. La seconde multiplication des pains est une variante de la première et n'a pas plus de réalité. Le refus de signe est authentique, mais hors de son cadre. L'aveugle de Bethsaïde se présente dans les mêmes conditions que le sourd-muet de la Décapole 2.

La confession de Pierre, l'annonce du prochain avènement, la déclaration concernant Élie sont des traits qui éclairent l'histoire de Jésus ; les prophéties de la passion et de la résurrection viennent de la tradition et des rédacteurs évangéliques 3. La leçon du renoncement représente un discours authentique, mais dans un cadre artificiel. Il est peu probable que le récit de la transfiguration corresponde à un incident réel dans la vie du Christ, et l'on a vu plus haut ce qui peut être à retenir dans l'histoire de l'épileptique 4. De la suite il faut garder le retour en Galilée et à Capharnaum, puis le départ pour la Judée et la Pérée, la marche vers Jérusalem. L'anecdote de Jean et de l'exorciste étranger, la demande des lils de Zébédée ont chance de n'être pas historiques 3. L'incident des enfants qu'on amène à Jésus pour qu'il les bénisse était peut-être localisé d'abord à Capharnaüm. Les autres instructions insérées entre le retour à Capharnaüm et la troisième prophétie de la passion sont artificiellement groupées, et, sans excepter celle qui concerne le divorce, elles ont généralement une forme moins satisfaisante que dans Matthieu et dans Luc 6.

Une anecdote comme celle de l'aveugle de Jéricho pourrait être purement légendaire ou symbolique 7 ; si le fait est réel, il sera toujours impossible à l'historien d'en déterminer les conditions précises. On doit en dire autant, pour d'autres motifs, de la scène messianique, désignée communément et à tort sous le nom d'entrée triomphale à Jérusalem, et qui est la manifestation du Messie sur le mont des Oliviers 8. Le miracle du figuier n'a pas de réalité ; la chronologie qui est destinée à lui faire place n'en a pas davantage 9. L'expulsion des vendeurs et la question des prêtres appartiennent à l'histoire ; de même l'anecdote du tribut, probablement aussi la question des sadducéens ; celle du grand commandement ne semble pas à sa p'ace, non plus que le mot sur le Messie seigneur de David, bien que l'une et l'autre, le dernier surtout doivent

1. Cf. supr. p. 91.

2. Cf. supr. loc. cit.

3. Cf. supr. p. 92.

4. Cf. supr. p. 93.

5. Cf. supr. pp. 94,96.

6. Cf. supr. p. 95.

7. Cf. supr. p. 96.

8. Voir WELLHUSEN, Mc. 94.

9. Cf. supr. loc. cit.

appartenir au ministère hiérosolymitain. Pour se faire une idée du discours contre les pharisiens, il faut le lire ailleurs que dans Marc. Le mot sur la veuve aux deux liards a toutes les apparences de l'authenticité. On n'en peut dire autant de l'allégorie des Vignerons, ni surtout du discours apocalyptique 1. Ce discours altère aussi gravement la perspec-.

tive historique du ministère hiérosolymitain que le discours des paraboles, dont il est devenu comme la contre-partie, altère, avec sa théorie de l'aveuglement d'Israël, la perspective du ministère galiléen.

Le repas de l'onction paraît être un dédoublement de la dernière cène 2. Les préparatifs de celle-ci, l'annonce de la trahison, celle de la dispersion des disciples, du reniement, à plus forte raison celle de la résurrection sont des arguments et non des souvenirs de la tradition -1.

Le seul point ferme dans la relation du dernier repas est le prochain rendez-vous que Jésus donne à ses disciples pour le festin messianique.

Les additions et modifications que l'évangéliste a fait subir à la veillée de Gethsémani manquent de base traditionnelle : il reste seulement que les disciples et Jésus lui-même ont prié pour que le Sauveur n'entrât pas en tentation 1. L'arrivée de Judas et de sa troupe a été inattendue, contrairement à ce que Marc veut signifier. Le récit de l'arrestation voile la lutte des disciples et leur défaite : Jésus n'a pas adressé de discours aux satellites du grand-prêtre, mais ses disciples ont essayé de l'arracher à la troupe armée ; inférieurs en nombre, surpris, déconcertés et battus, ils ont pris la fuite 5.

Le procès devant Caïphe est une fiction apologétique. En revanche, l'incident historique du reniement est facile à reconstituer, nonobstant les additions et les retouches de la rédaction évangélique 6. Ces additions et retouches sont beaucoup plus considérables dans le récit du procès devant Pilate, d'où l'on doit sans doute éliminer l'épisode de Barabbas, afin de laisser au procurateur toute la responsabilité de la sentence qu'il a portée lui-même, et lui seul, contre Jésus convaincu de prétention messianique, sur la simple dénonciation des prêtres 7. On sait ce qui résiste à la critique dans les récits de la passion, et combien peu de garanties offre l'histoire de la sépulture et de la découverte du tombeau vide 8.

Bien qu'il soit malaisé de faire dans ce développement légendaire la part

1. Cf. supr. pp. 97 et 98-99.

2. Cf. supr. p. 99.

3. Cf. supr. pp. 100-101.

4. Cf. supr. p. 101.

5. Cf. supr. loc. cit.

6. Cf. supr. pp. 102-103.

7. Cf. supr. p. 103.

8. Cf. supr. pp. 104-105.

collective de la tradition et la part personnelle de l'évangéliste, il semble que celle-ci est plus considérable dans le récit de Il sépulture et de la résurrection, et celle-là dans le récit de la passion. Il reste vrai, comme la plupart des critiques l'ont admis jusqu'à présent, que les souvenirs concernant les derniers jours du Sauveur sont ce qu'il y a de plus précis dans la tradition évangélique ; mais il est vrai aussi que la dernière cène, le jugement, la passion et la résurrection sont le thème sur lequel la tradition a le plus travaillé, où les suggestions de la foi, l'intérêt de l'apologétique, l'application des Écritures anciennes ont le plus contribué à enrichir, à transformer, parfois à cacher les souvenirs primitifs.

Quel qu'ait pu être l'auteur du second Évangile, on ne peut guère se le figurer habitant de Jérusalem au temps de la passion, membre de la communauté primitive, compagnon assida de l'apôtre Pierre, dépositaire de ses souvenirs et de son enseignement. Le plus ancien de nos Évangiles n'apparaît pas comme l'œuvre d'un disciple du Christ, ni comme l'œuvre d'un homme qui aurait eu souci de recueillir le témoignage certain de ceux qui avaient vu et entendu le Sauveur, qui avaient pu connaître les circonstances de sa mort et la première instauration de la foi chrétienne, mais plutôt comme une compilation anonyme, un résidu plus ou moins hétérogène de la tradition historique de l'Evangile et des interprétations, des corrections, des compléments qu'y avait introduit le travail de la pensée chrétienne, soit le travail anonyme de la foi dans les premières communautés, soit l'influence individuelle de maîtres tel que Paul, soit les réflexions personnelles des rédacteurs évangéliques.

L'Église du second siècle a pu attacher un nom à ce livre, elle n'en a pu faire la propriété littéraire d'un auteur particulier. Ainsi l'analyse du livre confirme les doutes que pouvait suggérer l'examen du témoignage traditionnel.

Cependant la tradition et même bon nombre de critiques n'hésitent pas à identifier l'auteur à Jean Marc, le parent de Barnabé, dont il est parlé au livre des Actes, et au Marc mentionné dans les Épîtres de Paul et dans la Ire Épîlre de Pierre 1. Fils de cette Marie en la maison de laquelle Pierre se rendit quand il eut échappé à la prison d'Hérode, cousin de Barnabé, associé à celui-ci et à Paul dans leur voyage de Chypre, revenu à Antioche après avoir quitté ses compagnons de mission, devenu ensuite une cause de séparation entre ceux-ci, réconcilié avec Paul, sans qu'on sache comment, et son auxiliaire au temps où l'Apôtre écrivait les Épîtres aux Colossiens et à Philémon, réclamé en cette qualité dans la IIe à Timothée, désigné dans la le de Pierre

1. ACT. XII, 12, 25; XIII, 13; XV, 37-39; COL. IV, 10; PHM. 24; II TIM. IV, 11; I PIER. V, 13.

comme « fils », sans doute fils spirituel du prince des apôtres, et censé associé à son ministère « dans Babylone », c'est-à-dire probablement dans Rome, Marc aurait écrit son évangile dans cette ville, les uns disent après, les autres disent avant la mort des apôtres ; il aurait fondé ensuite l'Église d'Alexandrie. Certaines particularités de sa légende ont été signalées plus haut 1. Plusieurs ont voulu que le dernier repas du Christ ait eu lieu chez la mère de Jean Marc, et que Marc lui-même ait été le jeune homme qui s'enfuit nu à Gethsémani, laissant aux mains des satellites le drap dont il s'était couvert 2.

Une discussion détaillée de ces indications et des conjectures qui y sont mêlées ne semble pas nécessaire ici. Il suffit d'observer qu'elles ne sont guère plus conciliables entre elles qu'avec le livre dont Marc est supposé l'auteur. Celui-ci aurait été l'interprète de Pierre, son compagnon assidu pendant son ministère, et principalement dans les dernières années. Or, on ne voit pas comment l'évangéliste Marc a pu avoir ces rapports constants avec Pierre, si c'est lui qui est le Jean Marc des Actes et le compagnon de Paul. Aussi bien quelques-uns ont-ils distingué l'évangéliste Marc, compagnon de Pierre, du missionnaire Jean Marc, compagnon de Paul 3. L'existence de celui-ci est beaucoup mieux garantie que la per sonnalité distincte de celui-là, la le de Pierre, écrit non authentique, et le propos de Jean l'Ancien sur l'Evangile de Marc étant par eux-mêmes des témoignages moins sûrs que le récit des Actes concernant les missions de Paul. La mention de Marc dans l'Epître de Pierre n'est peut-être pas sans rapport avec l'attribution du second Évangile à un disciple du prince des apôtres; ce serait une mention intéressée 4, comme le dire de Jean l'Ancien 3. Si elle se fonde sur un souvenir traditionnel, s'il a existé un Marc, disciple et auxiliaire de Pierre, ou bien ce disciple est un autre que Jean Marc, ou bien celui-ci n'est pas le Marc qui assiste Paul durant les années de sa captivité. Et si un disciple de Pierre a eu part à la composition du second Évangile, ce ne peut être le dernier rédacteur, c'est-à-dire le véritable auteur de ce livre, mais l'auteur de la notice concernant la prédication et la mort de Jésus, c'est-àdire l'auteur du document exploité par l'évangéliste, et où l'on peut reconnaître un écho du témoignage apostolique, spécialement des souvenirs de Pierre.

Un rapport spécial et direct de ce premier auteur avec Pierre est pos-

1. PP. 23, 50, 52.

2. Cf. p. 70, n. 2; ZAHN, II, 200, 211-212.

3. Cf. J. WEISS, 385-414.

4. C'est pourquoi Pierre (loc. cit.) dirait : Miozoc 6 uîoc riou.

.L - 5. Supr. p. 26.

sible, probable même, quoique nullement nécessaire. Tel récit, par exemple celui du reniement de Pierre, remonte à Pierre lui-même et n'est entré dans la tradition que par lui. Mais celui qui a mis le premier cette histoire en écrit aurait fort bien pu la connaître par des intermédiaires ; à plus forte raison d'autres faits, comme la vocation des quatre premiers disciples, la confession de Pierre, la veillée de Gethsémani et l'arrestation pouvaient-ils lui avoir été racontés par d'autres. On peut tout aussi bien le concevoir puisant dans les communs souvenirs des apôtres galiléens une esquisse du ministère de Jésus qui était familière au premier groupe des croyants, que recueillant des discours d'un seul témoin une série de renseignements qui auraient pu lui être également fournis par plusieurs. Mais comme ce premier auteur a pu être en relation avec Pierre, et que l'on explique ainsi plus facilement l'origine de la tradition concernant l'origine du second Évangile, rien n'empêche d'admettre qu'un disciple de Pierre a recueilli de la bouche même de l'apôtre cette série de souvenirs. Il est certain, en tous cas, que Simon-Pierre a eu une part prépondérante dans la formation de la catéchèse apostolique, et que par là au moins la tradition fondamentale de l'histoire évangélique procède de lui.

Il est plus difficile, mais il n'est aucunement indispensable de déterminer ce qui est à considérer comme souvenirs de Simon-Pierre, indépendamment de la tradition commune des Logia, laquelle ne s'est pas formée sans lui. Si l'on admet deux sources primitives, tel morceau des souvenirs authentiques pourra être attribué indifféremment à l'une ou à l'autre, ou devra même être attribué de préférence aux Logia. L'esprit de ces deux sources, autant qu'il est permis d'en juger, était à peu près le même ; elles exprimaient les souvenirs et la foi de la première commu- nauté, sans influence de la théologie paulinienne ; les apôtres galiléens y apparaissaient comme les témoins autorisés de la vie du Christ et de son enseignement.

De la source narrative viendraient, après mention de Jean-Baptiste, du baptême de Jésus et du retour en Galilée, la vocation des premiers disciples, les incidents du premier sabbat à Capharnaüm, sauf probablement l'affaire du démoniaque, le fond de l'histoire du paralytique, peutêtre la vocation de Lévi, la démarche des parents de Jésus, probablement le fond des histoires du possédé de Gérasa et de la fille de Jaïr, la prédication à Nazareth, les indications générales concernant la mission des apôtres et leur retour, le passage en Gennésareth, le voyage au pays de Tyr, peut-être avec l'histoire de la Cananéenne, la confession de Pierre avec la promesse de la parousie prochaine et la réflexion sur la venue d'Élie, peut-être la guérison de l'épileptique, l'arrivée à Capharnaüm et peut-être l'anecdote des enfants amenés pour la bénédiction, le départ pour la Judée, peut-être avec l'anecdote du jeune homme riche,

la marche vers Jérusalem, peut-être la question de Pierre sur l'avenir des disciples, avec la promesse des trônes, la manifestation messianique sur le mont des Oliviers, l'expulsion des vendeurs, la question des prêtres touchant le pouvoir que Jésus s'attribue, la question des pharisiens sur le tribut, probablement aussi celle des sadducéens sur la résurrection, la parole sur la filiation davidique du Christ, l'histoire de la femme adultère, peut-être l'anecdote de la veuve aux deux liards, et une parole sur la destruction du temple, le fond des récits concernant la trahison de Judas, la dernière cène, la veillée de Gethsémani et l'arrestation du Christ, le reniement de Pierre, le jugement et la condamnation de Jésus par Pilate, la scène de dérision dans le prétoire, le crucifiement et la mort.

Du recueil de sentences viendraient le résumé de la prédication de Jean 1, les histoires sabbatiques, la discussion à propos de Beelzeboul, les paraboles, les paroles concernant la fréquentation des pécheurs et le jeûne, le sommaire du discours aux apôtres, la parole sur ce qui souille l'homme, à propos de l'ablution des mains, la réponse aux demandeurs de signe, le mot touchant le levain des pharisiens, la leçon du renoncement, les instructions qui ont été rattachées au dernier séjour à Capharnaüm, l'instruction sur le divorce, la leçon du service, l'abrégé du discours contre les pharisiens, certains morceaux du discours apocalyptique.

Tel récit comme le baptême de Jésus, la tentation, la multiplication [ des pains, la transfiguration, qui n'appartiennent pas à la première rédacL tion des sources et qui ne peuvent davantage être attribués au rédacteur du second Évangile, ont pu être été ajoutés dans une rédaction intermédiaire. Il est tel détail, comme la déclaration sur le but de l'enseignement parabolique 2 , qui semblerait surajouté au travail du rédacteur principal, à celui qui pose en thèse l'inintelligence des apôtres, et qui ne se lasse pas de faire prédire au Christ sa passion et sa résurrection. Néanmoins le véritable auteur de l'évangile est le rédacteur qui s'est proposé de démontrer la messianité de Jésus par les déclarations des possédés, par la guérison du paralytique, par les libertés que le Sauveur autorise ou qu'il prend à l'égard du sabbat; qui a voulu étaler l'inintelligence des apôtres devant l'enseignement, les miracles et les prédictions du Christ: qui interprète la mission du Sauveur conformément à la théologie de Paul ; qui a glosé le récit de la dernière cène et celui du jugement ; qui a conçu comme preuve péremptoire de la résurrection la découverte du tombeau vide. C'est le caractère de ce rédacteur qu'il convient d'envisager quand on veut déterminer l'attribution du second Évangile.

1. I, 7-8. Mais pour ce morceau comme pour bien d'autres, il est permis -- d'hésiter entre les deux sources.

| 2. IV, 11-12.

Or ce personnage ne semble lié ni par des souvenirs à lui propres ni pan des renseignements recueillis auprès des témoins du Christ : il dogmatise comme Paul ; il exploite des sources comme Matthieu et Luc, et il les traite avec une liberté aussi grande en son genre que celle dont use l'auteur du quatrième Évangile ; mais tandis que celui-ci pénètre, soulève.

transforme, idéalise les données traditionnelles et produit une œuvre homogène, le rédacteur du second Évangile, bien inférieur à Jean pour e génie mystique, encadre plutôt et complète les matériaux de la tradition, ne les altérant que très superficiellement pour les faire servir aux besoins de sa démonstration, y faisant surtout de notables additions qui servent directement ses intentions didactiques, apologétiques et polémiques. Juif d'origine, à ce qu'il semble, et bien au courant des choses juives, il n'est point judéochrétien et il a pris décidément parti contre les Juifs ; il les regarde comme voués en masse à la destruction 1 ; dans le récit de la passion, il les charge délibérément pour décharger Pilate.

On pourrait presque dire qu'il a pris parti contre les apôtres galiléens, tant il est soucieux de montrer leur défaut d'intelligence et de courage.

Mais il insiste surtout sur le défaut d'intelligence, et comme un homme qui ne se rend pas compte de ce qu'a été l'Évangile de Jésus. Il reproche aux apôtres de n'avoir pas saisi le mystère des paraboles, qui étaient sans mystère ; il leur reproche d'avoir été lents à comprendre que le Christ devait mourir et ressusciter, comme si la veillée de Gethsémani ne suffisait pas à prouver que Jésus lui-même, quelques heures avant sa passion, espérait encore que son avènement dans la gloire messianique pourrait être procuré autrement que par sa mort. Il est donc inconcevable que cet écrivain ait été pendant de longues années le disciple, l'ami, le confident de Pierre.

Il peut avoir été le disciple, et, en tout cas, il est grand admirateur, ou mieux encore grand partisan de Paul ; on peut dire que son évangile est une interprétation paulinienne, volontairement paulinienne, de la tradition primitive. Son paulinisme ne tient pas seulement à quelques expressions, à quelques lambeaux de phrase ou de doctrine qu'il aurait empruntés à l'Apôtre des gentils 2 ; il est dans l'intention générale, dans l'esprit, dans les idées dominantes et dans les éléments les plus caractéristiques de son livre. On peut assurément trouver significatif que Jésus, dans Marc, déclare être venu donner sa vie « en rançon pour plusieurs il » ; mais il l'est encore plus que le récit de la dernière cène soit

1. XII, 9.

2. SCHMIEDEL, EB. II, 1844; HOLTZMANN, Neut. Theologie (NT.), I, 424425.

3. x, 45.

1

devenu le récit de l'institution eucharistique, grâce à l'introduction de formules qui sont directement inspirées par la conception paulinienne de l'eucharistie, conception qui procède immédiatement de la théorie paulinienne de la rédemption. Ce qui est dit de l'aveuglement providentiel des Juifs par le moyen des paraboles est en rapport avec les idées de Paul sur 'a prédestination, et avec les expériences de son ministère tant auprès d'Israël qu'auprès des nations. Mais l'influence de Paul et même le zèle pour sa personne, pour l'apologie de sa conduite et de son action, se font sentir un peu partout, soit dans l'attitude de l'évangéliste à l'égard des Juifs, soit dans sa façon d'apprécier et de représenter les dispositions des apôtres galiléens, qui, dans un endroit, sont presque assimilés aux Juifs 1. La relation des incidents sabbatiques paraît bien tendre à l'abrogation du sabbat pour les chrétiens ; à propos de la parole sur ce qui souille l'homme, l'évangéliste argumente réellement, et dans l'esprit de Paul, contre les observances légales ; c'est dans l'intérêt de Paul qu'a été racontée et peut-être imaginée l'anecdote de l'exorciste étranger 2 ; ce doit être également pour réserver à Paul une des premières places dans le royaume céleste que l'on voit Jésus opposer une fin de non-recevoir à la demande des Zébédéides. L'évangéliste n'est d'ailleurs pas plus hostile à Pierre et aux autres apôtres que Paul lui-même ; il se permet seulement de les juger, et de ne pas les admirer ni les approuver en tout. Il n'entre pas dans les spécialités, on pourrait dire les subtilités de la théologie paulinienne, soit par un certain sens de la mesure qu'il convenait de garder en racontant l'histoire de Jésus, soit que sa tournure d'esprit l'ait porté aux idées générales et simples, soit que l'enseignement de Paul lui soit arrivé par intermédiaire, et qu'il n'ait pas entendu lui-même l'Apôtre ni lu ses écrits.

La considération attentive du caractère et de la composition du second Évangile fait perdre beaucoup de son importance, de sa signification et de son utilité à la distinction d'un proto-Marc, source commune de Matthieu et de Luc, et d'un deutéro-Marc, qui pourrait être postérieur aux deux autres Synoptiques et même dépendre d'eux. Plusieurs ont supposé un proto-Marc plus développé 3 que notre évangile canonique, et se rapprochaient ainsi plus ou moins de l'hypothèse du protévangile. D'autres l'ont supposé plus court. Les premiers cherchaient à expliquer certaines lacunes qui semblent évidentes dans Marc, et qui peuvent résulter

1. Cf. IV, 11-12, et VIII, 17-18. Quand même les deux passages ne seraient pas de la même main, le rapprochement ne laisse pas d'être significatif.

2. Cf. supr. p. 95.

3. Weisse, Tobler, Holtzmann, Schenkel, Réville, etc.

4. Reuss, P. Ewald, J. Weiss, Wellhausen.

en effet de coupures pratiquées par l'évangéliste dans une de ses sources : ainsi a-t-il dû connaître le discours sur la montagne dans le recueil de discours, et l'omettre volontairement. Les seconds pensent rendre compte de certaines omissions de Matthieu ou de Luc, ou de tous les deux ensemble, soit que ces omissions portent sur des récits entiers, soit qu'elles portent seulement sur certains détails. Or il semble que l'on peut trouver d'autres explications satisfaisantes pour les omissions de récits entiers, par exemple pour la suppression, dans Luc, de la seconde multiplication de pains, ainsi que de tous les récits compris entre les deux multiplications. Quant aux omissions de traits descriptifs, la plupart, sinon toutes, peuvent s'expliquer par la différence d'esprit entre les évangélistes, les plus récents étant disposés naturellement à élaguer les détails trop crus ou trop matériels, et à prendre un certain ton d'édification ecclésiastique, moins naïf que celui de Marc. On ne doit pas oublier d'ailleurs que, vu la complexité du travail de rédaction, et aussi la liberté qui a régné d'abord dans la transcription, il n'est pas impossible que les évangélistes plus récents aient connu, en même temps qu'un texte de Marc à peu près identique au nôtre, les sources mêmes du second Évangile (on l'admet pour les Logia), soit dans leur état primitif, soit avec des modifications et additions diverses, ou bien encore qu'ils aient eu en main des rédactions plus ou moins divergentes, des copies plus ou moins complètes, le texte canonique ne représentant qu'une recension définitive à l'égard de laquelle les exemplaires que les rédacteurs de Matthieu et de Luc ont utilisés pouvaient présenter des variantes plus ou moins considérables. Quoi qu'il en soit, le livre que les évangélistes plus récents ont exploité n'est pas à qualifier de proto-Marc, vu qu'il ne différait pas sensiblement du texte canonique, et qu'il n'était pas en luimême une source primitive. La qualification de proto-Marc ne conviendrait pas davantage à la source que l'on peut hypothétiquement supposer à côté des Logia, vu que cette source différait trop de Marc pour que l'on puisse la regarder comme une première ébauche ou rédaction de notre évangile.

Il est fort possible et même très probable que cette source, comme les Logia, soit antérieure à la mort des apôtres Pierre et Paul ; il est possible également qu'elle ait été écrite en araméen et à Jérusalem 1 ; mais la rédaction du second Évangile est certainement postérieure à la mort des apôtres et sans doute aussi à la ruine de Jérusalem, bien qu'on ne puisse guère la faire descendre beaucoup après l'an 70. Le souvenir

1. C'est tout ce qu'on peut retenir, semble-t-il, des conclusions de Wellhausen touchant la composition de Me. en araméen (supr. p. 79). Encore est-il possible que l'auteur, palestinien d'origine, ait écrit en grec les souvenirs fixés dans une tradition orale araméenne. Cf. BOUSSET, art. cit. 3-4.

de Paul, de son activité, des obstacles qu'il avait rencontrés, était encore tout récent. On peut donc rapporter approximativement la composition de Marc à l'an 75. Le nom de l'auteur est inconnu. Il n'a pas fait œuvre de polémiste. Il a voulu écrire un livre d'enseignement évangélique, et il a présenté l'Évangile tel qu'on le comprenait dans le milieu chrétien où il vivait, dans la communauté hellénochrétienne à laquelle il appartenait. Il semble impossible qu'il ait écrit en Palestine ou dans un endroit où la tradition des premiers apôtres et des disciples immédiats de Jésus aurait été largement représentée. Cette circonstance n'exclut pas l'Église de Rome, mais ne la recommande pas non plus ; toutefois la conservation du livre à côté des évangiles plus complets, et la probabilité qui milite en faveur de sa rédaction dans un pays de langue latine t peuvent être invoqués à l'appui de cette hypothèse plus ou moins traditionnelle. Ce peut être même à sa qualité d'ancien évangile romain, plutôt qu'à l'origine d'une de ses sources, que le livre doit son attribution à un disciple du prince des apôtres.

1. L'emploi de mots latins n'est pas un argument décisif pour la composition de l'évangile en Occident, vu que la domination romaine avait introduit nécessairement un grand nombre de ces mots jusqu'en Orient.

CHAPITRE IV

L'ORIGINE ET LA COMPOSITION DU PREMIER ÉVANGILE

A la différence de Marc, dont la rédaction définitive ne semble pas avoir été conçue suivant un plan réfléchi, mais représente une sorte d'élaboration originale et spontanée des documents primitifs, Matthieu peut être considéré comme une compilation régulièrement conduite, avec un plan et une méthode. L'initiative du rédacteur n'est guère moindre que celle de Marc, et le rapport du livre avec l'apôtre dont il porte le nom reste une énigme aussi obscure en son genre que l'attribution du quatrième Évangile à l'apôtre Jean.

Tant pour ce qu'il lui emprunte, que pour la distribution générale de ses matériaux, le rédacteur du premier Evangile dépend du second. Mais il a placé avant la relation du ministère du Christ une préhistoire, un récit de la conception virginale, de la naissance et de l'enfance de Jésus1.

Après les préliminaires de la prédication évangélique 2, il laisse voir l'objet principal de son livre, exposer ce que Jésus a enseigné et ce qu'il a fait 3. L'enseignement prend le pas sur l'action, et le début de chaque partie principale est marqué par un grand discours, compilation de sentences qui précède une série de faits : ainsi le discours sur la montagne ; précède tout récit détaillé de miracles, et il est suivi d'une série de dix prodiges 5 que l'évangéliste a constituée en prenant dans Marc un certain nombre des faits qui sont racontés avant la mort de Jean-Baptiste, et en changeant l'ordre de leur distribution ; le grand discours aux apôtres 6 commande une série d'instructions 7 entremêlées avec certains morceaux de Marc qui n'avaient pas trouvé place dans la section précédente ; le discours des paraboles 8 commande le reste 9, et, une fois arrivé à la mort

1. I-II.

2. III-IV, 22 (correspond à Mec. I, 1-201.

3. IV, 23.

4. IV, 24-VII.

5. VII-IX, 34 (correspond pour une partie à Mc. I, 40-44, 29-34; IV, 35, 36-v, 17; II, 1-17 ; v, 22-43).

6. lX, 35-x (correspond partiellement à Mc. VI, 34; 7-13).

7. XI-XII (correspond pour une partie a Mc. II, 23-m, 6, 22-35»

8. XIII, 1-52 (correspond en partie à Mc. IV, 1-34).

9. XIII, 53-58 (Mc. VI, 1-6).

de Jean-Baptiste, Matthieu 1 ne se sépare plus de Marc. Un discours de moindre étendue 2, mais important dans la pensée de l'évangéliste, parce qu'il concerne l'ordre et la paix des communautés chrétiennes, précède le départ pour la Judée 3 et les récits du ministère hiérosolymitain 4. Le discours contre les pharisiens 5, et la grande apocalypse 6 qui le suit clôturent la prédication du Sauveur et introduisent les récits de la passion et de la résurrection 7.

Il est évident que les deux premiers chapitres sont une pièce rapportée devant la prédication de Jean-Baptiste. Dans ces chapitres mêmes, la généalogie du commencement 8 se détache des récits ; elle a eu d'abord son existence à part et elle avait été dressée sans égard à la conception virginale; une retouche dans la conclusion 9 l'adapte au récit; mais elle paraît bien avoir, à un moment donné, précédé immédiatement l'entrée en scène du Précurseur 10. Les récits de la conception, de la naissance à Bethléem et des mages, de la fuite en Égypte et du retour sont de la même main, qui paraît être celle de l'évangéliste. Ils ont pour objet de montrer l'accomplissement des prophéties, et ils sont arrangés en vue des oracles que l'on y dit réalisés.

Le ministère de Jean-Baptiste est décrit d'après Marc, mais Matthieu corrige l'embarras qui existe au début du second Évangile 11 ; le thème général de la prédication du Baptiste est énoncé en termes identiques à celle de Jésus12, en omettant la rémission des péchés, parce qu'on songe au baptême du Christ. Un discours 13 que l'évangéliste fait adresser, d'ailleurs assez mal à propos, aux pharisiens et aux sadducéens, et qui se retrouve dans Luc, vient d'une autre source que Marc. Il semble donc que le recueil des discours du Seigneur ait contenu, pour commencer, un extrait

i. XIV-XVII, 23 (Mc. VI, 14-IX, 32).

2. xviii (pris en partie de Mc. IX, 33-47).

3. XIX-XX (Mc. x).

4. XXI-XXII (Mc. XI-XII, 37).

5. XXIII (Mc. XII, 38-40).

6. XXIV-XXV (Mc. XIII).

7. XXVI-XXVIII (Mc. XIV-XVI. 81.

1 1 1 8. 1, 1-17.

9. 1, 16. Voir le commentaire.

10. III, 1 se rattacherait plus facilement à la généalogie qu'au récit précédent.

MERX, Die vier kanonischen Evangelien nach ihrem alteren bekannten Texte, II.

i, VIII. Noter que Le. 111, 23-28 paraît supposer dans la source du troisième Évangile une combinaison de ce genre.

11: III, 1-12 (cf. Mc. 1. 1-8).

12. Cf. III, 2 et IV, 17.

13. ni, 7-10 (cf. Le. III, 7-9).

de la prédication de Jean, et que son point de départ ait été le même que celui de Marc. Matthieu reproduit en entier le discours que celui-ci a voulu abréger ; mais il y introduit, d'après Marc, la mention de l'Esprit saint. Dans le récit du baptême 1, qui est conforme à Marc pour l'en-

semble, il intercale un dialogue entre Jean et Jésus 2, afin d'expliquer pourquoi le Sauveur a pu être baptisé ; il corrige la voix céleste de façon qu'elle s'adresse aux assistants et leur fasse connaître le Christ.

Le récit de la tentation 3 ne vient pas de Marc, et Matthieu n'en est certainement pas le premier rédacteur. Mais on peut douter que le jeu d'argumentation savante qui constitue ce morceau capital ait appartenu à la plus ancienne relation des sentences évangéliques.

Marc avait dit que Jésus vint en Galilée après que Jean fut pris; Matthieu dit que cet événement l'y amena 4; il donne l'objet de la prédication évangélique 5 en termes plus satisfaisants que ceux de Marc, et qui pourraient ainsi venir du recueil de sentences ; mais il se croit obligé d'expliquer par une prophétie pourquoi Jésus vint à Capharnaüm 6, avant de raconter, d'après Marc, la vocation des premiers disciples.

Aussitôt après cette vocation 7; Matthieu prépare son introduction au discours sur la montagne ; avant de montrer Jésus « guérissant », il veut le montrer « prêchant »; sa mise en scène 8 est empruntée à divers passages de Marc, principalement au récit de la première prédication à Capharnaüm, et à celui qui précède la vocation des Douze, récits qu'il n'a pas conservés à part 9. Mais il y avait déjà, dans la source où Matthieu a pris le discours sur la montagne, un préambule que Marc luimême a dû exploiter pour son récit de la vocation des Douze, et Mat-

1. III, 13-17 (cf. Me. 1, 9-11).

2. III, 14-15.

3. IV, 1-11 (cf. Mc. 1, 12-13; Le. IV, 1-13). « Si le récit de la tentation dans Mt. et dans Lc. vient de Q (Logia), Q doit avoir contenu le récit du baptême qui y est supposé. Ainsi les trois premières péricopes de Mc. auraient existé dans le même ordre en Q ; on ne pourrait donc admettre de réciproque indépendance. » WELLHAUSEN, Mt. 9. Mais il peut y avoir des intermédiaires entre-les documents primitifs et nos évangiles. Contre la priorité de Me., voir supr. pp.

86 et 107.

4. IV, 12 (Mc. 1, -14).

5. IV, 17 (Mc. 1, 15 ; supr. p. 86),.

6. IV, 13-16 (Is. VIII, 2a-IX, 1).

7. IV, 18-22 (Mc. 1, 16-20).

8. IV, 23-v, 2 (cf. Mc. 1, 28, 39; III, 7-8, 10, 13).

- A- - ---- 1 1 L I- C»1* 00.\ .--_ m n rvnc r^nimi lifc*

;i. un a vu plus haut \Pp. 0, 5 89) quu cub reuiis ne scmmcin pas IJ.l UUJ. ou;:>.

L'influence de la source de Me. aurait-elle contribué aux omissions de Mt.? Cf.

WELLHAUSEN, MC. 25-26.

thieu, qui utilise ensemble Marc et le recueil de discours, a dû se rendre compte de cet emprunt 1. La comparaison des béatitudes 2, dans Matthieu et dans Luc, invite à penser que le rédacteur du premier Évangile a glosé le texte des sentences primitives, et qu'il en a ajouté de nouvelles. Les comparaisons du sel 3 et de la lumière 4 ont été importées dans le discours et adaptées au contexte, appliquées aux disciples par les formules rédactionnelles : « Vous êtes le sel et la terre », « Vous êtes la lumière du monde». Le long développement sur le rapport de l'Évangile et de la Loi 5 paraît avoir été construit avec des sentences originairement indépendantes; mais l'ensemb'e de la combinaison doit être antérieur à la rédaction définitive de Matthieu 6; la déclaration concernant l'immutabilité de la Loi et la nécessité d'en observer les moindres prescriptions 7 appartient à une rédaction intermédiaire. D'autre part, ce doit être l'évangéliste qui a rattaché au commentaire du précepte : « Tu ne tueras point » 8, les instructions concernant le devoir de la réconciliation 9 ; au commentaire du précepte : « Tu ne commettras point d'adultère ') 10, l'instruction sur les tentations des sens11. L'instruction sur les trois œuvres de la justice 12 est complète en elle-même et a été introduite dans le discours sur la montagne par une combinaison rédactionnelle ; l'évangéliste a voulu rattacher au second membre de cette instruction l'oraison dominicale 13 ; le préambule 14 a chance d'appartenir en grande partie à l'évangéliste, ainsi que la leçon complémentaire sur l'obligation du pardon 15 ; quant au texte de l'oraison dominicale, primitif ou non, le rédacteur a dû

1. Cf. Lc. VI, 17-19.

2. v. 3-12 (cf. Lc. VI, 20-23).

3. v, 13 (cf. Mc. IX, 50; Le. XIV, 34-35).

4. v, 14-16 (cf. Mc. IV, 21; Le. VIII, 16-18).

5. v, 17-48. « L'autorité législative que Jésus s'attribue suppose qu'il s'adresse à sa communauté. » WELLHAUSEN, ML 18.

6. Cf. Le. XVI. 17-18. Mc. X, 2-12, est sans doute plus près de la source que MT. V, 31-32; mais il ne s'ensuit pas que Mt. (Le. XVI, 18) dépende ici de Mc.

(WELLHAUSEN, Afl. 21) ; celui-ci dépend sans doute aussi des Logia (cf. supr.

pp. 94, 115).

7. v, 18-19.

8. v, 21-24.

9. v, 25-26 (cf. Le. XII, 58-59).

10. v, 27-28.

11. v. 29-30 (cf. Mc. IX. 43-47).

12. VI, 1-6, 16-18.

13. VI, 9-13 (cf. Le. XI. 2-4).

14. VI, 7-8 (cf. Le. xi. 1).

15. VI, 14-15 (cf. XIII, 21-35; Mc. XI, 25).

le trouver tel qu'il le donne, sinon dans un texte écrit, au moins dans l'usage chrétien. C'est lui sans doute qui a fait la combinaison par laquelle sont réunis le conseil de n'amasser pas de trésors 1, la comparaison de l'œil flambeau du corps 2, celle du serviteur à deux maîtres 3, et l'avertissement contre le souci des besoins temporels 4. Il semble que, dans la première rédaction du discours sur la montagne, l'invitation à ne point juger 5 suivait l'instruction concernant l'amour du prochain 6 : l'évangéliste y rattache la défense de donner « la chose sacrée » aux chiens ï, sentence qui paraît venir de la tradition chrétienne plutôt que du Christ; puis l'exhortation à la prière 8, morceau très authentique mais primitivement indépendant; l'ordre de traiter les autres comme soimême 9, qui appartient au discours sur la montagne, mais que le rédacteur a probablement transposé ; la réflexion sur les deux voies et les deux portes10, qu'il a prise d'ailleurs. Il paraphrase quelque peu à sa façon la comparaison des deux arbres11 , le bon et le mauvais, ainsi que l'avertissement donné à ceux qui ont fréquenté Jésus sans se convertir 12, et il a dû garder à peu près textuellement la conclusion du discours, la parabole des Deux maisons 13. L'observation finale, touchant l'impression produite sur la foule par le discours 14, a été simplement empruntée à Marc. La compilation de Matthieu est comme un traité de la justice chrétienne, rédigé spécialement pour les contemporains de l'évangéliste.

Matthieu paraît avoir simplement pris dans Marc l'histoire du lépreux 15, pour en faire le premier des dix miracles typiques par lesquels il va montrer Jésus guérissant. Il est possible d'ailleurs que Matthieu ait connu la source de Marc, et si cette source était le recueil de discours, cette anecdote pourrait appartenir à une rédaction secondaire où l'on tenait à représenter Jésus comme un fidèle observateur de la Loi. Il est probable que le centurion

1. VI, 19-21 (Le. XII, 33-34).

2. VI, 22-23 (Le. XI, 34-36).

3. VI, 24 (Le. XVI, 13).

4. VI, 25-34 (Le. XII, 22-31).

5. VII, 1-5.

6. v. 43-48 (cf. Le. VI, 27-38).

7. VII, 6.

8. VII. 7-11 (Lc. XI, 5-13).

9. VII, 12 (Lc. VI, 3i).

10. VII, 13-14 (cf. Le. XIII. 24).

11. VII, 15-20 (cf. XII, 33-37, et Le. VI, 43-45).

12. VII, 21-23 (Le. VI, 46; XIII, 26-27).

13. VII, 24-27 (Lc. VI, 47-49).

14. VII, 28-29 (cf. Mc. 1, 22).

15. VIII, 1-4 (Mc. 1, 40-44).

de Capharnaüm 1 suivait, dans la source commune de Matthieu et de Luc, le discours sur la montagne, où il n'est pas impossible que le lépreux lui ait fait pendant ; le rédacteur du premier Évangile y a incorporé la parole sur les élus qui viendront de l'orient et de l'occident 2. Par un procédé qui ne manque pas de hardiesse, il fait passer après ces deux miracles la guérison de la belle-mère de Simon, et ce que dit Marc des nombreux miracles accomplis le même soir3 ; il veut voir dans cette circonstance l'accomplissement d'une prophétie d'Isaïe 4. Aussitôt Matthieu abandonne la suite de Marc, et Jésus part pour la rive orientale du lac : c'est qu'il s 'agit d'amener les miracles de la tempête apaisée 5 et du possédé de Gérasa (Gadara) 6 ; mais auparavant l'évangéliste a voulu placer deux réponses de Jésus à des individus qui voulaient le « suivre » 7, non pour ce voyage, mais en qualité de disciples. Ces paroles proviennent du recueil de discours. Les récits viennent de Marc ; le dédoublement du possédé et les autres particularités de la relation ne semblent pas accuser l'emploi d'une source particulière, mais la liberté de la rédaction, le second possédé de Gérasa servant sans doute à compenser l'omission du possédé de Capharnaüm 8. Toutefois la sobriété du récit pourrait tenir en partie à ce que Matthieu a connu la source dont Marc lui-même dépend 9. Suit l'histoire du paralytique 10, pour laquelle Matthieu pourrait bien dépendre aussi de Marc et de sa source, où l'on ne parlait pas d'autre « pouvoir » que celui de guérir 11.

La vocation du publicain12 suit, comme dans Marc, la guérison du paralytique ; elle entraîne avec elle la parole sur la fréquentation des pécheurs 13, et l'explication concernant le jeûne 14. Mais le rédacteur, sans autre avertissement, substitue le nom de Matthieu à celui de Lévi, ce qui a pour effet d'introduire le publicain dans le collège apostolique, et peut-être de le faire valoir comme auteur de l'Évangile. Il complète la parole sur les

1. VIII, 5-13 (Le. VII, 1-10).

2. VIII, 11-12 (Le. XIII, 28-29).

3. VIII, 14-16 (Mc. 1, 29-34).

4. VIII, 17 (Is. LIII, 4).

5. VIII, 18, 23-27 (Mc. IV, 35-41).

6. VIII, 28-34 (Mc. v, 1-17).

7. VIII, 19-22 (Lc. IX, 57-60).

8. Mc. 1, 23-27, sans parallèle dans Matthieu. Cf. supr. pp. 87, 107.

9. Cf. supr. p. 89.

10. IX, 1-8 (Mc. II, 1-12).

11. Cf. IX. 8 et Mc. II, 12 (voir supr. p. 88).

12. IX, 9 (Mc. II, 14).

13. IX. 10-13 (Mc. II. 15-17).

1 - 7 -- - J14. IX, 14-17 (Mc. II, 18-22). -

pécheurs par une citation prophétique qu'il répétera encore plus loin 1.

Vient ensuite la résurrection de la fille de Jaïr 2, récit transposé et abrégé. On peut faire par rapport aux sources la même hypothèse que pour le possédé de Gérasa et le paralytique de Capharnaüm, quoique les omissions et retouches soient explicables par le travail du rédacteur sur Marc seul. Les deux aveugles 3 semblent être un dédoublement des deux aveugles de Jéricho, lesquels sont probablement, dans Matthieu, les aveugles de Béthsaïde et de Jéricho réunis dans le même lieu pour la commodité de la narration. Le démoniaque sourd 4 double l'incident qui donne lieu à la querelle sur les exorcismes. Ces deux derniers miracles pourraient être qualifiés de rédactionnels, vu que l'évangéliste a dû créer lui-même ces récits, par le plus rudimentaire des procédés, à seul e fin de parfaire sa série de prodiges.

Matthieu ne raconte pas la vocation des apôtres, mais il la suppose dans le récit de leur mission, ou plutôt dans le préambule du discours qui est consacré à ce sujet. Pour ce préambule 5, il s'inspire de celui qu'il a donné au discours sur la montagne, et aussi de Marc dans le récit de la mission et dans les préliminaires de la première multiplication des pains, où il prend la réflexion sur les brebis sans berger, pour l'associer à la parole sur les moissonneurs 6, qui doit avoir servi d'exorde au discours de mission dans la source où l'évangéliste l'a pris. L'insertion de la liste des apôtres supplée le récit de leur vocation 7. Le rédacteur paraît l'avoir empruntée à Marc, et, après cette parenthèse, il introduit le discours 8. La recommandation de ne prêcher qu'aux Israélites 9 correspond à la façon dont l'évangéliste se représente le développement de l'œuvre évangélique, mais elle est aussi en rapport avec ce qui est dit plus bas du prochain avènement du Messie10. Ces traits n'ont pas dû être ajoutés par le rédacteur, et rien n'empêche de les attribuer à la source11, sinon à Jésus lui-même. Les instructions données aux missionnaires ont été quelque peu glosées par l'évangéliste, qui a sans doute combiné avec le

1. IX, 13; XII, 7 (Os. VI, 6).

2. IX, 18-26 (Mc. v, 22-43 ; voir supr. p. 89).

3. IX, 27-31 (cf. XX, 29-34; Mc. VIII, 22-26; x, 46-52).

4. IX, 32-34 (XII, 22-24; Le. XI, 14-15).

5. IX, 35-X, 5 (cf. iv, 23-v, 2 ; Me. vi, 7, 34 ; voir supr. p. 89).

6. IX, 37-38 (Le. x, 2).

7. Me. IV, 13-19, sans parallèle dans Matthieu, sauf pour la liste apostolique (cf. supr. p. 108).

8. X, 5-42 (Lc. x, 2-12; Mc. VI, 8-12; Le. IX, 3-5).

9. x, 5-6 (cf. XXVIII, 19).

10. x, 23 b.

11. Cf. WERNLE, 66, 184.

discours de mission une instruction sur le courage devant la persécution, et des réflexions sur la division des familles, sur le renoncement exigé des disciples, en vue d'obtenir un petit traité de l'apostolat chrétien.

De même que, dans Marc 2, il est question de Jean-Baptiste après la mission des apôtres, il en est parlé dans Matthieu 3, mais pour introduire certains morceaux du recueil de discours où figurait le nom de Jean, et qui étaient déjà réunis ensemble dans la source. On doit noter que la série des miracles précédemment racontés a été arrangée de façon à justifier la réponse que Jésus fait aux messagers du Baptiste 4, Matthieu, comme aussi Luc, ayant entendu de miracles physiques ce que le Sauveur avait dit métaphoriquement des effets moraux de sa prédication. L'économie de la sentence concernant le rapport de Jean avec la Loi 3 paraît avoir été modifiée pour amener l'identification figurée du Baptiste avec Élie, laquelle appartient à une autre partie de la tradition, et peut-être à une autre source. La comparaison avec Luc 6 donnerait à penser que le recueil de discours présentait en cet endroit la parabole des Deux fils, avec application à l'accueil qui avait été fait par les pharisiens et par les publicains et autres « pécheurs » à la prédication de Jean. Matthieu rattache aux propos concernant le Baptiste la malédiction contre les villes galiléennes 7, que la source adaptait, semble-t-il, au discours de mission, et l'action de grâces du Sauveur 8, qui était annexée dans la source au retour des apôtres. Cette espèce de psaume, imité de l'Ecclésiastique, se trouve prendre la place d'une remarque plus simple, que Luc 9 a retenue, et que Matthieu a transposée dans le discours des paraboles.

Comme le discours aux apôtres est devenu une instruction sur la manière de se comporter devant les persécutions, les incidents et sentences compris entre cette instruction, et le discours des paraboles semblent avoir pour objet de montrer les obstacles rencontrés par Jésus, soit du côté du peuple juif en général et des villes galiléennes, Jésus se voyant repoussé comme Jean l'a été, soit particulièrement du côté des

1. x, 17-22 (sur le caractère de ce morceau et son rapport avec Me. xiu, 913 [Mt. XXIV, 9-13], voir le commentaire) ; 26-33 (Le. xii, 2-9); 34-36 (Le. XII, 51-53); 37-39 (Le. XII, 51-53 ; XIV, 26-27).

2. VI, 14-29.

3. XI, 2-19 (Le. VII, 18-35; XVI, 16).

4. XI, 4-5.

5. XI, 12-13 (cf. Lc. XVI, 16).

6. Cf. Le. VII, 29-30, et MT. XXI, 28-32.

XI, ZU-ZlJ, l ct. Le. x, 1::1-15).

8. XI, 25-30 (Le. X, 21-22).

9. x, 23-4 (cf. Mt. XIII, 16-17).

pharisiens, qui lui reprochent de n'observer pas le sabbat 1, ou qui l'accusent de chasser les démons par Beelzeboul 2, ou qui l'invitent à prouver sa mission par des « signes » 3. Les deux anecdotes sabbatiques ont dû être empruntées à Marc, mais la première est complétée dans Matthieu, peut-être par l'évangéliste lui-même, au moyen d'un argument tiré du service des prêtres dans le temple 1, et d'une citation d'Osée 3, qu'il a déjà introduite dans la section des publicains ; la seconde est enrichie d'une comparaison 6 qui semble provenir d'un autre récit traditionnel. Ayant utilisé pour la mise en scène du discours sur la montagne ce que Marc dit ensuite touchant l'affluence du peuple et les nombreuses guérisons opérées par Jésus, Matthieu abrège ces indications7, mais il relève la prescription du silence imposé aux guéris, afin d'y faire voir l'accomplisd'un texte d'Isaïe qu'il cite longuement 8.

La discussion sur les exorcismes a été empruntée au recueil de discours ; mais, pour varier le récit, Matthieu9 complique de cécité la surdité du démoniaque qui en fournit l'occasion. Il a trouvé déjà séparées par l'argument tiré des exorcismes juifs 10 les comparaisons de l'empire divisé et de l'homme armé ; il a inséré après la sentence concernant le blasphème de l'Esprit la comparaison des arbres, les bons et les mauvais 11; il a transposé après la réponse aux demandeurs de signes la rechute en possession diabolique12, afin de caractériser ainsi l'incrédulité des Juifs et de présager leur destinée. Le signe de Jonas, figure de la résurrection13, était indiqué dans la source, où Matthieu n'a eu qu'à le prendre, bien que le passage parallèle de Marc 14 et le contexte invitent à penser que ni la mention de ce signe ni son explication ne sont primitives. La tradition authentique du discours ne connaissait qu'un simple refus, à l'appui duquel venaient les exemples de la reine de Saba et des Ninivites. Matthieu amène, comme Marc, après la section de Beelzeboul,

1. XII, 1-14 (Me. II, 23-III, 6).

2. XII, 22-37 (Mc. III, 22-30; Le. XI, 14-15, 17-23).

3. XII, 38-42 (Le. XI, 16, 29-32).

4. XII, 5-6 (NOMBR. XXVIII, 9).

5. XII, 7 (ix, 13; Os. VI, 6 ; cf. supr. p. 126, n. 1).

6. XII, 11-12 (cf. Le. XIII, 15 ; xiv, 5).

7. XII, 15-16 (Mc. 111, 7-12). Cf. supr. p. 122.

8. XII, 17 (Is. XLII, 1-4; XLI, 9).

9. XII, 22 (cf. Le. xi, 14).

10. XII, 27-28 (Le. xi, 19-20).

11. XII, 33-37 (vII, 16-20; cf. supr. p. 124, n. 11).

12. XII, 43-45 (Le. XI, 4-o J.

13. XII, 39-40 (cf. Le. XI, 29-30). Cf. WELLHAUSEN, Mt. 64.

14. VIII, 11-12 (MT. XVI, 1-4).

«

la parole du Christ sur sa vraie famille 1; mais, comme il s'est abstenu de dire pourquoi les parents étaient venus, l'anecdote est comme suspendue dans le vide.

La transition au discours des paraboles 2 se fait par une formule très maladroite, qui inviterait à placer ce discours dans la même journée que les instructions précédentes. Matthieu suit d'ailleurs Marc pour là mise en scène 3, pour la parabole du Semeur 1, pour la déclaration concernant l'objet des paraboles 3, mais en citant expressément le texte d'Isaïe dont s'inspire la rédaction du second Évangile, et en insérant à la suite 6 la parole que Luc met après l'action de grâces du Christ sur le retour des Soixante-douze ; il emprunte également à Marc l'explication du Semeur7 ; il remplace la parabole de la Semence par celle de l'Ivraie 8, qu'il paraît avoir librement développée, s'il ne l'a composée tout entière, eh vue de l'interprétation qu'il se proposait d'en donner plus loin; il joint à la parabole du Sénevé 9 celle du Levain10, que lui a fourni le recueil de discours ; il introduit l'indication finale de Marc en la complétant par la citation d'un texte biblique où il voit annoncées les paraboles de Jésus 11 ; après quoi amplifiant en quelque façon ce que dit Marc touchant les explications données aux apôtres, il introduit son commentaire de l'Ivraie u, puis il prend dans le recueil de discours les comparaisons du Trésor, de la Perle, du Filet 13, en paraphrasant allégoriquement celle-ci, et il paraît avoir tiré de lui-même la conclusion du discours, avec la comparaison du maître qui extrait de ses coffres le neuf et le vieux u.

La prédication de Jésus à Nazareth 15 vient après le discours des paraboles, parce que l'évangéliste a anticipé les récits que le second Evangile place entre les deux. Certains traits de Marc ont été atténués. On trouve ensuite, sensiblement abrégés, les propos d'Hérode sur le Christ, et la

1. XII, 46-50 (Me. ni, 21, 31-35 ; supr. p. 88).

2. XIII, 1-52.

3. XIII, 1-2 (Me. IV, 1).

4. XIII, 3-9 (Mc. IV, 2-9).

5. XIII, 10-15 (Mc. IV. 10-12: Is. VI. 9-10),

1 1 6. XIII, 16-17 (Lc. X, 23-24; cf. supr. p. 127).

7. XIII, 18-23 (Mc. IV, 13-20).

8. XIII, 24-30 (cf. Mc. IV, 26-29).

9. XIII 31-32 (Mc. IV, 30-32; Le. XIII, 18-19).

10. XIII, 33 (Le. XIII, 20-21).

11. XIII, 34-35 (Me. IV, 33-34; Ps. LXXVIII, 2).

12. XIII, 36-43.

13. XIII, 44, 45-46, 47-50.

14. XIII, 51-52.

15. XIII, 53-58 (Me. VI, 1-6).

mort de Jean-Baptiste 1, la mission des apôtres ayant été racontée anté- rieurement. Le départ de Jésus pour la première multiplication des pains est censé occasionné par la mort du Baptiste : on ne saurait dire si cette combinaison est rédactionnelle, ou si elle n'accuserait pas quelque influence d'une source antérieure à Marc 2. De légères retouches ont été pratiquées dans le récit de la multiplication des pains 3. Un trait particulier a été inséré dans le récit de la traversée miraculeuse : Pierre marchant sur les eaux pour rejoindre le Sauveur. L'évangéliste a dû le prendre dans la tradition orale, qui le mettait sans doute en rapport avec l'apparition du Christ ressuscité sur le lac de Tibériade 5. Matthieu corrige la conclusion de Marc en remplaçant par une profession de foi messianique ce qu'on lit dans le second Evangile touchant l'inintelligence des apôtres. Il accentue'les miracles accomplis en Gennésareth 6 ; il abrège quelque peu et retouche la querelle sur l'ablution des mains 7, mais en y insérant artificiellement la parole sur les aveugles qui conduisent d'autres aveugles 8, entendue en prophétie de la ruine du judaïsme pharisaïque.

L'histoire de la Cananéenne 9 semble avoir été paraphrasée pour mettre en relief l'objet propre du ministère de Jésus; mais la réponse du Christ à la femme païenne paraît venir directement de la source où Marc luimême a puisé l0. La transformation du miracle du sourd-muet en tableau général de guérison 11 est plus vraisemblable que l'hypothèse contraire : Matthieu avait déjà parlé deux fois de sourds-muets 12. Ici, comme pour la Cananéenne, Matthieu corrige les indications géographiques de Marc afin de ne pas conduire Jésus en terre païenne. Pas de variantes notables à l'égard de Marc dans le récit de la seconde multiplication des pains 13.

La mention de Jonas, dans le refus de signe14, rappelle la première version de cet incident, que Matthieu reproduit ainsi deux fois, d'après deux sources différentes. Dans l'avertissement touchant le levain des pha-

1. XIV, 1-2 (Mc. VI, 14-16), 3-12 (Mc. VI, 17-29;.

2. Cf. supr. p. 90, et WELLIIAUSEN, Mt. 75.

3. XIV, 13-21 (Mc. VI, 31-44).

4. XIV, 22-33 (Me. VI, 45-52).

5. Cf. supr. p. 109.

6. XIV, 34-36 (Me. VI, 53-56).

7. xv, 1-20 (Me. VII, 1-23).

8. xv, 12-14 (Le. VI, 39).

9. xv, 21-28 (Mc. VII, 24-30).

10. xv, 26 (Mc. VII, 27; cf. supr. p. 91).

11. xv, 29-31 (cf. Mc. VII, 31-37).

12. Cf. supr. pp. 126 et. 128.

13. xv, 32-39 (Mc. VIII, 1-10).

14. XVI, 1-4 (Mc. VIII, 11-13) ; cf. supr. p. 128.

risiens 1, la conclusion est tournée de telle sorte que les apôtres sont supposés comprendre la leçon que Jésus a voulu leur donner.

Dans le récit de la confession de Pierre 2, Matthieu a ménagé une une sorte d'antithèse entre le Fils de l'homme et le Fils de Dieu, qui prélude à la distinction des deux natures dans le Christ, et surtout il a de lui-même intercalé la célèbre réponse de Jésus à Pierre 3, véritable interpolation dans le récit de Marc, destinée sans doute à faire valoir la tradition de Pierre autant que son rôle personnel dans la fondation de l'église. Pour les instructions qui viennent ensuite4, pour le récit de la transfiguration Matthieu suit de près Marc; il ajoute une explication à ce qui est dit touchant la venue d'Élie û; il abrège notablement l'histoire de l'épileptique 7, et il a pu s'aider en cela de la source où Marc l'avait prise. Peut-être cette source donnait-elle comme épilogue à l'histoire de l'épileptique la leçon de la foi, ainsi que la présente Matthieu.8. Après la seconde prophétie de la passion 9, les apôtres, au lieu de ne pas comprendre, se montrent affligés. L'anecdote du didrachme et du poisson10 semble présenter plus de garanties que la plupart des récits propres au premier Evangile ; sauf le trait singulier du miracle, on peut croire que cette anecdote ne vient pas seulement d'une tradition orale assez sûre, mais d'une des sources primitives de l'histoire évangélique.

La confusion de Marc, dans les récits qui suivent la seconde prophétie de la passion, est atténuée par des omissions et des retouches. L'incident de l'exorciste étranger11 a été omis, peut-être parce que l'argument tiré des exorcismes juifs en est censé l'équivalent 12 Sur la question du scandale l3, Matthieu complète Marc par le recueil de discours, et il imagine à une combinaison aussi subtile que peu réussie pour faire rentrer dans ce thème la

1. XVI,5-12 (Mc. VIII, 14-21). Sur l'omission de l'aveugle de Bethsaïde (Mc.

VIII,22-26), voir supr. p. 126.

2. XVI, 13-20 (Mc. VIII, 27-30).

3. XVI, 17-19.

4. XVI, 21-28 (Mc. VIII, 31-ix, 1).

5. XVII, 1-13 (Mc. IX, 2-13).

6. XVII, 13. Noter que cette explication prête aux disciples un trait d'intelligence qui se substitue au trait d'inintelligence mentionné dans Mc. IX, 10.

7. XVII, 14-21 (Mc. IX, 14-29; cf. supr. p. 93).

8. XVII, 20 (Le. XVII, 6 ; cf. Mc. IX, 23).

9. XVII, 22-23 (Mc. IX, 30-32).

10. XVII, 24-27.

11. Mc. IX, 38-40.

12. XII, 27-28.

13. XVIII, 1-14 (Me. IX, 33-37, 41-48; Le. XVII, 1-2).

parabole de la Brebis perdue 1. Il semble que, dans les Logia, la leçon du pardon ait suivi l'avertissement contre le scandale donné aux « petits » 2 ; c'est pourquoi Matthieu 3 la donne à la place de l'exhortation à la paix que l'on trouve dans Marc ; mais il y introduit comme un traité rudimentaire de discipline ecclésiastique. Les paroles concernant la triple monition à faire au pécheur, et l'excommunication de celui qui n'écoute pas la communauté, sur le pouvoir de lier et de délier, sur la présence du Christ dans les assemblées de prière 4, ont pu être élaborées dans la tradition chrétienne et non par l'évangéliste lui-même; elles n'en sont pas moins surajoutées au texte de la source où Matthieu et Luc ont pris la leçon du pardon; mais il est à croire que cette leçon était complétée dans la source, comme dans le premier Évangile, par la parabole du Serviteur impitoyable 5. Ainsi se termine une longue section du livre 6, où le rédacteur paraît s'être proposé surtout, pour instruire ses lecteurs, de montrer Jésus instruisant ses disciples.

La partie suivante 7 comprend la relation du voyage de Judée, et de la prédication à Jérusalem ; l'on peut dire que le conflit avec les pharisiens et l'instruction des disciples y marchent de front ; l'auteur suit Marc, en le complétant pour les discours. Dans le début 8, aux instructions dont parle Marc il substitue des guérisons nombreuses; dans la péricope du divorce 9, il a soin d'introduire l'exception d'adultère 10, comme il a fait dans le discours sur la montagne; il y ajoute une réflexion sur la continence11, qui pourrait bien être authentique et avoir été annexée à la condamnation du divorce dans les Logia. De légères omissions dans l'anecdote des enfants bénis 12 pourraient s'expliquer par l'influence de la source du second Évangile. L'anecdote du jeune homme riche est racontée conformément à Marc '3. A la question de Pierre sur l'avenir des disciples Jésus répond d'abord par la promesse de douze trônes 14, qui doit provenir

1. XVIII, 12-14 (Le. XV, 4-7).

2. Cf. Le. XVII, 1-4.

3. XVIII, 15 a, 21-22 (Le. XVII, 3-4).

4. XVIII, 15-17, 18, 19-20.

5. XVIII, 23-35.

6. XIII, 53-XVIII. Cf. XIX, 1, et VII, 28 ; X, 1 ; XIII, 53 ; XXVI, 1.

7. XIX-XXV.

8. XIX, 1-2 (Mc. X, -1).

9. XIX, 3-9 (Mc. x, 2-12).

10. XIX, 9 (cf. v, 32).

11. XIX, 10-12. Mc. X, 10-12 pourrait avoir été substitué à cette leçon.

12. XIX. 13-15 (Mc. x, 13-16).

1 1 J J 13. XIX, 16-26 (Mc. X, 17 27).

14. XIX, 27-30 (Mc. x,28; Le. XXII, 30b; Me. x, 29-31; cf. supr. p. 96).

du recueil de discours, puisque Luc la donne aussi, dans un autre contexte ; la doctrine de la rétribution est complétée par la parabole des Ouvriers de la vigne 1, empruntée sans doute à la même source. Le rédacteur fait disparaître les incohérences du préambule que Marc donne à la troisième prophétie de la passion 2. Pour ne point attribuer aux Zébédéides une prétention que Jésus désapprouve, Matthieu 3 fait demander pour eux par leur mère les deux premiers trônes dans le royaume des cieux; il met deux aveugles à Jéricho 4, probablement pour compenser l'omission de l'aveugle de Bethsaïde ; il a soin de citer la prophétie de Zacharie que Jésus accomplit sur le mont des Oliviers3, et il amène deux ânes au lieu d'un, parce qu'il a pensé en trouver deux dans le texte prophétique; il fait durer la manifestation messianique jusque dans la ville, afin de décrire l'émotion des Hiérosolymitains à l'arrivée de Jésus ; aidé peut-être par la source de Marc 6, il supprime tout intervalle entre la première visite du Christ au temple et l'expulsion des vendeurs 7, et il ramène à un seul récit abrégé les deux morceaux de l'histoire du figuier desséché 8 ; après la scène du temple, il suppose des miracles pour ménager une nouvelle acclamation messianique et l'accomplissement d'un passage des Psaumes 9 ; profitant de ce que Jean est mentionné dans la question des prêtres 10, il y ajoute, avant la parabole des Vignerons meurtriers 11, celle des deux Fils12, avec l'application aux pharisiens et aux pécheurs; après les Vignerons, il fait place au Festin 13, pris, comme les deux Fils, dans le recueil de discours, mais qu'il glose et qu'il enrichit d'une seconde conclusion par l'épisode de l'homme dépourvu de robe nuptiale. Les modifications apportées aux anecdotes dutribut14, des sadducéens 15, du grand commandement16, du Messie fils de David 17 sont

1. xx, 1-16.

2. xx, 17-19 (Mc. x, 32-34).

3. xx, 20-28 (Me. x, 35-45).

4. xx, 29-34 (Mc. x, 46-52; cf. supr. p. 126).

5. XXI, 1-11 (Mc. XI, 1-10; ZACH, IX, 9; Is. LXII, 11).

6. Cf. supr. p. 96.

7. XXI, 12-17 (Mc. XI, 11-19).

8. XXI, 18-22 (Mc. XI, 12-14, 20-25; cf. supr. p. 96).

9. XXI, 14-16 (Ps. VIII, 3); cf. Le. XIX, 39-40.

10. XXI, 23-27 (Mc. XI, 27-33).

11. XXI, 33-46 (Mc. XII. 1-12).

, ,

12. XXI, 28-32 (Le. VII, 29-30; cf. supr. p. 127).

13. XXII, 1-14 (Le. XIV, 16-24).

14. XXII, 15-22 (Mc. XII, 13-17).

15. XXII, 23-33 (Mc. XII, 18-27).

16. XXII, 34-40 (Mc. XII, 28-34; cf. Le. x, 25-28, et supr. p. 98).

17. XXII, 41-46 (Mc. XII, 35-37, 34 b).

d'ordre purement rédactionnel. Vient ensuite le discours contre les pharisiens 1, dont Marc n'a donné qu'un résumé très bref; ainsi que pour d'autres discours, Matthieu a glosé le texte des Logia, soit de lui-même, soit au moyen de pièces rapportées 2. La conclusion du discours semble être une citation que Jésus s'approprie 3, et les dernières paroles du Sauveur donnent à penser que le discours contre les pharisiens était, dans les Logia, la dernière instruction prononcée à Jérusalem 4. L'effet s'en trouve atténué par l'addition du discours apocalyptique 3,. pris de Marc, mais enrichi de morceaux qui viennent de l'autre source, fragments d'un discours 6 que Luc a rapporté à part, comparaison du voleur 7, paraboles des Deux serviteurs 8, des Dix vierges9, des Talents 10, et par la description finale du grand jugement11, qui doit avoir été conçue par l'évangéliste lui-même.

La dernière partie de l'Evangile a pour objet les récits de la passion et de la résurrection. Marc paraît être la source unique, et les variantes de Matthieu dans les récits parallèles 12 n'ont pas grande importance; mais certaines additions sont dues à l'évangéliste, soit qu'elles résultent de ses méditations personnelles, soient qu'elles aient été empruntées à la tradition orale : ainsi les trente deniers payés, à Judas 13; la désignation expresse du traître dans le dernier repas 15 ; l'apostrophe au disciple qui tire l'épée à Gethsémani 13 ; le repentir et la mort de Judas 16 ; l'intervention de la femme de Pilate dans le jugement de Jésus Ii; le trait de Pilate

1. XXIII (Le. XI, 37-54 ; Mc. XII, 38-40).

2. Notamment XXIII, 8-12.

3. XXIII, 34-38 (Le. XI, 49-51 ; XIII, 34-35 a).

4. XXIII, 39 (Le. XIII, 35b).

5. XXIV (Me. XIII).

6. XXIV, 27-28 (Le. XVII, 23-24, 37) ; 37-41 (Le. XVII, 26-27, 34-35).

7. XXIV, 43-44 (Le. XII, 39-40).

8. XXIV, 45-51 (Le. XII, 41-46).

9. xxv, 1-13 (cf. Le. XII, 35-36; XIII, 25). - -

10. xxv, 14-30 (Le. XIX, 11-27).

11. xxv, 31-46.

12. XXVI, 1-5 (Me. XIV, 1-2) ; 6-13 (Mc. XIV, 3-9) ; 14-16 (Mc. XIV, 10-11) ; 17-24, 26-35 (Mc. XIV, 12-31); 36-46 (Mc. XIV, 32-42) ; 47-51, 55-56 (Mc. XIV, 43-50); 5775 (Mc. XIV, 53-72) ; XXVII, 1-2, 11-18, 20-23, 26 (Mc. XV, 1-15) ; 27-42, 44-51 a, 54 (Mc. xv, 16-39) ; 55-61 (Mc. XV, 40-47); XXVIII, 1, 5-8 (Mc. XVI, 1-8).

13. XXVI, 15 (ZACH, XI, 12).

14. XXVI, 25.

15. XXVI. 52-54.

16. XXVII, 3-10 (ZACH. XI, 12-13; JÉR. XXXII, 6-9).

17. XXVII, 19.

se lavant les mains, et rejetant sur les Juifs la responsabilité de la condamnation 1 ; l'addition du fiel dans la boisson que l'on présente à Jésus arrivant au Calvaire 2 ; une partie des injures adressées au Christ en croix 3 ; le tremblement de terre qui se produit, les tombeaux qui s'ouvrent, les morts qui apparaissent quand le Sauveur a expiré 4 ; la garde placée auprès du tombeau 5, trait substitué en quelque sorte au soin que Pilate, dans Marc 6, a de s'assurer que Jésus est mort; le tremblement de terre dans la nuit de la résurrection, et l'ange descendant du ciel devant les femmes et les gardiens du tombeau 7; l'apparition du Christ aux femmes 8, qui sont supposées devoir parler aux disciples, au lieu de se taire comme dans Marc 9 ; le marché conclu entre les prêtres et les gardes pour démentir la résurrection et affirmer l'enlèvement du corps par les disciples 10; la grande scène de l'apparition aux Onze sur la montagne de Galilée 11. Il paraît évident que le rédacteur du premier Évangile lisait la fin de Marc comme elle est dans les plus anciens manuscrits 12, et qu'il a voulu combler l'apparente lacune de la source par les deux apparitions, comme il a pensé ruiner les objections des Juifs dans le récit des gardes mis près du tombeau par les prêtres, et soudoyés pour accuser les disciples, en taisant ce qu'euxmêmes avaient vu.

Ce qui fait, pour l'historien de Jésus, la valeur du premier Évangile est la quantité relativement considérable de sentences et de discours qui y ont été conservés. On ne peut pas se dissimuler que ces sentences et ces discours ont subi des retouches, une sorte d'élaboration et d'adaptation, pour entrer dans le plan et servir les intentions du rédacteur.

D'abord pour ce qui est de leur distribution, il paraît certain, et la comparaison avec Luc donne à penser que la compilation des sentences en grands discours n'est pas due à la rédaction première de la source que les deux évangélistes ont exploitée l'un et l'autre. Il semble que, dans cette source, les sentences, bien que groupées surtout d'après l'analogie de leur

1. XXVII, 24-25.

2. XXVII, 34 (Ps. LXIX, 22).

3. XXVII, 43. - -

4. XXVII, 51 b-53.

5. XXVII, 02 66.

6. xv, 44-45.

7. XXVIII, 2-4.

8. XXVIII. 9-10.

9. Cf. MT. XXVIII, 8, et Mc. xvr, 8.

10. XXVIII, 11-15.

11. XXVIII, 16-20.

12. « Il ne lisait plus rien après Mc. XVI, 8. » WELLHAUSEN, Mt. 151.

contenu, ne constituaient pas d'exposés doctrinaux, presque systématiques, tels que le discours sur la montagne et la somme apocalyptique de Matthieu; un assez petit nombre étaient pourvus d'introduction historique: circonstance qui aide à comprendre comment Matthieu a pu être tenté de les rassembler en instructions plus ou moins suivies, et Luc d'inventer certains cadres ou introductions'. Ces modifications peuvent d'ailleurs n'être pas imputables dans leur totalité aux derniers rédacteurs de nos Évangiles, mais à des rédacteurs intermédiaires. Quoi qu'il en soit, les transpositions qui se constatent dans Matthieu entraînaient facilement après elles des additions ou des retouches, soit au commencement, soit à la fin des morceaux transposés, pour les ajuster à leur nouveau contexte.

C'est ainsi que les comparaisons du sel et de la lampe, insérées dans le discours sur la montagne, sont appliquées directement aux disciples de l'Évangile par les formules 2 : « Vous êtes le sel de la terre », « Vous êtes la lumière du monde », et de même la comparaison des arbres bons et mauvais, aux faux apôtres, par l'introduction 3 : « Défiez-vous des faux prophètes », etc., et par la conclusion 1 : « C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez ».

Dans ces cas et d'autres semblables, les retouches ne sont pas de simples artifices de transition et de liaison, mais elles déterminent l'interprétation des sentences qu'elles amènent ou encadrent. Il est même certains morceaux assez étendus où la donnée primitive est considérablement glosée, presque noyée sous le travail rédactionnel : ainsi probablement les béatitudes3, la parabole du Filet6, celle du Festin avec son complément7, mais surtout celle de l' I vraie avec son explication 8, les paroles de Jésus à Pierre après la confession messianique 9, les prescriptions disciplinaires et l'on peut dire les considérations ecclésiastiques annexées à la leçon du pardon10, la description du jugement dernier11, le discours du Christ ressuscité à ses onze apôtres 12. Le premier Evan-

1. Sur la façon dont Matthieu et Luc ont traité les Logia, voir surtout WERNLE, 80-91, 178-187.

2. v, 13, 14; cf. supr. p. 123.

3. VII, 15.

4. VII. 20.

ri. Cf. supr. n. 123.

6. Cf. supr. p. 129.

7. Cf. supr. p. 133.

8. Cf. supr. p. 129.

9. Cf. supr. p. 131.

10. Cf. supr. p. 132.

11. Cf. supr. p. 134.

12. Cf. supr. p. 135.

gile est, entre tous, un livre d'édification, l'on pourrait même dire d'organisation ecclésiastique; le rédacteur a son idée de « justice1 », c'est-à-dire de perfection chrétienne, et de bon ordre dans les communautés; l'Église est pour lui le royaume des cieux déjà réalisé, avec le Christ invisiblement présent 2; il a souci de sa pureté 3, de sa paix intérieure 1, des règles de la tradition apostolique et de ses organes permanents 5; il utilise une expérience déjà longue de la prédication chrétienne ; s'il a su tirer des faits de l'Évangile, confrontés avec les prophéties anciennes, une démonstration de la foi, il a su également extraire des sentences et paraboles qu'il trouvait dans les Logia, moyennant certaines combinaisons et additions, une institution chrétienne des fidèles et de la communauté croyante.

On a pu voir que les récits du second Évangile, qui constituent le fond du premier dans ses parties narratives, sont de nature assez variée: les uns tendent à prouver la dignité messianique du Sauveur; d'autres ont un caractère symbolique plutôt que démonstratif; il en est enfin, comme l'histoire de Barabbas, le récit de la sépulture et de la décou- verte du tombeau vide, qui ont un caractère purement apologétique et polémique. Cette diversité s'atténue chez Matthieu et s'évanouit pour ainsi dire, dans la préoccupation de montrer la puissance miraculeuse du Christ, et surtout la conformité de sa merveilleuse carrière avec ce qui avait été prédit du Messie dans les Écritures anciennes. C'est le miracle ou le rapport du fait avec la prophétie qui intéressent l'évangéliste, non les circonstances ou le détail de l'événement. C'est pourquoi Matthieu se complaît beaucoup moins que Marc aux descriptions. A cet égard, bien loin que Marc soit l'abréviateur de Matthieu, c'est plutôt Matthieu qui abrège Marc. Son procédé a pour résultat de donner plus de relief aux prodiges qu'il raconte; on peut dire néanmoins qu'il n'a pas, en général, l'intention de grossir le miracle, mais seulement de le montrer ; il serait plutôt enclin à le multiplier. Ainsi les deux possédés de Gérasa 6, les deux aveugles de Jéricho 7 ne doublent que pour la quantité, non pour l'intensité du merveilleux, les deux guérisons racontées dans Marc, et si, comme il est probable, les personnages sont doublés pour compenser l'omission du démoniaque de Capharnaüm et celle de l'aveugle de

1. v, 20; VI, 1 (cf. ni, 15).

2. XXVIII, 20 (cf. XVIII, 20; XI, 12; XII, 28; XVI, 18-19).

3. Cf. XXII, 11-14.

4. Cf. XVIII, 15-17.

5. Cf. XVI, 18-19 ; XVIII, 18.

- 6. Supr. p. 126.

7. Supr. pp. 126 et 133.

Jéricho, il n'y a même pas amplification sur le nombre. Mais l'anticipa- tion du miracle des deux' aveugles, dans la série placée entre le discours sur la montagne et le discours de mission, double réellement les données de Marc. Il en est de même pour le démoniaque sourd-muet, que l'évangéliste fait aveugle en le dédoublant 1. Le sourd-muet de Marc est remplacé par une foule de malades que Jésus guérit 2. En divers endroits, des guérisons en masse sont mentionnées pour le seul avantage de la mise en scène 3. La combinaison des dix miracles 1 qui viennent après le discours sur la montagne atteste suffisamment le but de l'évangéliste et son insouciance de l'exactitude historique. Dans le cas de la fille de Jaïr 5, on ne voit pas bien si c'est pour couper au plus court, ou pour écarter l'idée d'une syncope, que l'enfant est dès l'abord présentée comme morte.

Il va de soi que l'acceptation d'un récit dans le premier Évangile ne lui donne pas plus de garanties d'historicité qu'il n'en possède dans le second. Les modifications introduites par Matthieu dans les récits de Marc n'étaient pas destinées à les rendre plus conformes à la réalité historique, et elles ont généralement pour effet de les en éloigner davantage. Quant aux récits propres à Matthieu, ils ont plutôt le caractère de développements légendaires que de souvenirs véritablement traditionnels. Le scrupule que Jean témoigne avant de baptiser Jésus, et la réponse du Sauveur 6 sont une fiction qui répond à une difficulté : pourquoi Jésus, s'il était le Christ, a-t-il reçu de Jean le baptême de pénitence ? La tentation est racontée en preuve de la toute-puissance du Christ contre le démon ; quoique la retraite de Jésus au désert n'ait rien que de vraisemblable en soi, le tableau est symbolique au même titre que la transfiguration. L'histoire du centurion de Capharnaüm l'est aussi ; mais il serait téméraire d'affirmer qu'elle n'est fondée sur aucun souvenir particulier et authentique ; néanmoins, comme la tentation et d'autres récits de miracles, par exemple l'histoire de la Cananéenne et peut-être la multiplication des pains, elle pourrait bien n'appartenir pas à la première rédaction de la source, quelle qu'elle soit, où elle a été insérée d'abord Il est très douteux que l'identification du publicain Lévi à l'apôtre Matthieu 7 se fonde sur une tradition solide. Pierre marchant

1. Supr. pp. 126 et 128.

2. Supr. p. 130.

3. Notamment V, 24-25 ; XIV, 14; le plus frappant et le moins bien venu de ces exemples est peut-être XXI, 14 (supr. p. 133).

4. Supr. pp. 124-126.

5. Supr. p. 126.

6. m, 14-15 (supr. p. 122).

7. Supr. p. 125.

sur les eaux est un symbole ajouté à un récit déjà symbolique 1. Matthieu corrige ou plutôt supprime la thèse de Marc sur l'inintelligence des apôtres 2; mais il en vient ainsi à les montrer comprenant des choses que Jésus ne leur. a jamais dites. Le miracle de la pièce de monnaie trouvée dans la bouche du poisson est enfantin 3 ; on peut l'expliquer aisément par une fausse interprétation de la donnée traditionnelle. Les deux ânes de Bethphagé 1, l'acclamation messianique dans le temple5 les trente deniers de Judas, la désignation du traître, son repentir et sa mort 6, tout ce que l'évangéliste ajoute aux récits de la passion et de la résurrection, notamment la garde mise au tombeau 7, est d'invention légendaire, et d'une invention très faible. On a pu voir déjà qu'il faut faire dans cette invention la part de l'exégèse, et que certains textes de l'Ancien Testament, arbitrairement appliqués à l'histoire de Jésus, ont donné lieu à la création d'incidents plus ou moins notables 8.

Inutile d'observer que la valeur historique de ces additions est nulle. La place que leur accorde Matthieu le met comme témoin de l'Évangile au-dessous de Marc et même de Luc.

C'est dans les chapitres concernant la naissance du Christ que se remarque surtout l'influence des prophéties. Il ne semble pas que ces récits aient le moindre fondement historique. La généalogie a dû exister d'abord indépendamment de l'Évangile et du récit de la conception virginale 9. Elle a été imaginée pour prouver que Jésus, fils de Joseph, était descendant de David et réalisait ainsi une des conditions du Messie annoncé par les prophètes. Le caractère fictif de la généalogie résulte de ce que Jésus lui-même paraît avoir ignoré cette descendance 10; de ce que la liste est systématiquement adaptée à des nombres symboliques ; de ce que Luc 1 donne une liste différente. Il est à croire que nulle généalogie authentique n'existait, et que les deux qui nous sont parvenues ont été créées pour les besoins de l'apologétique primitive. Le récit de la conception virginale tourne autour du texte d'Isaïe12; il est cons-

1. Voir supr. pp. 90, 130, et le commentaire.

2. Supr. pp. 90 et 94.

3. Supr. p. 131.

4. Cf. supr. p. 133, et le commentaire.

5. Supr. pp. 133 et 138, n. 3.

6. Voir supr. p. 134, et le commentaire.

7. Supr. p. 135.

8. Les deux ânes de Bethphagé ; le fiel dans la boisson du Calvaire, etc.

9. Voir supr. p. 121.

10. Voir Mc. XII, 35-37, et le commentaire.

11. III, 23-38.

12. VII, 14.

truit avec une prophétie qui en fournit la ligne générale, et sur un songe comme moyen surnaturel de résoudre la difficulté que l'idée du fait suggère à l'esprit du lecteur. Les récits qui suivent sont édifiés de la même manière, avec des textes caractéristiques et des rêves opportuns ; rien n'est plus arbitraire comme exégèse 4, ni plus faible comme narration fictive. La rédaction est de l'évangéliste, mais non sans doute l'invention des données principales. En ce qui regarde spécialement la conception miraculeuse, non seulement l'idée en a dû préexister à notre récit, mais elle doit même être antérieure à l'application du texte d'Isaïe, qui la suppose plutôt qu'elle ne l'a suggérée. Les analogies ne manquent pas dans les croyances religieuses païennes ; mais il paraît difficile d'indiquer une influence particulière, tout comme il est impossible de déterminer avec précision le temps et le lieu où cette croyance, s'est fait jour dans la tradition chrétienne. Paul 2, la source de Luc pour les récits de l'enfance 3, et peut-être Jean 1 lui-même l'ont ignorée. Toutefois de ce que Jean n'en tient pas compte, on ne peut inférer qu'il ne l'ait point connue, et, même dans cette dernière hypothèse, on ne serait pas encore autorisé à dire qu'elle n'existait pas ailleurs ni même qu'elle n'avait pas encore été traduite en récit. Le rédacteur qui l'a introduite dans le premier Évangile ignorait que la famille de Jésus habitait Nazareth avant la naissance du Sauveur 5. On peut croire que, si les récits de Matthieu s'étaient formés en Palestine, à une date assez rapprochée des événements, l'on aurait eu recours à quelque combinaison artificielle, comme celle qu'on trouve 'dans Luc, pour faire naître le Christ à Bethléem. Il est donc probable que ces récits, et conséquemment l'Évangile dont ils font partie, ont acquis leurs traits essentiels en dehors de la Palestine et des communautés judéochrétiennes de ce pays, dans une contrée et à une date où ne subsistait aucun témoin oculaire, ou seulement bien informé, de la vie de Jésus.

La tradition ecclésiastique pensait savoir que le premier des Evan- giles canoniques était aussi le plus ancien : il avait été écrit, avant la mort des apôtres Pierre et Paul, par l'apôtre Matthieu, qui l'avait rédigé en hébreu pour les chrétiens de Palestine 6. Suivant une indication contenue dans le livre même, on identifiait l'auteur au publi-

1. Voir surtout l'application d'Os. XI, 1, dans MT. II, 15, et dans II, 23 la prophétie du « Nazaréen ».

2. Cf. Rom. i, 3 ; supr. p. 8.

3. Voir le commentaire de Le. I, 34-35.

4. Voir QÉ. 100-101, 181-182, 258-259, 449-450.

5. Cf. II. 22-23.

6. Cf. supr. pp. 23, 48, 52.

cain Lévi. Compagnon de Jésus pendant la majeure partie de son ministère, l'évangéliste n'avait eu qu'à raconter ce qu'il avait vu et entendu.

L'enchaînement de ces hypothèses est facile à suivre ; mais le point de départ est obscur. Pourquoi a-t-on attribué à un apôtre, et spécialement à Matthieu, un livre qui n'est pas d'un apôtre, ni même, à ce qu'il semble, d'un disciple immédiat des apôtres et des témoins du Christ?

Que le premier Évangile n'ait pas été écrit d'après des souvenirs personnels par un compagnon de Jésus, c'est ce qui résulte de sa composition même et du caractère non historique de ce qui appartient proprement au rédacteur. Il paraît d'ailleurs certain que l'ouvrage a été composé en grec et ne peut être la traduction d'un original araméen. Mais beaucoup pensent que l'attribution à Matthieu provient de ce qu'une œuvre authentique de cet apôtre, le recueil des discours du Seigneur, est entrée dans la compilation, dont elle a fourni une partie considérable. Le cas sans doute est le même pour Luc ; mais les conditions de rédaction du troisième Évangile suggéraient, dit-on, une autre attribution.

Il est permis néanmoins de trouver la conjecture assez fragile, et l'on ne doit pas oublier que l'existence d'un recueil de discours en araméen ne peut s'autoriser du témoignage de Papias 2. On y voit maintenant l'explication de ce témoignage, comme de l'attribution du premier Evangile à Matthieu. D'autres explications sont également possibles et même plausibles. Le témoignage de Papias suppose l'attribution à Matthieu et n'a pas besoin d'autre fondement. L'attribution du premier Évangile à Matthieu, si cet apôtre a réellement écrit le recueil de discours, n'était pas plus nécessairement occasionnée par l'emploi de cette source que n'aurait pu l'être son attribution à l'auteur du second Évangile, également exploité par le compilateur. On dira que le second Évangile était une œuvre anonyme et qui ne laissait pas de subsister à côté du premier ; mais le recueil de discours n'était-il pas aussi, et plus encore sans doute, une œuvre impersonnelle, et croit-on que cette source ait disparu tout aussitôt que le premier Évangile a été composé? Les documents primitifs n'ont-ils pas été abandonnés pour les Évangiles ecclésiastiques, et parce qu'ils étaient moins complets, et parce qu'ils n'avaient pas d'autre recommandation que leur contenu? Un livre dûment garanti comme œuvre apostolique et présenté comme tel aux premières communautés se serait difficilement perdu. Quel que soit l'auteur du recueil de discours, et en quelque langue que ce recueil ait été composé, l'attribution du

1. IX, 9 (cf. supr. pp. 125 et 138).

2. Cf. supr. pp. 27-28.

premier Évangile à l'apôtre Matthieu ne doit pas provenir d'une confusion involontaire et accidentelle entre le livre et une de ses sources, mais d'une intention formelle soit du rédacteur, soucieux de couvrir sa compilation d'une autorité apostolique, soit de personnes intéressées à la diffusion du livre dans les communautés, soit peut-être, quand cette diffusion fut acquise, de chefs d'Églises, qui se proposaient de justifier en droit le crédit dont le livre jouissait en fait. Le souvenir vague d'une activité littéraire de l'apôtre Matthieu a pu contribuer au choix de son nom ; mais cette circonstance n'est pas indispensable, en tout cas, elle paraît insuffisante pour expliquer l'attribution. La substitution de Matthieu à Lévi dans l'histoire du publicain étant un indice de l'intérêt particulier que le rédacteur prend à l'apôtre, et cet intérêt ne semblant en aucune façon occasionné par des relations personnelles, il est à croire que l'évangéliste a voulu lui-même recommander son œuvre du nom de Matthieu. Il est vrai que ce choix a dû avoir aussi sa raison d'être; mais cette raison a pu se trouver ailleurs que dans la composition des Logia ; des légendes apostoliques avaient déjà cours dans le temps où le premier Évangile a été écrit; il est possible que Matthieu ait été publicain, ou qu'on ait raconté qu'il l'était; cette seule circonstance, qui faisait de lui un demi-païen, pouvait lui faire donner la préférence sur les apôtres que leurs antécédents ne permettaient guère de présenter comme auteurs d'un livre composé en grec.

Dans sa forme traditionnelle, ce livre ne peut pas être fort ancien. Il faut le mettre au moins quelques années après Marc, et le caractère des éléments propres au premier Évangile inviterait plutôt à grandir l'intervalle qu'à le diminuer. Les citations de paroles du Seigneur qui se rencontrent dans les anciens documents de la littérature chrétienne, et qui se rapprochent de Matthieu plutôt que de Luc, ne prouvent pas que notre premier Évangile existât dès lors tel qu'il est aujourd'hui 1. De même que, pour les récits, et même déjà pour les discours, Marc est intermédiaire entre sa source, ou ses sources, et Matthieu, il a pu exister, il a existé des intermédiaires entre le recueil primitif des Logia et notre Évangile canonique ; il a même pu exister, il a dû exister avant Matthieu et avant Luc d'autres combinaisons de Marc et des Logia, et Matthieu pourrait fort bien être l'aboutissant d'un travail assez complexe, dont Luc, par exemple, aurait pu connaître quelque échantillon, bien qu'il n'ait pas connu la rédaction dernière.

Cette rédaction a été une œuvre assez personnelle, comme en témoigne l'unité d'esprit et l'unité de Style qui règnent dans la composition. L'au-

1. Sur les citations des plus anciens auteurs ecclésiastiques, cf. supr. pp. 16, 17, 18, 20, 21, 29, 30.

teur écrit correctement en grec ; à cet égard, il est bien supérieur à Marc, et, avec moins de recherche, il égale Luc. Il sait l'hébreu, mais il a en vue des lecteurs qui l'ignorent. Il est donc très probablement né juif, mais il n'est pas d'origine palestinienne; il a écrit en Orient, peut-être en Asie-mineure, ou plutôt en Syrie ; judéochrétien d'origine, il est universaliste d'esprit, sans aucune arrière-pensée de polémique en faveur de Paul ou contre les apôtres galiléens; il fait l'unité dans la tradition apostolique, et il considère les apôtres comme un groupe sacré dont Pierre est en quelque sorte le représentant ; il neutralise des propos judaïsants par une interprétation symbolique, et à ceux qui voudraient s'autoriser de l'abrogation des observances juives pour vivre sans règle il oppose la perfection de la loi chrétienne ; homme de tradition, l'on peut dire homme d'Eglise, il a écrit un Evangile véritablement ecclésiastique et catholique; on serait presque tenté de voir en lui, sinon l'un des premiers évêques, du moins l'un de ces vénérables personnages qui, en qualité de « presbytres » ou « episcopes », gouvernaient les communautés où germait l'institution de l'épiscopat monarchique, héritier et continuateur de l'épiscopat apostolique. Son livre peut être rapporté aux. environs de l'an 100; il ne peut être de beaucoup antérieur ni de beaucoup postérieur à cette date.

Le recueil de discours est notablement plus ancien, puisqu'il existait avant Marc. Celui-ci et Matthieu ne l'ont sans doute connu qu'en grec.

Peut-être a-t-il été rédigé d'abord en cette langue, au plus tard entre l'an 60 et l'an 70, par quelque disciple des apôtres. S'il a été composé en araméen, on n'aura pas tardé à le traduire en grec. Des interpolations judéochrétiennes, qui ont leur écho jusque dans Luc, y avaient été bientôt introduites, avec des compléments divers. La série des combinaisons rédactionnelles qui se placent entre la rédaction originale de cette source et la rédaction définitive de Matthieu et de Luc est maintenant impossible à reconstituer.

CHAPITRE V

L'ORIGINE ET LA COMPOSITION DU TROISIÈME ÉVANGILE

Le rédacteur du troisième Évangile annonce l'intention d'écrire un livre, et il s'est assurément donné plus de peine que Marc et que Matthieu pour le composer tel qu'il le voulait. Il déclare en termes exprès qu'il vient après plusieurs autres1, et qu'il a voulu être plus complet et présenter les choses en meilleur ordre que ses prédécesseurs ; bien qu'il ne dise pas les avoir utilisés, il le donne suffisamment à entendre ; si on le compare à Marc et à Matthieu, on ne peut guère s'empêcher d'admettre qu'il dépend du premier et de la source où le second a puisé les discours du Seigneur; mais il n'a pas pris tout Marc, et il contient beaucoup de choses qui ne sont ni dans Marc ni dans Matthieu. Dans son prologue, il vise un assez grand nombre d'écrits antérieurs, et l'on ne voit pas pourquoi il n'en aurait employé que deux. Lui aussi a pu connaître non seulement Marc, mais les sources de Marc, et d'autres écrits, plus ou moins dérivés de celles-ci, qui ne nous sont point parvenus.

Il n'y a pas plus de division marquée dans le troisième Évangile que dans les deux précédents. Les deux premiers chapitres se détachent aussi sensiblement du reste de l'ouvrage que dans Matthieu. On peut distinguer dans le corps du livre une première section 2 relative au ministère galiléen, dont Marc a fourni le cadre et la plupart des matériaux ; une deuxième section 3, concernant le voyage de Galilée en Judée, où l'évangéliste a logé presque tout ce qu'il avait emprunté à d'autres sources que Marc; une troisième section 4, fondée tout entière sur le second Évangile et concernant le ministère hiérosolymitain ; enfin les récits de la passion et de la résurrection 5.

Les récits de la naissance du Christ dans. Luc n'ont aucun rapport avec ceux de Matthieu. Après sa petite préface à Théophile 6, où il a

1. i,L. È7tei87Î7ïsp TTOXXOÎ À7T £ Ysi'priaav XTX.

2. III-IX, 50.

3. IX, 51-XIX, 27.

4. XIX, 28-xxi. Cette section et mëme celle qui suit ne sont pas accentuees dans le récit,- IX, 51 semble marquer la division principale dans la pensée de l'auteur.

, 5. XXII-XXIV.

6. i, 1-4.

voulu prendre le genre des écrivains profanes, l'évangéliste a raconté la naissance de Jean-Baptiste et celle du Christ, en commençant par la conception miraculeuse de l'un et de l'autre. Le rapport avec les prophéties n'est pas spécifié comme dans Matthieu ; mais les narrations, mélangées de cantiques, imitent le style et certaines histoires de l'Ancien Testament, notamment la naissance de Samuel et celle de Samson.

L'évangéliste a dû les connaître dans une rédaction qu'il a légèrement retouchée. On est même tenté de supposer que la source avait déjà englobé une légende sur Jean-Baptiste, qui avait été conçue indépendamment de celle du Sauveur, celle-ci semblant presque imitée de celle-là et y étant comme intercalée ou surajoutée 1. Deux versets, dans le récit de l'annonciation 2, sont pour ainsi dire superposés à leur contexte, et ce sont justement ceux où s'exprime l'idée de la conception virginale. Cette idée paraît avoir été étrangère à la source de Luc, et l'on s'est même demandé si elle. n'était pas étrangère à l'évangéliste lui-même, les deux versets dont il s'agit ayant été introduits, et quelques menues corrections ayant été faites après coup, dans le troisième Évangile, par l'influence de Matthieu 3. Les cantiques ont dû être ajoutés par le rédacteur évangélique ; les deux principaux-, sont des psaumes, qui, moyennant certaines additions, ont été adaptés à l'usage que le rédacteur en voulait faire ; les deux se faisaient d'abord exactement pendant, et le Magnificat était placé dans la bouche d'Élisabeth 3. L'histoire de Jésus à douze ans 6 tend visiblement à combler la grande lacune que Matthieu laisse subsister entre la naissance et le ministère de Jésus ; par son origine elle pourrait bien n'appartenir pas au même cycle que le récit de la naissance ; mais l'évangéliste a dû la trouver dans la même source.

Luc a eu souci de dater le ministère du Sauveur 7 ; il y apporte même une sorte d'affectation et de coquetterie par la multiplication de synchronismes qu'on dirait pris dans un livre : on a supposé, non sans vraisemblance, que l'évangéliste avait lu Josèphe 8. Le récit concernant la prédi-

1. USENER, Zeitschrift. f. d. neut. Wissenschaft, 1903, 5.

2. 1, 34-35.

3. Voir le commentaire.

4. 1, 46-55; 68-79.

5. Voir le commentaire.

6. II, 41-52.

7. III, 1-2. Sur la portée véritable de cette date, voir le commentaire.

8. Sur ce rapport, cf. KRENKEL, Josephus und Lucas (1894); BURKITT, Gospel History, 105-110. La dépendance à l'égard de Josèphe est admise par Keim, Hausrath, Holtzmann, contestée par Schürer, Harnack, ZAHN, Wellhausen.

cation de Jean 1 et le baptême du Christ 2 paraît d'ailleurs fondé sur les mêmes sources que celui de Matthieu, c'est-à-dire sur Marc et sur le recueil de discours; mais les conseils particuliers qui sont ajoutés à la prédication générale du Baptiste 3 doivent appartenir à la rédaction ; de même ce qui est dit du peuple se demandant si Jean ne serait pas la Christ 4, et la notice sur l'arrestation du Précurseur 5, qui anticipe sur le marche des événements, parce que le rédacteur n'a pas l'intention.de faire place ultérieurement au long récit de Marc. Le récit du baptême est plutôt abrégé, mais tourné de façon à relever les circonstances miraculeuses du fait. On est un peu surpris de trouver ensuite la généalogie de Jésus 6, rattachée à une indication concernant son âge au commencement de son ministère 7. L'indication paraît venir de l'évangéliste, mais la généalogie vient probablement d'une source qui, n'ayant aucun récit de l'enfance, placait le témoignage de la filiation davidique à côté de la filiation messianique par la descente de l'Esprit. Il n'est pas impossible que cette source soit le premier Évangile, à une étape intermédiaire de son développement 8, les différences que présente la généalogie de Luc pouvant résulter d'additions et de substitutions volontaires. Le récit de la tentation 9 est le même que celui de Matthieu, sauf quelques modifications rédactionnelles. Luc a combiné Marc avec la source du premier Évangile.

Il amplifie ensuite la simple donnée de Marc sur le retour en Galilée et la prédication de Jésus, dont il signale les résultats extraordinaires 10, en en supprimant l'objët; puis, par une transposition hardie, il amène immédiatement la prédication du Sauveur à Nazareth11 ; la donnée de Marc est transformée en argumentation sur les textes et les faits bibliques, et en histoire symbolique de la fortune ultérieure de l'Évangile. Tout le développement semble rédactionnel et doit être attribué à l'évangéliste. Celui-ci, pour reprendre le fil de Marc, ramène Jésus vers le lac de Tibériade, mais il croit devoir le faire passer d'abord à Caphar-

1. M, 1-14 (Mc. 1, 1-8; MT. III, 1-12).

2. III, 15-17 (Mc. I, 9-11 ; MT. III, 13-17).

3. III, 10-14.

4. III, 15 (trait exploité JN. I, 19-20, 25).

5. III, 18-20 (cf. Mc. VI, 17-18).

6. M, 23-38 (cf. MT. I, 1-17).

7. III, 23. Les trente ans résultent probablement d'un calcul de l'évangéliste (mort d'Hérode à quinzième année de Tibère).

8. Cf. supr. p. 121.

9. IV. 1-13 (MT. IV. 1-11: Mc. I. 12-13).

10. IV, 14-15 (cf. Mc. I, 14-15, 21-22, 28; MT. IV, 12-13, 23-24 a).

11. IV, 16-30 (Mc. VI, 1-6; MT. XIII, 53-58).

naüm, ce qui a pour effet de retarder assez maladroitement la vocation des premiers disciples après la prédication dans la synagogue et Faffaire du démoniaque 1, la guérison de la belle-mère de Simon-Pierre 2, les miracles de la soirée 3, le départ clandestin de Jésus et sa prédication dans les bourgs voisins La scène de prédication sur le lac 5, inspirée de Marc, et la pêche miraculeuse 6 ont été combinées avec le récit du second Évangile touchant la vocation des quatre disciples 7; les compléments sont symboliques, comme ceux de la prédication à Nazareth; mais la pêche miraculeusé a toute chance d'être un récit transposé ; la source où Luc l'a prise, et qui pourrait être le document fondamental de Marc 8, montrait dans cet incident la première manifestation du Christ à ses disciples après sa résurrection ; Luc l'a mis en cet endroit parce que son plan excluait les apparitions galiléennes.

Ayant ainsi raconté la vocation des disciples, le rédacteur rejoint Marc avec l'histoire du lépreux 9, et continue par le paralytique 10, la vocation de Lévi et le propos sur la fréquentation des pécheurs 11, la question du jeûne 12, les histoires sabbatiques 13 ; arrivé là, il transpose après le choix des apôtres 14 la scène de prédication et de miracles au bord du lac 13, et il la met en plaine pour servir d'introduction au discours qui, dans Matthieu, est tenu sur la montagne. Tandis que ce discours a été surtout augmenté dans Matthieu, Luc, en y faisant quelques additions, paraît y avoir surtout pratiqué des coupures. On peut croire qu'il a.gardé la forme des béatitudes16, mais il paraît y avoir ajouté de lui-même les malédictions 17. On sent un artifice assez maladroit dans sa

1. IV, 31-37 (Mc. i, 21-28).

2. IV, 38-39 (Mc. I, 29-31; MT. VIII, 14-15).

3. IV, 40-41 (Mc. I, 32-34; MT. VIII, 16).

4. IV, 42-44 (Mc. I, 35-39).

5. v, 1-3 (cf. Mc. IV, 1).

6. v, 4-9, 11 a (cf. JN. XXI, 2-13).

7. v. 2. 7. 10-11 (Mc. I. 16-20: MT. IV. 18-22).

1 1 ; ; 8. Voir le commentaire et QÉ. 925-938.

9. v, 12-16 (Mc. I, 40-45; MT. VIII, 1-4).

10. v, 17-26 (Mc. II 1-12; MT. IX, 1-8).

11. v, 27-32 (Mc. II, 13-17; MT. IX, 9-13).

12. v, 33-39 (Mc. II, 18-22; MT. IX, 14-17).

13. VI, 1-11 (Mc. II, 23-III, 6; MT. XII, 1-14).

14. VI, 12-15 (Mc. III, 13-19; cf. MT. x, 2-4).

15. vi, 17-19 (Me. III, 7-12; cf. MT. IV, 23-v, 1, supr. pp. 122-123).

- 16. VI, 20-23 (MT. V, 3-12; cf. supr. p. 123, et le commentaire).

17. VI, 24-26.

manière d'y rattacher les instructions concernant l'amour des ennemis 1 : il a dû connaître au moins une partie de ce qu'on lit dans Matthieu touchant le perfectionnement de la Loi par l'Évangile, et il n'a voulu en retenir ici que le précepte de la charité ; il a intercalé dans la leçon sur les jugements et la correction fraternelle 2 la comparaison de l'aveugle conduisant un aveugle 3, et celle du maître et du disciple -1, que la source présentait dans un autre contexte ; il garde plus exactement que Matthieu la comparaison des deux arbres 3, mais il a coupé, pour en donner la majeure partie ailleurs, l'avertissement à ceux qui attendent de leurs relations personnelles avec le Sauveur une place dans le royaume de Dieu 6 : la parabole des Deux maisons termine le discours, comme dans Matthieu 7, avec des variantes qui modifient légèrement la comparaison.

Luc donne, après le discours, la guérison du serviteur de l'officier de Capharuaüm 8, que la même source amenait sans doute en cet endroit.

La complication du récit par l'intervention des amis du centurion est surajoutée pour l'accentuation du symbolisme, et ne doit pas venir d'une tradition ou d'une source particulière. La résurrection du fils de la veuve 9 est un récit sans originalité, mis là tout exprès pour justifier ce que Jésus, dans sa réponse aux envoyés du Baptiste, va dire des morts qu'il a ressuscités 10. Le message de Jean, avec la réponse et les paroles concernant le Précurseur11, viennent de la source qui a été exploitée pour le premier Évangile. Luc abrège 12 ce qui se lit dans Matthieu, après la parabole des Deux fils, touchant l'attitude des pharisiens et celle des pécheurs devant la prédication de pénitence ; il a renvoyé dans un autre contexte ce qui était dit de la prédication du Baptiste en tant que marquant la fin du règne de la Loi et le commencement du règne de Dieu 13.

L'histoire de la pécheresse, avec la parabole des Deux débiteurs 14, appartient en propre à Luc; l'histoire a pu être glosée dans la rédaction,

1. VI, 27-36 (MT. v, 39-48; VII, 12).

2. vi, 37-38, 41-42 (MT. VII, 1-4; Mc. IV, 24).

3. VI, 39 (MT. xv, 14).

4. VI, 40 (MT. x, 24-25).

5. VI, 43-45 (MT. VII, 15-20; xu, 33-35).

6. VI, 46 (cf. XIII, 26-27; MT. VII, 21-23).

7. vi, 47-49 (MT. VII, 24-27).

8. VII, 1-10 (MT. VIII, 5-13).

9. VII, 11-17.

10. VII, 22.

11. VII, 18-35 (MT. XI, 2-19).

12. VII, 29-30 (MT. XXI,

13. XVI, 16 (MT. xi, 12-13).

14. VII, 36-50 (cf. Mc. XIV, 3-9, et supr. p. 99).

influencée peut-être par le récit de l'onction dans Marc ; elle n'en a pas moins été puisée à bonne source, ainsi que la parabole; les deux pourraient avoir eu place dans le premier recueil des discours de Jésus, et avoir été volontairement omis par Marc et par Matthieu; ils venaient naturellement avec les morceaux concernant l'attitude du Christ à l'égard des publicains et des pécheurs 1. On ne saurait dire où Luc a pris les renseignements qu'il insère dans sa transition au discours des paraboles, touchant les femmes qui accompagnaient le Sauveur dans ses tournées de prédication 2. Ce peut être dans le document fondamental de Marc, mais ce pourrait être aussi dans quelque relation secondaire, telle que celle où il a pris la comparution du Christ devant Hérode.

La transition au discours des paraboles 3 est arrangée artificiellement par l'évangéliste, qui veut rejoindre Marc, et qui a déjà utilisé pour la vocation des disciples la mise en scène du second Evangile 1. Il donne, d'après Marc, en abrégeant un peu et unifiant la composition, le Semeur, la demande d'explication des disciples et la double réponse de Jésus, les sentences qui suivent, mais non les deux dernières paraboles ni la conclusion du récit5; il omet entièrement la Semence et réserve le Senevé pour un autre contexte; par une combinaison rédactionnelle que préparait son introduction au discours des paraboles, et qui résulte de ce qu'il a renvoyé plus loin la dispute sur les exorcismes, il amène en cet endroit l'anecdote des parents 6, que Marc, par une autre combinaison rédactionnelle, avait rattachée à l'affaire de Beelzeboul, et que Matthieu, mélangeant Marc et la source primitive, relie simultanément à l'affaire des exorcismes et à la demande de signes. Luc paraît avoir voulu pallier ce que la réponse du Christ avait de peu flatteur pour sa famille, surtout pour sa mère, à la personne de laquelle, soit dans l'Évangile, soit dans les Actes, il témoigne un particulier intérêt 7.

Avec les modifications nécessitées par le changement de la mise en scène pour le discours des paraboles, Luc raconté, d'après Marc, la traversée du lac et l'apaisement de la tempête 8, la guérison du possédé de

1. MT. XXI, 28-32 (Le. VII, 29-30); la Femme adultère (JN. VII, 53-VIII, 11).

2. VIII, 1-3 (cf. Mc. XV, 40-41).

3. VIII, 4-18 (Mc. IV, 1-25; MT. XIII, 1-23; v, 15).

4. Supr. p. 147.

5. Mc. IV, 26-34.

6. VIII, 19-21 (Mc. ni, 31-35; MT. XII, 46-50; cf. supr. p. 88 et p. 129).

7. Cf. I-II; XI, 27; ACT. I, 14.

8. VJlI, 22-25 (Mc. IV, 35-41 ; MT. VIII, 18, 23-27).

Gérasa 1, la résurrection de la fille de Jaïr 2, la mission des Douze 3, les propos tenus à la cour d'Hérode 4, puis tout aussitôt, en laissant tomber le récit de la mort de Jean-Baptiste 5, la première multiplication des pains 6" qui, dans le troisième Évangile, est la seule, car il arrive tout de suite à la confession de Pierre. Il a omis ou n'a pas connu toute une longue section de Marc qui se retrouve dans le premier Évangile 7.

L'hypothèse d'une omission volontaire est de beaucoup la plus vraisemblable 8 : comme on le verra dans le commentaire, quelques indices donnent à penser que Luc n'ignore pas les récits de Marc, mais il évite les doubles emplois, et certains morceaux ont pu lui sembler inutiles à reproduire ou susceptibles de choquer ses lecteurs. La mention de Bethsaïde 9 dans le récit de la multiplication des pains doit être empruntée à Marc. D'autre part, Jésus marchant sur les eaux double en quelque façon le récit de la tempête 10; le voyage en Gennésareth est sans intérêt particulier11 ; la dispute sur l'ablution des mains n'avait sa pleine signification que pour les chrétiens d'origine juive 12; l'histoire de la Cananéenne était plutôt de nature à froisser les païens convertis 13 ; les miracles du sourd de la Décapole et de l'aveugle de Bethsaïde 14 avaient leurs équivalents dans d'autres récits; la seconde multiplication des pains double la première 15; la demande de signes 16 se rencontrait ailleurs avec tout son développement ; la parole concernant le levain de pharisiens devait se trouver aussi dans le recueil de discours, sans l'explication lourde et

1. VIII, 26-39 (Mc. V, 1-20; MT. VIII, 28-34).

2. VIII, 40-56 (Mc. V, 21-43; MT. IX, 18-26).

3. ix, 1-6 (ME. vi, 7-13; MT. X, 1, 7, 9-11).

4. IX, 7-9 (Mc. VI, 14-16; MT. XIV, 1-2).

¡. Mc. VI, 17-29; cf. supr. p. 90.

6. IX, 10-17 (Mc. VI, 30-44; MT. XIV, 13-21; cf. JN. VI, 1-13).

7. Mc. VI, 4.-5-VIII, 26 (MT. XIV, 22-XVI, 12).

8. Weizsacker, B. Weiss, Holtzmann, J. Weiss, Wernle, Wellhausen, etc.

On a conjecturé que l'exemplaire de Marc dont Luc s'est servi ne contenait pas cette section (Reuss), ou bien qu'elle avait accidentellement disparu du troisième Évangile, qui l'aurait d'abord contenue (Hug; ap. B. WEISS, MarkusLukas, MEYER 9, 422).

9. IX, 10; cf. Mc. VI, 46; VIII, 22.

10. Cf. supr. pp. 90 et 109.

11. Cf. supr. loc. cit.

12. Cf. supr. p. 90.

13. Voir Mc. VII. 24-30.

14. Cf. supr. pp. 126 et 130, pour la façon dont Matthieu a traité ces deux miracles.

15. Cf. supr. p. 110.

16. Mc. VIII, 11-12; cf. Le. XI, 16, 29-32.

obscure qui la relie, dans Marc 1, aux deux récits de la multiplication des pains. En ce qui concerne ces deux récits et quelques autres encore, Luc, par la comparaison de ses sources, a pu se rendre compte, jusqu'à un certain point, du travail qui s'était opéré dans la tradition, et des surcharges que présentait la rédaction du second Évangile.

Là confession de Pierre 2 est ainsi introduite sans autre précision chronologique ni géographique. La remontrance de Pierre à Jésus, après la première prophétie de la passion, et la réprimande énergique du Christ à l'apôtre 3 ont été supprimées par Luc, qui amène aussitôt après la prophétie la leçon du renoncement, avec l'annonce de la parousie prochaine 4 Il reproduit de même le récit de la transfiguration 3, où il supprime ce qu'on lit dans Marc touchant la venue d'Élie 6, puis il raconte la guérison de l'épileptique 7, qu'il abrège et dont il omet la conclusion 8, pour n'insister pas sur l'impuissance des disciples : en ce cas comme en d'autres, il est permis de conjecturer qu'il a connu le récit plus sobre que Marc a glosé. Il substitue à la notice qui précède la seconde prophétie de la passion 9 une indication générale 10 qui suggère une impression opposée à celle que donne Marc. Il s'abstient de mentionner le retour à Gapharnaûm 11, rapporte la querelle des disciples sur la première place 12 et l'anecdote de l'exorciste étranger 13 puis abandonne brusquement Marc, parce qu'il connaît d'ailleurs les sentences que Marc ajoute en cet endroit 14.

Avant de reprendre la suite du second Évangile, il va donner comme se rattachant au voyage de Judée quantité d'anecdotes et de sentences que ses sources ont dû lui fournir sans indication précise de temps ni de lieu..

La solennité avec laquelle est annoncé le départ de Galilée15 marque l'importance que l'évangéliste attache à cette partie de son livre : on ne saurait dire s'il compose ce début parallèlement à Marc, ou s'il l'a puisé

1. VIII, 14-21; cf. Le. XII, 1.

2. IX, 18-21 (Mc. VIII, 27-30; MT. XVI, 13-16, 20).

3. MC vin, 32-33; cf. supr. p. 92).

4. IX, 22-27 (Me. VIII, 31, 34-IX, 1; Mr. XVI, 21, 24-28).

5. IX28-36 (ME. IX, 9; MT. XVII, 1-9).

6. MC. IX, 10-13 (MT. XVII, 10-13).

7. IX, 37-43 (Me. IX, 14-27; MT. XVII, 14-18).

8. ME. IX, 28-29 (cf. MT. XVII, 19-20).

9. IX, 44-45 (Me. IX, 31-32; MT. XVII, 22-23).

10. IX, 43 b: cf. Mc. IX; 30. et MT. XVII. 22.

11. Me. IX 33.

12. IX, 46-48 (Me. IX, 33-37; MT. XVIII, 1-5).

13. IX, 49-50 (Me. IX, 38-40).

14. Me. IX, 41-50; cf. supr. p. 95.

15. IX, 51 (cf. Me. X, 1, 32).

dans une source particulière; on peut croire qu'il le prend dans la source qui lui fournit l'anecdote des Samaritains inhospitaliers 4. A cette anecdote il relie artificiellement trois réponses de Jésus à des personnes qui voulaient le « suivre » 2 : ces paroles viennent du recueil de discours où Matthieu en a pris deux. Le discours aux soixante-dix ou douze disciples 3 en vient aussi ; mais la source le faisait adresser aux Douze ; c'est pour distinguer ce discours de son abrégé, qu'il a donné plus haut 4 d'après Marc, et pour le faire rentrer dans son cadre figuratif de l'évangélisation des païens, que le rédacteur le met en Samarie, en le faisant adresser à un grand nombre « d'autres » envoyés. La mise en scène est assez mal équilibrée : pour le rapport avec le contexte, les soixante-douze sont présentés comme des fourriers5, tandis que les instructions qu'ils reçoivent concernent le ministère apostolique. Mais le symbolisme du récit corrige cette incohérence. Luc paraît avoir mieux gardé que Matthieu la forme du discours de mission dans la source commune; il y a ajouté la malédiction portée contre les villes galiléennes 6, morceau indépendant qui vient aussi du recueil de discours, et qui se trouve placé, dans le troisième Évangile, avant la conclusion primitive de l'instruction aux disciples. Le retour de ceux-ci amène une triple instruction : la première 7 en rapport avec le préambule concernant les Soixantedouze, etqui doit sans doute êtreattribuée au même rédacteur; la seconde8, partie de la prière d'actions de grâces qui se trouve entière dans Matthieu, et qui paraît être un épilogue secondaire de la mission des dis.ciples ; enfin la remarque sur le bonheur des disciples comparés aux justes de l'ancien temps 9, qui paraît avoir été l'épilogue primitif de la mission des Douze.

Que la suture 10 ait été faite par Luc ou dans une source intermédiaire, la question du grand précepte 11 et la parabole du Samaritain 12 ont existé d'abord à l'état indépendant, même dans leur première rédaction ; la combinaison de l'une et de l'autre étant accomplie, la mention du Sama-

1. IX, 52-56.

2. IX, 57-62 (MT. VIII, 19-22, cf. supr. p. 125).

3. X, 1-16 (MT. x, 7-16, 21 ; XI, 21-23 ; x, 40).

4. P. 150.

5. x, 1.

6. x, 13-15 (cf. supr. n. 3). Le v. 12 sert de transition.

7. x, 17-20.

8. x, 21-22 (MT. XI, 25-27; cf. supr. p. 127).

9. x, 23-24 (MT. XIII, 16-17).

10. x, 29, 36-37.

11. x, 25-28 (Me. XII, 28-34; MT. XXII, 35-40).

12. x, 30-35.

ritain a déterminé la transposition du tout dans la relation du passage en Samarie. Les deux morceaux peuvent provenir du recueil de discours, et il n'y a pas lieu de s'étonner que Matthieu, s'il la lisait dans cette source, ait omis la parabole du Samaritain 1. La transition, assez maladroite, de la question à la parabole, et la conclusion de celle-ci appartiennent visiblement au travail rédactionnel. L'histoire de Marthe et de Marie 2 pouvait se relier primitivement à celle qui montre Jésus repoussé d'un village samaritain 3 ; en tout cas, elle doit provenir de la même source. La leçon de la prière 1, sauf une partie de la formule d'introduction, a sans doute été prise dans le recueil de discours, et il est possible que le texte de l'oraison dominicale dans Luc soit plus conforme à celui de la source que le texte plus ample de Matthieu. La parabole de l'Ami importun 5 les sentences et comparaisons concernant l'exaucement de la prière 6 devaient se lire également dans les Logia. Luc combine à sa façon la dispute sur les exorcismes et le refus de signe céleste 7, qui se suivaient dans la source ; il a réservé pour un autre contexte 8 la parole relative au blasphème contre l'Esprit, et il a inséré, entre les sentences relatives aux démons et la réponse aux demandeurs de signe, une anecdote 9 qui double celle des parents venant chercher Jésus à Capharnaüm; comme elle tient justement la place que celle-ci occupe dans Marc, on peut croire qu'elle en a été imitée à cette fin. Pour le refus de signe comme pour les exorcismes, Luc paraît avoir connu un texte aussi complet que celui de Matthieu, c'est-à-dire déjà glosé10, ici par la remarque sur les exorcismes des Juifs, là par l'explication du signe de Jonas; mais il a substitué une indication des plus vagues à celle du miracle figuratif de la sépulture du Christ et de sa résurrection. Les comparaisons de la lampe sur le support 11, et de l'œil, flambeau de l'homme 12, viennent aussi du recueil de discours, mais on ne saurait dire si elles suivaient, dans la

1. Se rappeler ce qu'il a fait de la Brebis perdue, et l'omission de la Drachme, supr. p. 131.

2. x, 38-42.

3. Supr. p. 152, n. 1.

4. XI, 1-4 (MT. VI, 9-13; cf. supr. p. 123, et le commentaire).

5. XI, 5-8.

6. XI, 9-13 (MT. VII, -1-11).

7. XI, 14-26 (Mc. 111, 22-27; MT. XII, 22-30, 43-45), 29-32 (MT. XII, 38-42).

8. XII, 10.

9. XI, 27-28.

10. Cf. supr. p. 128.

11. XI, 33 (MT. v, 15; dans Le. vin, 13, la même sentence est donnée d'après Marc; cf. supr. p. 149).

12. XI, 34-36 (MT. VI, 22-23; cf. supr. p. 124).

source, le refus de signes, avec lequel il ne semble pas qu'elles aient originairement de rapport.

Rien de moins réussi que l'introduction 1 et l'agencement du discours contre les pharisiens 2, changé par Luc en propos de table. L'évangéliste l'aura transposé 3, parce qu'il voulait faire du discours apocalyptique de Marc le dernier acte de la prédication hiérosolymitaine ; il a découpé artificiellement les menaces en deux séries, l'une contre les pharisiens en général, l'autre contre les scribes, et, par une combinaison des plus singulières, il amène entre les deux dernières menaces une partie de la citation 1 qui était, dans la source, la péroraison du discours. La remarque finale 5, nonobstant l'atténuation que le rédacteur lui a fait subir, laisse entrevoir que la source rattachait à ce discours le récit de la passion.

Les discours contenus dans le chapitre XII ne sont qu'un amalgame de sentences empruntées aux Logia, artificiellement réunies en groupes que relient des formules d'introduction conçues avec plus ou moins de bonheur par l'évangéliste : parole sur le levain des pharisiens 6, avec glose du rédacteur ; instruction sur la profession courageuse de l'Evan- gile 7, logée par Matthieu dans le discours de mission; déclaration sur le blasphème contre l'Esprit 8, qui paraît mieux à sa place dans la dispute sur les exorcismes ; promesse d'assistance de l'Esprit aux disciples interrogés sur leur foi par les autorités juives et païennes 9, que Matthieu a placée aussi dans le discours de mission, et qui doit être ancienne, sinon primitive, dans le recueil de discours, puisque Marc l'a de même empruntée pour son discours apocalyptique ; la parabole du Riche insensé, avec l'incident qui lui sert de préambule10, morceau dont l'omission par Matthieu s'explique sans difficulté, et qui pourrait fort bien venir des Logia, ; l'avertissement contre la préoccupation des besoins terrestres11, que Matthieu a inséré dans le discours sur la montagne, et auquel se rattache, dans Luc, par une transition artificielle12, la parole

1. XI, 37-38.

2. XI, 39-52 (MT. XXIII, 1-36).

3. Cf. supr. p. 134.

4. XI, 49-51 (cf. MT. XXIII, 34-39, supr. p. 134; on retrouvera la fin de la citation dans Le. XIII, 34-35).

5. XI, 53-54.

6. XII, 1 (Mc. VIII, 151; MT. XVI, 6; cf. supr. p. 91).

7. XII, 2-9 (MT. X, 26-33; supr. p. 127).

8. XII, 10 (Me. 111, 28-29; MT. XII, 32).

9. XII, 11 (MT. x, 19-20; Me. XIII, 9-11, supr. p. 99).

10. 'XII, 13-21.

11. XII, 22-31 (MT. VI, 25-33).

12. XII, 32.

concernant le trésor au ciel 1, tournée en prescription directe de l'aumône ; une exhortation à la vigilance en prévision du jugement 2, qui est constituée par une sorte de déformation de la parabole des Vierges en allégorie où figurent, au lieu de l'époux et des jeunes filles, un maître et ses serviteurs, et par la comparaison du voleur de nuit ; la comparaison des deux serviteurs 3, suivie d'une glose 5 qui paraît avoir été inspirée par la parabole des Talents ; l'annonce des divisions que l'Évangile introduira dans les familles 3, placée par Matthieu dans le discours de mission, travaillée par Luc, qui l'amène ici au moyen d'une transition un peu longue et cherchée G; la remarque sur les signes du temps, que le peuple ne sait pas comprendre 7, fragment des Logia auquel l'évangéliste a voulu relier, par une suture trop visible 8, un autre morceau de la même source, la comparaison de l'homme qui se laisse condamner et emprisonner pour n'avoir pas conclu d'arrangement avec sa partie quand il était-encore temps 9.

La réflexion sur les Galiléens tués par Pilate, et sur les morts de Siloé 10, paraît venir de très bonne source, ainsi que la parabole du Figuier 11 : ces morceaux, quoiqu'ils ne se trouvent pas dans Matthieu, pourraient avoir fait partie des Logia. ; mais ils auront sans doute été mal placés par Luc, et ils se rapportaient, dans la source, au ministère hiérosolymitain. On ne s'attendrait pas à rencontrer ensuite une guérison sabbatique : celle que donne Luc 12 est, à certains égards, un doublet de celles qui ont été rapportées plus haut d'après Marc ; on dirait que l'évangéliste y a vu une signification symbolique, et le récit pourrait avoir moins de consistance traditionnelle que la réponse de Jésus13 à la critique du chef de s ynagogue. Les paraboles du Sénevé et du Levain 14 proviennent du recueil de discours où ont également puisé Marc et Matthieu. De là aussi sans

1. XII, 33-34 (MT. VI, 20-21).

2. XII, 35-40 (MT. XXV, 1-13; XXIV, 43-44).

3. XII, 41-46 (MT. XXIV, 45-51).

- 4. XII, 47-48 (cf. MT. XXV, 14-30).

5. XII, 51-53 (MT. X, 34-36; supr. p. 127).

6. XII 49-50.

7. XII 54-56 (cf. MT. XVI, 2-3).

8. XII, 57.

9. XII, 58-59 (MT. v, 25-26; supr. p. 123).

10. XIII, 1-5.

11. XIII, 6-9. Cf. supr. p. 97.

12. XIII, 10-17.

13. XIII, 15.

14. XIII, 18-21 (MT. XIII, 31-33; Mc. IV, 30-32; supr. pp. 89 et 129).

doute vient la métaphore de la porte étroite 4, à laquelle Luc aj uste 2 un autre débris de la parabole des Vierges, puis l'avertissement à ceux qui s'imagineraient avoir, au jour du jngement, une sauvegarde dans leurs relations personnelles avec Jésus 3, la déclaration touchant les élus qui viendront des quatre coins du monde prendre la place des enfants d'Abraham 4 , la parole sur la substitution des derniers aux premiers 3.

Il y a probablement, dans l'anecdote concernant Hérode 6, un noyau traditionnel, et la réponse de Jésus vient, au moins en sa première partie j, d'une source primitive. La seconde partie pourrait n'être qu'une explication et une transition rédactionnelles pour amener en cet endroit l'apostrophe à Jérusalem 8, dont la vraie place est à la fin du discours contre les pharisiens.

L'histoire sabbatique du chapitre XIV 9 se présente à peu près dans les mêmes conditions que celle du chapitre XIII. Par un artifice rédactionnel des plus rudimentaires, Luc rattache au repas chez le pharisien le conseil sur la modestie dans le choix des places à table 10, celui de prendre les pauvres pour convives H, la parabole du Festin 12 : non seulement la parabole, mais les deux morceaux précédents ont dû être empruntés au recueil de discours ; bien qu'il ait traité à sa façon la parabole, Luc paraît en avoir mieux gardé la teneur que Matthieu. La leçon du renoncement 13, avec les deux comparaisons 14 de la maison à construire et de la guerre à préparer, ont dû être empruntées aussi aux Logia.

L'introduction i:' à la parabole de la Brebis égarée 16 est artificielle, mais Luc en a gardé l'application primitive, écartée par Matthieu ; il a pris en même temps dans le recueil la parabole de la Drachme perdue 1"7, jumelle

1. XIII, 22-24 (MT. VII, 13-14).

2. XIII, 24-25 (MT. XXV. 11-12); cf. supr. p. 155, n. 2.

3. XIII, 26-27 (MT. VII, 22-23; supr. p. 124).

4. XIII, 28-29 (MT. VIII, 11-12; supr. p. 125).

5. XIII, 30 (MT. XIX, 30; xx, 16).

6. XIII, 31-33.

7. XIII, 32. On verra dans le commentaire que ce v. forme une réponse com-

plète, dont la glose du v. 33 change la signification naturelle.

8. XIII, 34-35 (MT. XXIII, 37-39 ; cf. supr. p. lo4, n. 4).

9. XIV, 1-6 (cf. MT. XII, 11, supr. p. 128).

10. XIV, 7-11 (cf. MT. XXIII, 12).

11. XIV, 12-14.

12. XIV, 16-24 ( MT. XXII, 2-10) ; le v. 15 est pour la transition.

13. XIV, 25-27 (MT. x, 37-38; supr. p. 127).

14. XIV, 28-35.

15. xv, 1-3.

16. xv, 4-7 (MT. XVIII, 12-14 ; cf. supr. p. 131 et p. 153, n. 1).

17. xv, 8-10.

de la Brebis, probablement aussi le Fils prodigue 1, quoiqu'il faille, pour la dernière, faire assez large la part du développement rédactionnel. Ces trois paraboles semblent interprétées par l'évangéliste en apologie de Jésus devant les pharisiens; celles du chapitre XVI sont plutôt tournées en critique directe de ceux-ci. L'Econome infidèle 2 se trouvait peut-être dans les Logia : on comprend que Matthieu ait hésité à reproduire cette histoire. Toutefois le récit n'est pas très bien venu comme parabole, et la remarque finale 3 ne semble pas dans le style ordinaire du recueil de discours ; l'Économe infidèle pourrait être une imitation du Serviteur impitoyable 4, par un rédacteur secondaire ; Luc complète et corrige ce récit peu édifiant au moyen de réflexions morales sur la fidélité dans l'emploi généreux des biens terrestres réflexions qui pourraient ne pas venir de source, car elles semblent procéder de la parabole des Talents et s'inspirer de la comparaison des deux maîtres 6, qui vient ensuite. La remarque sur le mécontentement des pharisiens, et le reproche que leur fait Jésus 7 semblent appartenir à la rédaction et introduisent de façon telle quelle la parole sur la succession du royaume à la Loi et aux Prophètes depuis Jean 8, la déclaration concernant la pérennité de la Loi 9, la condamnation du divorce 10, qui est tout ce que Luc emprunte aux Logia et à Marc sur ce sujet : combinaison artificielle, dont l'idée dominante paraît être le rapport de l'Évangile et de la Loi, et qui doit être en correspondance avec la conclusion de la parabole du Riche et de Lazare 11. L'appendice de cette parabole, qui vise l'endurcissement et la réprobation des Juifs, incapables de voir l'accomplissement des prophéties dans le Christ ressuscité, se détache, en effet, de la parabole même 12, qui concerne la récompense du pauvre.

La monition contre le scandale des petits13, la recommandation du

1. XV, 11-32.

2. XVI, 1-7.

3. XVI, 8. Au moins dans la source de Luc, « le seigneur » dont il s'agit là est le Christ.

4. MT. XVIII, 23-35.

5. XVI, 9-12 (cf. MT. XXV, 14-30).

6. XVI, 13 (MT. VI. 24; supr. p. 124).

7. XVI, 14-15 (cf. XVIII, 9-14), développement analogue à XVI, 9-12.

- - - 8. XVI, 16 (MT. XI, 12-13 ; supr. p. 127).

9. XVI, 17 (MT. v, 18; supr. p. 123).

10. XVI, 18 (MT. v, 32; Mc. X, 2-12 ; supr. pp. 94,110, 123, 132).

11. XIV, 27-31.

12. XVI, 19-25 ; le v. 26 peut être pour la transition à 27-31.

13. XVII, 1-2 (MT. XVIII, 6-7; supr. p. 131).

pardon 1, la leçon de la foi 2, la comparaison du service d'un maître au service de Dieu 3 n'ont pas grand lien entre elles : ce sont des morceaux du recueil de discours mis bout à bout. L'histoire des dix lépreux 1 est rapportée pour la mention du Samaritain plus que pour le miracle : récit symbolique, qui ne vient pas d'une source primitive, et où l'évangéliste continue le procès du judaïsme. Il est préoccupé en même temps de l'avènement du royaume quant à sa manifestation dernière et son retard présent : c'est ce qui explique l'insertion d'un discours apocalyptique dont la majeure partie vient des Logia ; la réflexion préliminaire, sur l'inobservabilité des signes précurseurs 6, parait être de l'évangéliste et remplacer ce qu'on lit dans Marc sur l'ignorance du Christ touchant le jour de la parousie. La parabole de la Veuve 7 peut venir des Logia, où elle était sans doute associée à celle de l'Ami importun 8, mais elle est donnée par l'évangéliste avec un commentaire dont le rédacteur interprétait la parabole en allégorie de l'Église persécutée 9. La parabole du Pharisien et du publicain 10, également authentique, est aussi une leçon morale qui devient un argument contre le judaïsme incrédule ; la menace de damnation, qui est dirigée contre les orgueilleux, a été ajoutée par ce même rédacteur Avec l'anecdote des enfants12, Luc rejoint Marc; il rapporte aussi d'après lui l'anecdote du jeune homme riche et les leçons qui s'y rattachent 13 ; puis la dernière prophétie de la passion 11, en laissant tomber la majeure partie du préambule narratif 15; il omet délibérément la requête des fils de Zébédée, se bornant à observer que les apôtres, par une disposition providentielle, ne comprirent pas ce qui leur était dit "; :

1. XVII, 3-4 (MT. XVIII, 15 a, 21-22; supr. p. 132).

2. XVII, 5-6 (MT. XVII, 20; ME. IX, 23; XI, 22-23; MT. XXI, 21 ; supr. pp. 93.

97, 131).

3. XVII, 7-10.

4. XVII, 11-19 (cf. v, 12-16; MC. I, 40-45).

5. XVII, 22-37. Sur la combinaison de ce discours avec ME. XIII, dans MT. XXIV, cf. supr. p. 134. Le v. 25 est surajouté.

6. XVII, 20-21. Cf. Me. XIII, 32 (supr. p. 99); ACT. I, 6-7.

7. XVIII, 1-5.

8. xi, 5-8 : supr. p. 153.

9. XVIII, 6-8. Pour la forme du discours, cf. XVIII, 6, et XVI. 8.

10. XVIII, 10-14 a. Le v. 9 est rédactionnel.

11. XVIII, 14 b. Voir le commentaire.

12. XVIII, 15-17 (ME. x, 13-16; MT. XIX, 13-15).

13. XVIII, 18-30 (Me. x, 17-30 ; MT. XIX, 16-29).

14. XVIII, 31-33 (Me. x, 32 b-34; MT. xx, 17-19).

15. Me. x, 32 a. Voir le commentaire de ce passage.

16. xnlI, 34 (cf. ME. IX, 32).

quant à la leçon du service 1, il se réserve de la donner plus loin, d'après une source antérieure à Marc. Il amène ainsi l'aveugle de Jéricho 2 aussitôt après la prophétie de la passion, mais en plaçant le miracle avant l'entrée dans la ville, afin de produire ensuite l'histoire de Zachée 3, qui se passe à Jéricho. L'anecdote de Zachée a le même caractère que celle des dix lépreux et de la femme guérie le jour du sabbat : récit symbolique et sans originalité, procédant de la rédaction plus que de la tradition évangélique. Luc paraît l'avoir placé avec intention devant la parabole des Mines -1, au moyen de laquelle il explique le retardement de la parousie. Cette parabole, primitivement identique aux Talents de Matthieu, a été librement glosée en allégorie apocalyptique, et le préambule :j, œuvre du rédacteur évangélique, laisse voir la préoccupation qui le domine dans cette partie de son livre.

Pour la manifestation messianique du mont des Oliviers 6, Luc suit Marc.en l'abrégeant; il y ajoute deux traits qui ne sont pas de source primitive, et dont le second 7 au moins, Jésus pleurant sur Jérusalem, paraît être tout entier de sa rédaction. Ce n'est point par hasard que cette élégie occupe la place donnée par Marc à l'histoire symbolique du figuier desséché 8. La protestation des pharisiens 9 y est coordonnée, comme trait figuratif, et peut venir aussi de l'évangéliste. Le récit de l'expulsion des vendeurs 10 est extrêmement bref, et Luc remplace les notices particulières de Marc sur les allées et venues de Jésus par une indication générale 11 qui sera complétée à la fin des récits concernant le ministère hiérosolymitain. La question des prêtres 12, la parabole des Vignerons meurtriers 13, la question des scribes sur le tribut de César14, celle des sadducéens sur la résurrection 13, la déclaration de Jésus touchant le

1. MC. X, 42-45.

2. XVIII, 35-43 (MC. x, 46-52; MT. XX, 29-34).

3. XIX, 1-10.

4. XIX, 12-27 (MT. xxv, 14-30).

5. XIX, 11.

6. XIX, 29-38 (Mc. XI. 1-10; MT. XXI, 1-9). Le v. 28 esL une reprise qui s 'ins- pire de Mc. x, 32 a.

7. XIX, 41-44.

8. Supr. p. 97.

9. XIX, 39-40.

10. XIX, 45-46 (Mc. XI, 15-17 ; MT. XXI, 12-13).

11. XIX, 47-48 (correspond à M< XL 18-20. fit; doit fin partie s'en inspirer),

12. xx, 1-8 (MC. XI, 27-33 ; MT. XXI, 23-27).

13. XX, 9-19 (MC. XII, 1-12; MT. XXI, 33-46).

14. xx, 20-26 (MC. XII, 13-17 ; MT. XXII, 15-22).

15. xx, 27-40 (MC. XII, 18-27, 34 ; MT. XXII, 23-33, 46).

Christ fils de David1, l'avertissement contre les pharisiens2, le denier de la veuve 3 sont extraits de Marc ; le discours apocalyptique 4 en vient aussi, mais la mise en scène est arrangée de manière à en faire le dernier discours prononcé en public par le Christ ; indépendamment des retouches de détail, on remarque surtout l'omission de la parole concernant l'incertitude du jour où arrivera la parousie 5, et la refonte complète de la péroraison G, qui apparaît ainsi comme l'œuvre du rédacteur. La notice finale 7 achève l'encadrement du discours ; par une rencontre qui n'a rien de fortuit, elle semble dépendre du récit de la femme adultère, disparu de la tradition synoptique et interpolé dans le quatrième Évangile.

Le complot des prêtres et la trahison de Judas 8 sont rapprochés l'un de l'autre, comme ils devaient être dans la source de Marc ; le récit de l'onction 0 est omis, sans doute pour ne pas faire double emploi avec l'histoire de la pécheresse, et parce que Luc en a vu le caractère adventice et artificiel dans Marc. Les préparatifs du dernier repas10 sont décrits d'après le second Evangile ; la relation de la cène, au moins dans le texte primitif de Luc11, s'inspirait surtout de la source de Marc et ne trahissait l'influence du second Evangile que dans la formule : « Ceci est mon corps ». L'annonce de la trahison12 doit procéder aussi de Marc, mais elle est tournée de façon à former la suite des paroles concernant les éléments de l'eucharistie. Un trait inattendu dans ce contexte est la dispute des disciples sur la primauté 13, qui pouvait être en effet à cette place dans la source, mais rattachée aux paroles concernant le festin du royaume ; Luc a combiné avec la leçon du service la promesse des trônes, qui venait sans doute plus haut dans la source, et qu'il avait provisoirement négligée en suivant Marc. L'annonce du reniement de Pierre14 est

1. XX, 41-44 (Mc. XII, 35-37 ; MT. XXII, 41-45).

2. xx, 45-47 (Mc. XII, 38-40; MT. XXIII, 1, 5-7, 14).

3. XXI, 1-4 (MC. XII, 41-44).

4. XXI, 5-36 (MC. XIII, 1-31, 33-37 ; MT. XXIV).

5. MC. XIII, 32 ; MT. XXIV, 36. Cf. supr. p. 158.

6. XXI, 34-36.

7. XXI. 37-38: cf. XIX. 47-48. supr. p. 159. n. 11, et JN. VIII, 1-2, QÉ. 540.

8. XXII, 1-6 (Mc. XIV, 1-2, 10-11, supr. p. 99; MT. XXVI, 1-5, 14-16).

9. MC. XIV, 3-9 ; cf. supr. p,>. 99, 111, 148.

10. XXII, 7-13, (Mc. XIV, l-lo; MT. XXVI, 17-19).

11. XXII, 14-19, jusqu'à TOJTO ESTIV TO cri;-')fLct inclusivement (Mc. XIV, 17, 22-25; MT. XXVI, 20, 26-29). Pour la discussion du texte, voir le commentaire.

12. XXII, 21-23 (Mc. XIV, 18-21 ; MT. XXVI, 21-25).

13. XXII, 24-30 (cf. MC. IX, 33-34 ; X, 42-45 ; MT. XVIII, 1 ; XX, 25-28 ; XIX, 28.

supr. pp. 93, 96, 132).

14. XXII, 31-34 (Mc. XIV, 27-31 ; MT. XXVI, 31-35).

empruntée à Marc, mais elle a été modifiée de la même manière que celle de la trahison. Ce qu'on lit ensuite sur la nécessité de prendre une épée -1, avec la réplique des disciples, pourrait bien venir de la source primitive et avoir fait originairement suite à la leçon du service.

La simplification du récit de Gethsémani 2 paraît devoir s'expliquer par l'influence de la source de Marc, bien que Luc ne laisse pas de s'inspirer assez maladroitement de Marc dans la conclusion. Son texte a d'ailleurs été plus ou moins tourmenté dans la tradition. Si les versets concernant l'apparition de l'ange et la sueur du sang 3 doivent lui être attribués, comme il est probable, on peut dire qu'une tradition légendaire, indépendante de Marc, a été greffée sur la source du second Évangile.

Le récit de l'arrestation 4 corrige certains traits de celui-ci et introduit, avant le discours que Jésus est censé tenir aux membres du sanhédrin venus pour l'arrêter, un miracle assez mesquin, la guérison de l'oreille enlevée par le disciple qui avait une épée. Il n'est pas question de la fuite des apôtres 5, que l'évangéliste veut désormais retenir à Jérusalem. La suppression du la séance nocturne de sanhédrin 6 doit probablement être imputée beaucoup moins au désir d'abréger qu'à l'absence de toute indication sur ce point dans la source même de Marc. La scène du triple reniement 7, quelque peu délayée pour remplir le reste de la nuit de l'arrestation, est aussi dramatisée par la présence de Jésus, dont un regard vient éveiller dans l'âme de Pierre et la mémoire et le repentir 8. Ce trait rédactionnel n'est pas moins hardi en son genre que la descente de l'ange à Gethsémani. La scène de dérision chez le grand prêtre 9 vient de Marc, dont on a pu voir déjà que Luc ne veut pas supprimer les données, même quand il croit devoir suivre de préférence l'ordre de sa source. Ainsi les détails qu'il insère dans la séance matinale du sanhédrin 10 semblent y avoir été transportés de la séance nocturne supposée par Marc.

1. XXII, 35-38. Voir le commentaire.

2. XXII, 39-46 (Mc. XIV, 26, 32-42; MT. XXVI, 30, 36-46).

3. XXII, 43-44. Voir le commentaire.

4. XXII, 47-53 (Mc. XIV, 43-49 ; MT. XXVI, 47-56).

5. Mc. XIV, 27, 50 : cf. Le. XXIII, 49.

6. Mc XIV, 55-64; cf. supr. p. 102.

7. XXII, 54-62 (Me. XIV, 53-54, 66-72 ; MT. XXVI, 57-58, 69-75 ; cf. JN. XVIII, 1218, 25-27 ; QÉ. 827-841. A certains égards, le récit de Jean, dans sa forme primitive, semble plus près de la source de Marc, que de Luc, et que Luc luimême.

8. XXII, 61.

9. XXII, 63-65 (Mc. XIV, 65 ; MT. XXVI, 67-68).

10. XXII, 66-71 (Mc. XV, 1 a; cf. Mc. XIV, 60-64).

L'iufluence de la source reparaît probablement dans la relation du pro.

cès devant Pilate1, en ce que l'accusation des prêtres précède l'interro gation du procurateur. Mais aussitôt après l'aveu de Jésus, qui, dans h source, motivait la condamnation, Luc, enchérissant sur Marc dans l'épi- sode de Barabbas, introduit une déclaration formelle d'innocence, qu provoque l'incident nécessaire pour expliquer la comparution devan Hérode 2. Ce prince devient aussi un témoin de l'innocence du Christ et l'on a pu conjecturer que cet épisode avait été conçu tout entier pa] l'évangéliste lui-même 3. Mais comme le récit pris en soi, et abstraction faite de l'artifice par lequel Luc le coordonne au procès devant Pilate et à l'affaire de Barabbas, est un déboublement du récit de Marc, avec substitution d'Hérode pour le jugement, et de ses soldats pour l'exécution de Jésus, il est infiniment plus probable que l'évangéliste a transposé, en l'adaptant tant bien que mal au cadre de Marc, une relation de la passion où la responsabilité entière de la condamnation et de la mort du Christ était hardiment transportée de Pilate sur Hérode. Luc rejoint ensuite l'incident de Barabbas ; il paraphrase les données de Marc en multipliant les déclarations d'innocence, et en insistant sur ce que Pilate n'a livré Jésus à la mort que pour céder aux véhémentes supplications des Juifs. L'épisode coloré, naïf et invraisemblable, de Marc est comme éclipsé par une bienveillante homélie du procurateur.

L'évangéliste lui-même prend dans son récit le ton pathétique. Pour la relation du supplice, il a en commun avec Marc le portement de la croix par Simon de Cyrène 4@ le crucifiement des deux voleurs 5, le partage des vêtements 6, les moqueries des magistrats juifs 7, la présentation du vinaigre tournée en acte de dérision de la part des soldats 8, avec omission volontaire de la méprise au sujet d'Élie9, l'inscription de la croix10, les ténèbres et le miracle symbolique du voile déchiré 11, le cri d'admiration du centurion 12, avec atténuation de la formule; mais il a intercalé

1. XXIII, 1-3, 16-25 (Mc. xv, 1 b-15 ; MT. XXVII, 2, 11-18, 20-23, 26; cf. supr.

p. 103).

2. XXIII, 4-15.

3. Cf. WERNLE, 95.

4. xxiii, 26 (Mc. xv, 21 ; MT. XXVII, 32).

5. XXIII, 32-33 (Mc. xv, 27; MT. XXVII, 38).

6. XXIII, 34 b (Mc. xv, 24; MT. XXVII, 35).

7. xxiii, 35 (Mc. xv, 31-32; MT. XXVII, 41-42).

8. XXIII, 36-37 (Mc. 36 a; MT. XXVII, 48).

9. Mc. xv, 34-35, 36 b; MT. XXVII, 46-47, 49.

10. XXIII, 38 (Mc. XV, 26 ; MT. XXVII, 37).

il. XXIII, 44-45 (Mc. xv, 33, 38; MT. XXVII, 45, 51

12. XXIII, 47 (Mc. XV, 39; MT. XXVII, 54).

d'autres traits où son esprit et sa main se reconnaissent, à savoir l'allocution prophétique de Jésus aux femmes de Jérusalem sur le chemin du Calvaire1, la prière du Crucifié pour ses bourreaux2, les injures d'un des voleurs et la prière du bon larron, avec la réponse de Jésus 3, la prière d'abandon 4, substituée à la plainte du Sauveur expirant 3, le deuil des assistants après la mort du Christ 6. Ce dernier trait est développé dans l'Évangile de Pierre et pourrait provenir de la même source que la comparution devant Hérode.

N'ayant pas laissé fuir les disciples, Luc associe toutes les connaissances de Jésus aux femmes galiléennes dont il mentionne, d'après Marc, la présence sur le Calvaire 7, mais sans donner leurs noms, qu'il a signalés précédemment 8. La sépulture par Joseph d'Arimathée 9, la remarque des femmes et leurs intentions ICI, leur venue au sépulcre, le dimanche matin, et l'apparition angélique 11 sont autant de traits empruntés au second Évangile; mais, au moment où cette source va lui manquer, Luc s'en écarte en ouvrant une perspective toute différente de celle que Marc laisse entrevoir dans sa conclusion. Les deux anges qu'il amène au sépulcre annoncent la résurrection et parlent de la Galilée, mais ce n'est pas po ur y envoyer les disciples, c'est pour rappeler les prophéties que Jésus y a faites de sa passion 12. Les femmes sont supposées se souvenir de ces prédictions, et s'acquitter de leur message, qui trouve les disciples incrédules13

C'est en cet endroit que l'évangéliste nomme les femmes, en substituant Jeanne à Salomé, et en associant aux trois femmes désignées par leur nom tout un groupe anonyme14. Ces particularités peuvent avoir été

1. XXIII, 27-31.

2. XXIII, 34 a; cf. ACT. VII, 60.

3. XXIII, 39-43.

4. XXIII, 46.

"). Mc. xv, 34.

6. XXIU, 48.

7. XXIII, 49 (Mc. xv, 40: MT. XXVII, 55-56).

8. VIII, 2-3 ; supr. p. 149.

9. XXIII, 50-54 (Mc. XV, 42-46 ; MT. XXVII, 57-60).

10. XXIII, 55-56 (MC. xv, 47-XVI, 1; MT. XXVII, 61).

11. XXIV, 1-6 (MC. XVI, 2-7 ; MT. XXVIII, 1. 5-7).

12. XXIV, 6-7. « Jusque-là le récit de Marc transparaît chez Luc aussi bien que chez Matthieu ; désormais ils s'éloignent tout à fait l'un de l'autre et ne se laissent plus comparer, parce que le fond commun n'existe plus ; celui-ci cesse avec MC. XVI, 8 ; Luc, comme Matthieu, n'a rien trouvé de plus dans Marc. »

WÈLLHAUSEN, Le. 137 ; E. 57.

13. XXIV, 9-11 (cf. MC. XVI, 7-8 ; MT. XXVIII, 7-8).

14. Cf. VIII, 2-3, et MC. XV, 41 (MT. XXVII, 55).

suggérées par une source spéciale; mais la rédaction doit appartenir dans son ensemble à l'évangéliste.

Il faut sans doute en dire autant des apparitions de Jésus ressuscité, le récit dEmmaüs 1, où Luc paraît s'être complu, et la manifestation à tous les disciples 2, où le discours du Christ 3 porte principalement la marque du rédacteur ; d'autres détails peuvent provenir de récits antérieurs, e1 Luc, qui ignore délibérément les apparitions galiléennes, ne se sera pas fait faute d'employer ce qu'il en pouvait transposer dans les apparitions hiérosolymitaines. Mais la critique manque ici d'un sûr moyen de contrôle. Le dernier chapitre de Jean n'est lui même qu'un débris de la tradition galiléenne, et l'on a pu voir précédemment le parti assez inattendu que le rédacteur du troisième Évangile a tiré de la pêche miraculeuse 4.

Bien qu'il semble ici rapporter au jour même de la résurrection la séparation du Christ d'avec les siens, le discours du Sauveur et la conclusion du récit montrent que l'idée générale et le plan de cette fin d'histoire sont les mêmes qui se rencontrent au début des Actes 5 : les apôtres n'ont pas quitté Jérusalem; le Christ, leur apparaissant corporellement, leur a donné mission pour fonder l'Église; et cette mission a été inaugurée en effet, peu de temps après, par la venue de l'Esprit-Saint. Ce cadre systématique, qui ne vient pas de la tradition primitive de l'Évangile, et que Matthieu même ne soupçonne pas 6, pourrait appartenir en propre au rédacteur de Luc et des Actes.

L'autorité de Luc, en tant que source de l'histoire évangélique, est à peu près la même que celle de Matthieu. N'étant pas, de son propre aveu, un témoin original, mais un collecteur diligent de renseignements traditionnels, il n'a que la valeur des témoins qu'il représente. Il a d'ailleurs fait autre chose que recueillir les traditions et les documents. Ses procédés de mise en œuvre, la liberté de ses transpositions, de ses retouches, de ses additions, ne permettent pas de le considérer comme un historien au sens propre du mot, ce à quoi il ne prétend pas en réalité, mais comme un catéchiste bien instruit et pénétré de son sujet 7.

En ce qui regarde l'enseignement du Christ, il permet de contrôler et de compléter Matthieu, comme il peut être contrôlé sur beaucoup de points, et complété sur quelques autres par lui. En conservant un plus

1. XXIV, 13-35

2. XXIV, 36-53.

3. XXIV, 44-49.

4. Supr. p. 147.

5. ACT. 1, 1-14.

6. Cf. MT. XXVIII, 16-20.

7. Cf. I, 4, et le commentaire du prologue.

grand nombre de sentences à l'état dispersé, il a sans doute mieux gardé la distribution des anciens Logia, mais, pas plus que Matthieu, il ne s'est défendu d'y pratiquer des additions, des retranchements et des retouches plus ou moins considérables. On a pu voir que, dans certaines occasions, il abrège, dans d'autres il paraphrase, parfois il découpe, d'autres fois il assemble. En général il semble avoir moins respecté que Matthieu le texte de la source 1. Toutes les modifications introduites dans ce texte ne lui sont pas d'ailleurs imputables ; mais il est souvent malaisé de discerner, dans les éléments et combinaisons secondaires, ce qui appartient aux derniers rédacteurs des Evangiles de ce qui doit être attribué à des rédacteurs intermédiaires. L'adjonction des malédictions aux béatitudes 2, la dislocation du discours contre les pharisiens 3, les gloses de l'Économe infidèle4, de Lazare i", de la Veuve 6, des. Mines 7 sont caractéristiques de la manière de Luc ou de la tradition qu'il représente. Quand il combine les sentences primitives en discours suivi, il abrège volontiers et il devient facilement obscur 8. Les compilations de Matthieu sont bien plus simples d'arrangement et plus intelligibles. Pour venir en aide à ses lecteurs, Luc a souvent suppléé les introductions et les mises en scène que la source ne lui fournissait pas ; il les a ordinairement déduites du morceau qu'elles précèdent, et d'après le sens qu'il lui attribuait ou la leçon qu'il en voulait tirer. Ces introductions n'ont que la valeur de conjectures, et il en est qui sont très peu réussies : celle qui précède la parabole du Semeur 9 est maigre et insuffisante; celle du discours aux Soixante-douze 10, si l'on fait abstraction du symbole, ne s'accorde pas avec le contenu même de ce 8 discours ; l'idée de rattacher la leçon de la prière à une oraison du Sauveur11 est de médiocre invention; on peut en dire autant de la combinaison qui met le discours contre les pharisiens dans un repas pris chez l'un d'entre eux12, et de celle qui transforme en propos de table la parabole du Festin13. L'introduction à la parabole des Mines H, qui veut faire

1. Cf. VVERNLE, 81-91, 185.

2. VI, 24-26; supr. p. 147.

3. XI, 37-54; supr. p. 154.

4. XVI, 9-12. sup", p. 157.

5. XVI, 27-31 ; supr. p. 157.

[ 6. XVIII, 6-8; supr. p. 158.

7. XIX, 11, 14, 27; supr. p. 159.

[ 8. Voir notamment XVI, 16-18; supr. p. 157.

1 9. VIII, 4; supr. p. 149. - -

10. x, 1 ; supr. p. 152.

1 11. XI, 1 ; supr. p. 153.

1 12. XI, 37-38 (où Luc exploite Mc. VII, 1-5) ; supr. p. 154.

1 13. XIV, 1, 15; supr. p. 156.

! 14. xix, 11 ; supr. p. 159.

entendre que Jésus a lui-même prémuni ses disciples contre la croyance à la proximité de la parousie, est une erreur en histoire, et cette erreur n'est pas entièrement involontaire, l'évangéliste s'étant efforcé de combattre l'impression que suggère le récit de Marc, et que devait donner plus nettement encore la source du second Évangile, qu'il paraît avoir connue 1. Luc a créé lui-même un certain nombre de paroles ou de sentences détachées : la plainte du Christ sur la ville sainte 2, son allocution aux femmes de Jérusalem3, sa prière pour ses bourreaux 4, sa promesse au bon larron3, ses dernières paroles6, sont des traits fort touchants, et qui peuvent être conformes à l'esprit de Jésus, mais qui manquent de base traditionnelle. Les discours du Christ ressuscité 7 représentent les conceptions et l'apologétique de l'évangéliste. La part du développement rédactionnel dans certaines paraboles qui sont propres à Luc, le Riche et Lazare, surtout l'Enfant prodigue, est impossible à déterminer. On ne saurait pourtant les attribuer tout entières à l'évangéliste, attendu que le thème de Lazare a préexisté au complément allégorique dont il est maintenant pourvu, et que celui du Prodigue offre en lui-même toutes , les garanties d'authenticité.

Les modifications introduites dans les récits que Luc possède en commun avec Marc ou avec Matthieu, n'ont pas ordinairement pour but ni pour effet de les rendre plus conformes à la réalité historique. La mise en scène du baptême est plus artificielle et plus matérielle que dans Marc8; il en va de même, à l'égard de Matthieu, pour le tableau de la tentation, où les assauts du démon sont distribués de façon à tracer l'itinéraire de Jésus retournant du désert en Galilée par Jérusalem 9. Par l'anticipation de la prédication à Nazareth 10, ce n'est pas seulement l'enchaînement des récits de Marc qui est bouleversé, mais la suite naturelle et réelle des faits. La pêche miraculeuse est historiquement sans rapport avec la vocation des premiers disciples 11. La préoccupation du symbolisme, sensible dans certaines parties de Marc 12, l'est plus encore dans

1. Cf. supr. pp. 94, 1

2. Supr. p. 159, n. 7.

3. Supr. p. 163, n. 1.

4. Supr. p. 163, n. 2.

5. Supr. p. 163, n. 3.

6. Supr. p. 163, n. 4.

7. Supr. p. 164, n. 3.

8. Voir le commentaire de Le. ni, 21-22.

9. Voir le commentaire de Le. IV, 1-13.

10. Supr. p. 146.

11. Supr. P. 147.

12. Supr. pp. 91, 96.

Luc et supprime pour lui les incohérences qui résultent de transpositions telles que celle du voyage à Nazareth, et l'invraisemblance de récits tels que celui de la vocation des quatre pêcheurs qui deviennent apôtres avant d'avoir été disciples. L'intervention des amis du centurion dans l'histoire de la guérison du jeune homme que Luc dit être le serviteur de l'officier, et que la source donnait plutôt comme son fils, doit être aussi un trait purement symbolique 1. La démarche des parents de Jésus, qui viennent le réclamer, a perdu toute signification 2. Plus d'une indication géographique ou historique de Marc a été supprimée comme étant sans intérêt, par exemple, la désignation de l'endroit où eut lieu la confession de Pierre 3. Les traits du second Évangile qui tendent à donner une médiore opinion des apôtres sont éliminés ou détournés de leur sens. Le sentiment qui fait corriger ces traits n'est pas d'un historien plus scrupuleux que celui qui les avait produits, les apôtres n'ayant été ni les êtres obtus que dit Marc, ni les personnages de vitrail que montre Luc. La transposition géographique du miracle de Jéricho 4 prouve que l'intérêt didactique du symbolisme prime chez le rédacteur la fidélité aux sources traditionnelles.

Luc n'a pas vu pourquoi Marc faisait adresser à quatre disciples en particulier le grand discours apocalyptique, comme il n'a pas vu pourquoi Jésus était censé avoir recommandé aux apôtres de ne point divulguer le miracle de sa transfiguration avant que lui-même fût ressuscité des morts ; il fait donc tenir par le Sauveur devant le peuple un discours que Jésus n'a jamais prononcé ni en public ni en particulier. Dans les récits des derniers jours et de la passion, l'influence de la source de Marc a sauvé quelques éléments de tradition primitive 5; mais Luc ne suit pas cette source jusqu'au bout ; sa relation de la dernière cène, de la veillée de Gethsémani, du jugement de Jésus, est la meilleure qui soit dans les Évangiles, mais il a corrigé et complété, c'est-à-dire altéré, au point de vue de la vérité historique, les données de la source ancienne, en y mélangeant quelques éléments de Marc. La substitution de la perspective hiérosolymitaine à la perspective galiléenne dans les apparitions du Christ ressuscité ne s'autorise pas d'une tradition historique, mais d'un intérêt apologétique.

Si la découverte du tombeau vide, lé surlendemain de la passion, était déjà un expédient de controverse, l'apparition du Christ aux disciples d'Emmaüs et à tout le groupe de ses fidèles, le soir même de sa résurrection, est un autre moyen artificiel de démonstration. Bien que la substi-

1. Voir le commentaire de Le. vu, 2-10.

2. Voir le commentaire de Le. VIII, 19-21.

3. Mc. VIII, 27; de même Mc. IX, 30, 33 a.

4. Supr. p. 159.

5. Supr. pp. 160-162.

tution de Jérusalem à la Galilée comme théâtre des apparitions ait dû être commencée avant Luc, et qu'elle ait pu être effectuée dans quelqu'une de ses sources, le procédé par lequel l'évangéliste neutralise et supprime la tradition galiléenne, qu'il trouvait dans Marc, et plus clairement encore dans la source de Marc, n'en ressemble pas moins à un escamotage littéraire qui détruit la perspective réelle de l'histoire.

Parmi les récits qui sont propres à Luc, il en est peu qui n'aient chance d'être le fruit d'un développement légendaire, à moins qu'ils ne soient des fictions symboliques dont l'évangéliste a eu le premier l'idée. On pourrait mettre dans cette dernière catégorie le récit de la prédication à Nazareth et celui de la vocation des disciples1, quoique le point de départ en soit dans la tradition historique de l'Évangile. Le m iracle ck Naïn2 s'y rattache aussi, plutôt qu'à la première catégorie. En revanche, l'histoire de la pécheresse doit avoir eu sa place dans les récits primitifs et authentiques, à côté de la femme adultère 3. La précision de certaines données concernant les femmes galiléennes qui suivaient Jésus n'est pas une garantie infaillible de leur valeur historique : i] est à noter pourtant que ce n'est pas le récit du tombeau vide, dans le second Évangile, qui soutient ici Luc ; ce pourrait être, au contraire, la notice recueillie plus tard par Luc qui aurait suggéré à Marc le rôle des femmes dans la découverte de la résurrection4. La prolongation du voyage de Jésus allant de Galilée à Jérusalem est un artifice rédactionnel pour caser des matériaux qui n'auraient pas été aussi aisément lôgés ailleurs 5 ; en tant que ce voyage met le Christ en rapport avec les Samaritains,.il a une signification symbolique derrière laquelle pourrait bien n'avoir existé d'autre réalité que la parabole de Samaritain6. C'est pour le symbole qu'est rapportée l'anecdote des Samaritains inhospitaliers, et elle pourrait également n'être qu'un symbole 7. La mission des Soixante-douze n'est pas autre chose 8. Symbolique aussi est l'histoire de Marthe et de Marie ; mais le symbole pourrait être adapté à un souvenir réel 9. La femme qui célèbre la mère de Jésus paraît être une création de l'évangéliste10. Les deux guérisons sabbatiques intercalées dans la relation du

1. Supr. pp. 146-147.

2. Cf. supr. p. 148.

3. Cf. supr. p. 148.

4. Cf. supr. p. 149.

5. Cf. supr. p. 151.

6. Cf. supr. p. 152.

7. Cf. supr. p. 152.

8. Cf. supr. p. 152.

9. Cf. supr. p. 153.

10. Cf. supr. p. 153.

voyage de Judée sont très vagues comme récit, et de valeur historique incertaine; elles ont été recueillies ou arrangées pour le symbolisme La menace d'Hérode a chance d'être un écho de la tradition historique, mais la signification de l'incident est complètement perdue dans la rédaction de l'évangéliste 2. L'anecdote des dix lépreux 3 est un cas analogue aux deux histoires sabbatiques dont il vient d'être question, et l'on peut en dire autant de Zachée4, bien que le héros de l'histoire soit nommé. La comparution devant Hérode semble être dépourvue de toute réalité ; en soi, c'est une fiction parallèle à l'épisode de Barabbas ; mais quoi qu'en pensent plusieurs critiques, Luc ne semble pas avoir inventé l'une plus que l'autre3. Les récits de la résurrection matérialisent el transforment les données primitives, et même les légendes antérieures, à un point tel que l'historien n'en peut rien retenir comme matière de fait. Luc a voulu prouver la réalité physique de la résurrection el l'institution formelle du christianisme par le Christ lui-même.

Le caractère fictif des récits de l'enfance est moins apparent dans le troisième Évangile que dans le premier, parce que ces récits sont beaucoup mieux construits comme légende et ne ressemblent pas à un midrash sur les prophéties messianiques 6. Le merveilleux en est moins banal et moins enfantin. Ils tiennent plus de compte des vraisemblances historiques. Il paraît cependant impossible de leur reconnaître une plus grande valeur de fond. Les imitations de l'Ancien Testament sont flagrantes. L'annonciation et la naissance de Jean-Baptiste sont un produit de l'imagination légendaire, et les noms même de ses parents pourraient bien n'appartenir pas plus à l'histoire que le personnage de l'ange Gabriel. L'annonciation du Sauveur et sa naissance à Bethléem n'offrent pas plus de garanties. Le moyen presque mécanique dont le narrateur s'est servi pour faire naître le Christ dans la patrie de David se fonde sur un anachronisme des plus fâcheux, le recensement de Quirinius étant postérieur d'une dizaine d'années à la mort d'Hérode le Grand. Il est douteux que l'anecdote de Jésus à douze ans repose sur un souvenir authentique. Les deux premiers chapitres de Luc intéressent l'histoire des croyances chrétiennes, non l'histoire du Christ. Sa généalogie du Sauveur n'est pas plus à considérer que celle de Matthieu.

Mais l'incompatibilité des deux Evangiles sur les circonstances qui ont

1. Cf. supr. pp. 155-156.

2. Cf. supr. p. 156.

3. Cf. supr. p. 158.

4. Cf. supr. p. 159.

5. Cf. supr. p. 162.

6. Cf. supr. pp. 130-140,

entouré l'origine de Jésus montre que les communautés chrétiennes ont commencé par ignorer et ce que dit Matthieu et ce que dit Luc. Les données contradictoires sont des produits de l'activité légendaire, qui s'est exercée d'autant plus librement qu'elle n'était contrôlée d'abord par aucune tradition authentique. Comme les deux généalogies, les récits de Luc ont été conçus d'abord pour prouver la messianité de Jésus, par son origine davidique du côté de Joseph, aaronique du côté de Marie, en montrant la réalisation des prophéties dans les conditions de sa naissance.

L'idée de la conception virginale est venue plus tard : ainsi les récits de Matthieu doivent être postérieurs à la source de Luc, quoique la rédaction canonique de Luc soit probablement plus récènte que Matthieu.

On pourrait être tenté de voir dans la forme toute biblique des récits du troisième Évangile une marque de provenance palestinienne et judéo- chrétienne ; mais l'argument paraîtra moins fort si l'on considère que cette couleur locale a été cherchée. Il reste néanmoins plus probable que le premier rédacteur de cette légende, qui d'ailleurs écrivait en grec, était un juif de Palestine ou de Syrie, converti à la foi chrétienne une quarantaine d'années après la mort du Christ. Rien n'oblige à supposer qu'il ait écrit seulement la légende de l'enfance, car il a pu l'annexer d'abord à une transcription des discours du Seigneur, à une ébauche d'évangile complet qu'aura connue l'auteur des livres à Théophile.

La tradition chrétienne identifie cet auteur à Luc, disciple de Paul, le « très cher médecin n dont parle l'Épître aux Colossiens1, et plusieurs ont même voulu retrouver sa trace dans la seconde Épître aux Corinthiens 2. On a pu voir 3 qu'Irénée paraît le faire écrire après la mort de Paul, comme Marc après la mort de Pierre. Plus tard d'autres ont voulu qu'il eût écrit auparavant. Cette opinion a encore des partisans4, dont l'argument principal se tire du livre des Actes : comme l'auteur de ce livre s'arrête au séjour de Paul à Rome, et qu'il ne dit rien de sa mort, l'on suppose que l'Apôtre vivait encore quand les Actes furent composés ; et comme l'Evangile est antérieur aux Actes, à plus forte raison est-il antérieur à la mort de Paul. Mais le silence des Actes sur cet événement peut s'expliquer de diverses manières, et le troisième Évangile n'a pu voir le jour à une date qui est déjà trop reculée pour Marc ;¡.

1. COL. IV, 14. ci!J"itcXE.W,l Úp.:i; Aouxocç 6 îatpo; ô ÀYAÎUYITOÇ. Luc est encore men- tionné dans II TIM. IV, 11. A~ouzà; ÈTUV p.Óvo; JXET' èp-ou.

2. II COR. VIII, 18-19.

3. Supr. p. 48.

4. Voir, par exemple, BLASS, Ev. sec. Lucam, secundum formam quae videtur romanam, praef. x. Mais cette opinion a surtout la faveur des exégètes catholiques.

5. Cf. supr. p. 118.

Il est certain que le troisième Évangile et les Actes ont le même auteur, et que l'Évangile a été écrit d'abord 1. L'on peut, par conséquent, recueillir dans les deux livres les indications qu'ils peuvent contenir touchant la personne de l'écrivain et l'époque de son activité littéraire. A première vue, il semble que les Actes fournissent un argument précieux en faveur de l'attribution traditionnelle. Dans une bonne partie de ce livre 2, le récit se fait à la première personne du pluriel, comme par un témoin oculaire et un compagnon de l'Apôtre. La précision des renseignements ne laisse pas le moindre doute à cet égard. Il est vrai que le disciple narrateur ne se nomme pas; mais, d'après le récit même, complété par les Épîtres de Paul, on n'a pas le choix entre beaucoup de noms. Celui de Luc ne s'imposerait pas autrement, si la tradition ne devait avoir eu motif de le préférer à d'autres 3. Reste à savoir si les Actes sont une composition homogène, et si le « nous » n'appartiendrait pas à une source qui serait bien l'œuvre de Luc, introduite dans une compilation plus récente qui devrait être attribuée à un autre auteur. Le maintien du « nous » est parfaitement compatible avec cette hypothèse, soit qu'on l'impute à une sorte de paresse du rédacteur, qui n'aurait pas pris la peine de modifier en ce point la forme du récit qu'il exploitait, soit qu'on l'attribue à l'arrière-pensée d'un écrivain qui n'aurait pas été fâché de communiquer par ce moyen à l'ensemble de son œuvre l'apparence d'un témoignage tout à fait direct et autorisé, ou bien même qui aurait eu l'intention de faire passer cette œuvre sous le nom du personnage apostolique dont il possédait l'écrit original.

Or il paraît difficile d'admettre que l'auteur des Actes ait été lui-même un disciple de Paul : il se montre compilateur en des occasions où il devrait savoir ; lui qui parait si près de Paul pendant les dernières années de celui-ci, se montre presque étranger à sa pensée ; il néglige la théologie des Épîtres 4 ; en telle circonstance capitale dans la vie de l'Apôtre, notamment dans la relation de la querelle sur les observances légales, eL de l'arrangement pris à Jérusalem entre Paul et les apôtres galiléens, il donne un récit de convention qui correspond fort mal à ce qu'on lit dans l'Épître aux Galates 5, et qu'on n'imagine guère avoir pu être écrit

1. Cf. ACT. 1, 1-2.

2. Le « nous » apparaît d'abord dans ACT. XVJ, 10-17.

- -

3. Cf. JÜLICHER, Einleitung, 407.

4. On a même pu contester qu'il les ait connues. Cf. A. SABATIER, L'auteur du livre des Actes des Apôtres a-t-il connu et utilisé dans son récit les épîtres de saint Paul? (Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences religieuses, I, 205-229).

5. Cf. ACT. XV, et GAL. II, 1-4.

par un disciple et un compagnon assidu de Paul. L'auteur des Actes paraît moins bien informé qu'il ne devrait l'être sur les premiers temps de la prédication évangélique en Palestine, et il donne trop aisément dans la légende, tant en ce qui regarde les origines de la première communauté que la vie du Sauveur lui-même, pour qu'on puisse voir en lui un homme qui aurait été en relations avec les témoins oculaires de l'Évangile et de la première institution du christianisme. Ne serait-il pas inouï qu'un disciple immédiat des apôtres eût présenté comme a fait Luc les témoignages concernant la résurection? Les termes de médecine dont il se sert sont, après cela, une assez faible preuve 1 pour établir qu'il était médecin, et spécialement le médecin Luc, si aimé de Paul.

Les Actes ont été écrits sans doute vers la fin du Ier siècle, assez longtemps après la mort des apôtres galiléens et celle de Paul, avant que les Épîtres de l'Apôtre eussent acquis dans les communautés le rang d'Ecritures canoniques. Si le compilateur n'a pas raconté la mort de Paul, c'est qu'il se proposait peut-être d'écrire un troisième livre qui n'aura pas été composé, ou qu'il s'est abstenu délibérément de faire même allusion à cet événement, parce qu'il ne voulait point parler de la persécution de Néron. Cette réserve se comprend mieux peut-être avant qu'après la persécution de Domitien, et il semble d'ailleurs que l'auteur du quatrième Evangile a connu Luc et les Actes.

Il est évident que le troisième Évangile a derrière lui un développement considérable de la littérature à laquelle il se rattache. Non seulement le prologue en fait foi, mais la composition du livre l'atteste aussi clairement. Du prologue il résulte que la génération apostolique appartient déjà au passé, sans que l'on puisse dire si ce passé est encore tout proche ou déjà lointain; la façon dont le rédacteur s'exprime porterait plutôt à admettre un certain recul. Le prologue laisse entendre de même que les apôtres et les disciples immédiats du Christ n'ont pas écrit la relation de ce qu'ils avaient vu et entendu ; ce sont seulement leurs auditeurs, leurs convertis, les hommes de.la seconde ou de la troisième génération chrétienne, qui ont rédigé, d'après ce qu'ils avaient appris des témoins, et non sous leur dictée ou leur direction, des ébauches que le rédacteur juge incomplètes ou mal ordonnées. Lui-même, venant après eux, se range dans leur catégorie, mais il n'insinue en rien qu'il ait été à même d'interroger directement un auditeur du Christ ou l'un des premiers missionnaires, celui, par exemple, dont on le prétend disciple, Paul, l'apôtre des Gen-

1. Voir de longs développements sur cette question dans HOBART, The medi- cal language of saint Luke (1882; extraits dans ZAHN, E. II, 435-437), et dans HARNACK, Lukas, sapr. cil. p. 74. Cf. JULICHER, 408.

tils, Le prologue inviterait plutôt à placer la composition de l'Évangile entre 90 et 100 qu'entre 60 et 80 1.

D'autre part, l'analyse du livre y découvre une compilation analogue à celle de Matthieu, à peu près contemporaine dû premier Evangile, puisqu'elle n'en dépend pas, et que le rédacteur ne semble pas avoir connu d'ouvrage analogue au sien, c'est-à-dire contenant à la fois une histoire de Jésus depuis sa naissance, et le recueil complet de son enseignement.

Le troisième Évangile est postérieur au second, ce qui ne permet guère de lui attribuer une date antérieure à l'an 80; il suppose accomplie depuis quelque temps la ruine de Jérusalem ; il laisse deviner la préoccupation d'expliquer comment la parousie a pu ne pas se réaliser aussitôt après cet événement, et comment elle peut tarder encore 2 ; si l'on y a utilisé les écrits de Josèphe 3, il n'a pu être composé avant l'an 95. Le développement légendaire attesté par les récits de l'enfance, et la liberté avec laquelle sont traités ceux de la résurrection s'accommodent mieux d'une date relativement tardive.

L'auteur, qui n'a pas été disciple de Paul, n'est même pas, à vrai dire.

paulinien de tendance. Ainsi qu'on vient de l'observer à propos des Actes, il ne s'intéresse pas à la théologie particulière de saint Paul, et l'on dirait presque qu'il l'ignore ; il n'est pas préoccupé, comme le rédacteur du second Évangile 1, de défendre la personne et de faire prévaloir dans la tradition évangélique les idées du grand Apôtre ; en certains passages très caractéristiques, il néglige les additions pauliniennes de Marc pour s'en tenir aux données primitives 5. Que cette réserve tienne au temps écoulé, elle n'en manifeste pas moins l'indépendance relative du troisième Évangile à l'égard de Paul. Comme on l'a dit fort justement, l'auteur, quel qu'il soit, n'a retenu du paulinisme que ce que l'Église même en a retenu 6, à savoir l'universalité du salut et la plénitude du pardon. Mais, sur ce dernier point, Paul n'avait rien ajouté à l'Évangile de Jésus. En réalité, Luc n'est pas plus paulinien que Matthieu : il reflète comme lui, avec une nuance un peu différente, l'esprit d'un christianisme déjà organisé, où l'impression des discussions et des tiraillements de l'âge apostolique s'était fort atténuée, et où, la rupture avec le judaïsme étant définitivement consommée, les divergences primitives s'étaient fondues pour constituer une doctrine et une société nou-

1. Voir le commentaire de Le. I, 1-4.

2. Voir surtout le commentaire de Le. XIX, 11-27, et XXI, 20-24.

3. Cf. supr. p. 145, n. 8.

4. Cf. supr. pp. 116-117.

5. Notamment dans XXII, 24-27 ; cf. Mc. x, 42-45; MT. xx, 25-28.

6. JÜLICHER, 292.

velles qui n'étaient plus ni la croyance juive ni le judaïsme, mais quelque chose d'original, la foi au Christ et la religion de Jésus transplantées dans le monde païen, disons dans le genre humain.

Quel but l'évangéliste s'est proposé, il le dit lui-même dans son prologue : il voulait montrer la solidité de la foi chrétienne aux personnes qui étaient soucieuses de s'en instruire. Le troisième Évangile est un livre d'instruction religieuse, un catéchisme au sens le plus large que le mot puisse comporter. On ne voit pas qu'il polémise contre de faux docteurs du christianisme. Il paraît vouloir instruire les païens de bonne volonté à préférer la foi du Christ à celle des Juifs, qui l'ont rejeté; mais il emploie à cet effet des arguments qui étaient conçus pour la conversion des Juifs eux-mêmes, ou pour répondre à leurs difficultés. Ce devait être un chrétien de la gentilité, passablement versé dans les Ecritures, qu'il lisait dans le grec. Il est peu probable qu'il ait écrit en Syrie ; il peut être téméraire de le faire vivre à Rome, nonobstant l'avis de Renan 1.

Peut-être appartenait-il à l'une des communautés de la Grèce, fondée par Paul, et qui avait recueilli l'héritage littéraire de Luc. S'il a voulu se faire passer pour le disciple de l'Apôtre, la dédicace à Théophile pourrait n'être qu'un moyen artificiel d'exprimer ses intentions en se conformant aux habitudes littéraires du temps.

1. Supr. p. 70.

CHAPITRE VI

LE CARACTÈRE ET LE DEVELOPPEMENT DE LA TRADITION ÉVANGÉLIQUE

L'Evangile de Jésus n'était pas un livre, mais l'annonce du salut, du prochain avènement de ce règne divin qu'Israël attendait. Jésus ne prêchait pas pour laisser à la postérité un document de sa doctrine, mais pour attirer les âmes à l'espérance dont il était lui-même embrasé. Les apôtres qu'il avait recrutés ne se souciaient pas davantage d'amasser des souvenirs pour l'histoire. Maître et disciples, absorbés dans leur œuvre, persuadés que le royaume céleste allait être immédiatement réalisé, ne songeaient pas à fonder leur religion sur un livre, ni même à fonder une religion. L'Evangile continuant à être prêché sans que l'avènement glorieux du Christ et du royaume se produisit, le christianisme naquit. On eut le temps, et l'on eut besoin de se souvenir de ce que Jésus avait dit et de ce qu'il avait fait; mais on s'en souvint, s'il est permis de s exprimer ainsi, dans la mesure et dans la forme que réclamait l'intérêt de l'œuvre évangélique, devenue bientôt, par la force des choses, l'édification de l'Eglise chrétienne. Pour prêcher l'Évangile après Jésus, on dut répéter ce que Jésus avait enseigné, raconter Jésus lui-même, son ministère, sa mort et sa résurrection ; mais on ne pouvait pas se borner à raconter, il fallait prouver le Christ et interpréter le royaume ; la tradition apostolique ne pouvait pas vivre que de souvenirs ; ce fut une élaboration constante et progressive des impressions reçues et des souvenirs gardés.

Avec le temps, pour l'avantage et l'on peut dire le besoin de la propagande chrétienne, cette élaboration se cristallisa dans des écrits qui étaient des instruments d'apostolat. La tradition évangélique est la pré- dication chrétienne des premiers temps, et l'histoire de la littérature évangélique n'est pas, à proprement parler, une histoire littéraire, la simple évolution d'un travail et d'un mouvement intellectuels, mais elle n'est qu'une face de l'activité missionnaire du christianisme naissant. La considérer en elle-même, abstraction faite de cette activité, serait déjà la méconnaître et s'empêcher d'en entendre la signification, d'en saisir le caractère.

Ce que les apôtres commencèrent à prêcher, ce n'était pas l'histoire du Christ, ce n'était pas davantage un thème d'enseignement fixé par lui, ni l'annonce du royaume céleste telle que Jésus lui-même l'avait for-

mulée jusqu'à son dernier jour 1. La mort inattendue, ignominieuse, terrifiante, du prédicateur avait dérangé l'équilibre de la foi ; et quand cette foi retrouva une assiette ferme dans la croyance à la résurrection, elle avait fait déjà un grand pas en dehors des limites où s'était enfermée la prédication de Jésus. Maintenant, pour se répandre, cette foi n'avait pas à traiter immédiatement du royaume, mais du Christ, dont il fallait que la manifestation parût acquise, bien qu'elle fût retardée. Au lieu de croire d'abord au royaume, qui ne venait pas, il fallait croire au Christ, qui était venu. Démontrer aux Juifs que Jésus, bien que mort sur la croix, ne laissait pas d'être le Christ, telle était la tâche qui s'imposait à ses disciples. Pour la remplir, il ne leur suffisait pas de se rappeler, ils avaient besoin de trouver des arguments à l'appui de leur foi.

Ils en trouvèrent. Si la pensée de Paul tourne en quelque sorte autour de la passion et de la résurrection pour en faire la base de la théologie chrétienne, c'est que ce point formait déjà le centre de la prédication apostolique. Pour les apôtres galiléens, aux premiers jours de leur ministère, il ne s'agissait pas encore de construire sur ce thème une théorie de la rédemption ; mais il fallait montrer comment la mort et la résurrection de Jésus, que l'on disait Christ, rentraient dans l'économie des desseins providentiels sur le Messie et le salut du monde. L'argument des Ecritures était l'unique ressource, et l'on ne pouvait s'en passer. Une importance particulière ne s'attacha pas d'abord aux souffrances de la passion, et l'on semble, pour commencer, avoir moins envisagé la mort en ellemême que comme condition préliminaire, indispensable et prédite, de la résurrection. Quant à celle-ci, il est très remarquable qu'on ait été moins préoccupé de la démontrer comme fait humainement inexplicable, comme le miracle des miracles, à la façon des apologistes modernes, que comme une volonté indîscutable de Dieu sur son Christ. On prêcha la résurrection de Jésus, on allégua les apparitions du Sauveur ressuscité ; mais, autant qu'il est permis d'en juger, ceux-là mêmes qui en avaient été favorisés n'insistaient pas sur leurs expériences indépendamment de la nécessité providentielle qui résultait du témoignage scripturaire. Il est de toute invraisemblance que les textes de l'Ancien Testament aient suggéré aux disciples de Jésus la résurrection de. leur Maître ; mais ce qui paraît certain, c'est que cette idée, aussitôt que née, chercha son appui, sa défense, sa preuve, dans les Écritures, et qu'elle les y trouva.

« Le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures », dit Paul2; « il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour selon les Ecri- tures ». Les textes sont tels que leur application au sort de Jésus ne

1. Cf. Me. xiv, 25, et parallèles.

2. I COR. XV, 3-4.

pouvait être effectuée que par la foi, qui seule pouvait la trouver évidente, et conséquemmeut aussi nécessaire que légitime.

Toutefois le thème de la résurrection ne prêtait pas à de longs développements, et la tradition a tiré assez peu de choses des textes. On n'y trouva que des assertions vagues, non des traits faciles à accorder avec les souvenirs primitifs, et propres à les compléter. Mais ce résultat tient peut-être autant à l'imprécision des souvenirs qu'à l'insuffisance des prophéties anciennes. La circonstance du troisième jour, la seule que Paul allègue pour déterminer le fait, ne provient sans doute pas de la Bible, mais de l'idée populaire d'après laquelle le corps et l'âme du défunt étaient définitivement séparés l'un de l'autre au bout de trois jours 1.

Après ce temps, la résurrection aurait été inconcevable ; plus tôt, c'est la mort qui aurait pu sembler douteuse. La foi à la résurrection ne prit consistance qu'un certain temps après la mort de Jésus, et il est probable que pas un de ses disciples n'en avait encore seulement l'idée trois jours après la passion; mais il est aisé de concevoir que le premier besoin de la croyance au Ressuscité fut de préciser le temps où Jésus avait cessé d'être mort pour devenir immortel. Le chiffre de trois jours s'imposa ; mais la tradition paraît avoir hésité quelque temps sur le mode d'application. Était-ce « après trois jours 2 de mort », ou bien « le troisième jour 3 » après sa mort, que Jésus était revenu à la vie ? Selon la première hypothèse, l'aventure de Jonas dans le gros poisson pouvait être présentée comme un exemple typologiquement prophétique de ce que Dieu voulait faire pour le Christ4. Dans le second cas, un passage d'Osée 3 offrait une base à l'argumentation. La détermination du dimanche, surlendemain de.la mort, comme jour de la résurrection, ne paraît pas avoir son origine dans un souvenir traditionnel ni dans l'influence d'un texte biblique, mais dans l'usage, qui, de très bonne heure, fit du premier jour de la semaine le jour de la réunion chrétienne et le jour du Christ.

L'usage lui-même ne résulte peut-être pas seulement de ce que les premiers fidèles de l'Évangile ont été amenés à prendre pour leurs assemblées le premier jour libre après le sabbat, mais de ce que le jour du soleil devint comme naturellement le jour du Sauveur chez les chrétiens arrivés du paganisme 6. Ainsi se comprendrait l'anomalie singulière de

1. Le recours au chiffre apocalyptique 3 1/2, proposé par GUNKEL, Zurn religionsgeschichtlichen Verständnis des N. T. 79-82, ne paraît pas justifié.

2. Mc. VIII, 31 ; IX, 31; x, 34.

3. 1 COR. XV, 4; MT. XVI, 21; XVII, 23; XX, 19; Lc. IX, 22: XVlII, 33.

4. MT. XII. 40 (JON. II. 1-2^.

5. VI, 2.

- 6. Cf. GUNKEL, 73-76.

récits qui montrent Jésus ressuscitant le second jour après sa mort, e où l'on veut voir l'accomplissement de prophéties qui mettent la résur rection au bout de trois jours.

L'économie actuelle de ces récits a été arrêtée lorsque l'argument de prophéties avait pris une consistance qui ne permettait pas de le corri- ger autrement que par voie d'interprétation. Un changement aurait ét< d'autant plus difficile que, dans l'intervalle, on avait senti le besoin de transformer en prédictions expresses et détaillées les pressentiments que Jésus, au terme de sa carrière, avait pu émettre sur son avenir. Lui-même était censé avoir déclaré ouvertement et itérativement à ses disciples que selon la volonté de Dieu manifestée par les prophéties anciennes, h Christ devait subir la mort et ressusciter « après trois jours », ou « lE troisième jour » 1. La circonstance du temps est toujours là pour donner corps au fait, objet de la foi; mais les prédictions de Jésus ne vont pa au delà, elles ne s'étendent pas, et pour les mêmes causes que l'argu- ment tiré des prophéties anciennes, aux autres circonstances de la résurrection considérée comme un événement de l'histoire. S'il en va tout autrement avec l'annonce de la passion, c'est que les souffrances et la mort de Jésus, qui appartiennent à l'ordre de l'expérience historique, fournissaient à l'élaboration apologétique et traditionnelle une base plus solide. Il est vrai que l'on s'enhardit plus tard à formuler des récits de la résurrection tout aussi précis, mais bien moins concordants, que ceux de la passion. On ne l'osa pas du premier coup, et le rédacteur du second Évangile, qui a dû trouver toutes faites les prédictions de résurrection « après trois jours », se borne à décrire la découverte du tombeau vide en preuve de la résurrection acomplie le second jour après la passion 2.

Cette preuve de fait n'a pas été suggérée par l'Ancien Testament, mais par le besoin de l'apologétique. Elle paraît avoir été conçue d'après les vraisemblances, par des esprits peu exigeants à cet égard. Mais on ne pouvait s'en tenir à cet argument négatif, et l'on devait nécessairement en venir au développement de l'argument positif, à la mise en œuvre du témoignage apostolique concernant les apparitions du Ressuscité. Cette preuve directe avait été dès l'abord ébauchée dans la prédication chrétienne, et peut-être même est-elle, sous cette forme primitive, antérieure à l'argument négatif dans la tradition écrite de l'Évangile, car le récit de la pêche miraculeuse paraît avoir été conçue comme première apparition du Christ ressuscité, indépendamment de la découverte du tombeau vide 3.

La combinaison de la preuve négative et de la preuve positive se fait

1. Supr. p.177, n. 2 et 3.

2. Cf. supr. p. 105.

3. Voir le commentaire de Le. v, 1-11, et QÉ. 925-937.

dans les évangiles postérieurs à Marc, et de telle sorte que la preuve positive devient aussi matérielle, à sa façon, que la négative. Cette tendance est surtout accentuée dans le troisième Évangile ; car Matthieu, qui amplifie le merveilleux dans la découverte du sépulcre vide, est relativement sobre en ce qui regarde les apparitions ; on peut même dire qu'il insiste beaucoup plus sur la vie immortelle du Christ dans l'Église que sur la démonstration physique de la résurrection H.

Luc, au contraire, qui utilise des éléments symboliques de très haute valeur, par exemple l'histoire dés disciples d'Emmaüs, et qui laisse entrevoir la place considérable que tenaient les prophéties dans la controverse avec les Juifs, n'hésite pas à faire démontrer par le Christ luimême la matérialité de la résurrection : Jésus fait sentir aux disciples qu'il a chair et os, et il mange devant eux; il les fait ensuite assister à son enlèvement au ciel 2. De telles choses n'ont pu être écrites que quand .les témoins oculaires de l'Evangile avaient à peu près tous disparu, quand on pouvait prendre toutes les libertés avec les souvenirs traditionnels, et qu'on ne courait plus risque de provoquer la contradiction des autorités les plus respectables en supprimant la Galilée comme théâtre des premières apparitions du Christ et berceau de la foi apostolique. On peut en dire autant de ce que Matthieu raconte touchant la garde du tombeau et les calomnies des Juifs sur le fait de la résurrection3 ; et la même remarque sans doute a lieu de s'appliquer déjà aux récits de Marc touchant la sépulture de Jésus et la découverte du tombeau vide4.

Les souvenirs concernant les dernières heures et même les derniers jours de Jésus portaient sur un petit nombre de circonstances et de faits. Aucun disciple n'avait souci de recueillir pour la postérité ce qui se passait. A partir de l'arrestation du Sauveur, tous sont dispersés ; Pierre, après le reniement, disparaît; les autres apôtres se cachent en attendant qu'ils reprennent le chemin de la Galilée, si toutefois ils ne l'ont déjà pris. Ils ne pourront oublier le dernier repas où Jésus leur a donné rendez-vous pour le festin du royaume céleste, ni la veillée de prière au jardin des Oliviers, l'arrivée inopinée du traître avec la troupe armée, leur propre fuite; Pierre connaît sa mésaventure. De la suite les disciples n'ont jamais su que ce que tout le monde à Jérusalem pouvait savoir : au lever du jour, Jésus avait été conduit au tribunal de Pilate, dénoncé par les prêtres comme faux Messie, condamné en cette qualité.,

1. Voir le commentaire de MT. XXVIII, 16-20.

2. Lc. XXIV, 38-42, 50-51 (ACT. I, 9).

3. Voir supr. p. 135, et le commentaire de MT. XXVII, 62-66; XXYIIJr 11-15.

4. Voir supr. p. 104, et le commentaire de Mc. xv, 40-XVI, 8.

après avoir avoué lui-même qu'il était le Christ, crucifié ensuite au lie dit Golgotha, avec deux criminels, et il était mort avant le soir. Telle sont les simples données rattachées au plus brutal des événements, 01 il a fallu reconnaître le plus profond dessein de la Providence, un action digne du Christ, et une recommandation pour la société religieus qui se réclamait de lui.

Il est naturel que l'effort de l'apologétique primitive se soit porté su l'explication de la mort : il fallait montrer que la mort était dan les desseins de Dieu, et qu'elle n'avait pas été pour le Christ lui-mêm la ruine d'une grande illusion. Tout avait été prédit : la fuite des dis ciples après l'arrestation de leur Maître 1, le breuvage offert au suppli cié 2, le partage de ses vêtements :i, les injures des assistants L psaume xxn tout entier n'était-il pas une prophétie messianique, et ni racontait-il pas d'avance la passion de Jésus? C'était, croyait-on, uni prière que David avait composée en esprit pour le Christ, et l'on n'hé sita point à en mettre le premier verset dans sa bouche 5. On voulut qui Jésus lui-même eût eu conscience d'accomplir les prophéties, et qu'il eû marqué d'avance les péripéties du drame sanglant dont il fut la victime C'est ainsi que, dès la Galilée, il annonce sa mort en énumérant les trait!

principaux de sa passion prochaine, et que des prédictions plus spéciale: se multiplient dans les dernières heures de son existence terrestre l'onction de Béthanie lui devient une image prophétique de sa mori imminente 6 ; il sait comment on trouvera une chambre pour le repas d< la Pâque 7; il déclare la trahison de Judas avant qu'elle apparaisse 8; i décrit par anticipation la fuite des disciples 9, le reniement de Pierre ,0 ses propres apparitions en Galilée 14.

Mais l'adaptation des prophéties n'a pas seule contribué à l'amplification des souvenirs primitifs, et l'on ne s'est pas contenté, pour rehausser le Christ, de lui faire prévoir, dans le détail, et l'avenir du monde et son destin personnel. Une élaboration légendaire, inspirée par la foi ou pai l'intérêt apologétique du côté des païens, s'est accomplie parallèlemenl

1. Mc. XIV, 27 (ZACH. XIII, 7).

2. Mc. XV, 22, 36 (Ps. LXIX, 22).

3. Mc. xv, 24 (Ps. XXII. 19; cf. JN. XIX, 24).

4. Mc. xv, 29-32; MT. XXVII, 39-43 (Ps. XXII, 8-9; CIX, 25).

5. Mc. xv, 34 (Ps. XXII, 2).

6. Mc. XIV, 3-9. Voir supr. p. 99, et le commentaire.

7. Mc. XIV, 12-16.

8. Mc. XIV, 18.

9. Mc. XIV, 27.

10. Mc. XIV, 29-31.

11. Mc. XIV, 28.

ou conjointement à l'application de ce moyen principal; à quoi il faut ajouter l'influence de la théologie naissante et les premiers essais de christologie. Ce dernier facteur apparaît très sensiblement dans le récit de la dernière cène, où les paroles symboliques : « Ceci est mon corps », « Ceci est mon sang », ont été introduites, d'après saint Paul, pour autoriser l'institution eucharistique et y montrer le signe permanent de la rédemption opérée par la mort de Jésus L'influence du paulinisme se manifeste sous une autre forme dans ce que Marc raconte de l'inintelligence des anciens disciples, et spécialement des trois principaux apôtres : il ne s'agit plus ici d'interprétation théologique, mais d'apologétique paulinienne, la doctrine et surtout le rôle de Paul étant indirectement défendus par la critique des disciples galiléens.

Mais c'est surtout la fin de Jésus qui avait besoin d'être protégée contre les critiques des incroyants. La dignité du Christ est sauvée, dans le récit de Gethsémani, par un acte formel de résignation à la volonté du Père 2 ; dans le récit de l'arrestation, par un discours qui souligne le droit de la Providence et la liberté de celui qu'Elle a voulu livrer à la méchanceté de quelques-uns pour le salut de tous 3; dans la mort même, par les ténèbres qui environnent l'agonie et le dernier soupir, par la rupture du voile sacré dans le temple de Dieu, par l'aveu du centurion qui a entendu le dernier cri du Sauveur 1. La condamnation de Jésus par l'autorité romaine devenait un gros embarras pour traiter avec les païens, surtout quand les communautés organisées à J'écart du judaïsme ne purent plus être ignorées par l'administration impériale. De là vinrent les additions notables que reçut la tradition relative au procès : le jugement par Caïphe ¡;, qui transportait de Pilate au grand-prêtre la responsabilité de la sentence, et faisait du procès une affaire purement juive, une injustice imputable aux seuls concitoyens du Sauveur ; et l'histoire de Barabbas 1, qui faisait de Pilate le premier témoin de cette injustice, le premier garant de l'innocence de celui qu'il avait essayé inutilement d'arracher à la haine de ses accusateurs. Il est permis de se demander si cette apologie ne répond pas à l'attitude prise par les pouvoirs publics depuis la per- sécution de Néron. Quoi qu'il en soit, on imagine malaisément qu'elle ait pu se produire avant que Caïphe, Pilate, les apôtres eussent quitté la scène de l'histoire.

1. Voir supr. p. 100, et le commentaire.

2. Mc. XIV, 36; supr. p. 101.

3. Mc. XIV, 48-49; supr. p. 101.

4. Mc. xv, 33, 38-39 ; supr. p. 103.

5. Mc. XIV, 53 b, 55-65; supr. p. 102.

6. Mc. xv, 6-15a ; supr. p. 103.

Les évangiles plus récents accusent le développement du travail légendaire : Matthieu et Luc accentuent, chacun à sa façon, la liberté souveraine du Christ en face de la troupe qui est venue le prendre à Gethsémani 1. Les trente deniers de Judas, son suicide, « le champ du sang 2 », procèdent de l'imagination populaire et de l'éxégèse fantaisiste, l'une réagissant sur l'autre. La femme de Pilate, comme son mari, vient rendre témoignage à l'innocence du Sauveur 3 : Matthieu, qui a prêté tant de songes révélateurs à Joseph, dans les récits de la naissance, en trouve un pour la femme du procurateur dans l'histoire de la passion. L'Écriture lui fait mêler le fiel au vin que l'on présente à Jésus sur le Calvaire 1 ; il ajoute de son chef au tremblement de terre l'ouverture des tombeaux et la résurrections des morts 5. Luc est légendaire dans sa description de l'agonie à Gethsémani 6, dans la guérison de l'oreille coupée au moment de l'arrestation7, dans la participation d'Hérode au procès du Christ8. En ce dernier cas, il est de plus apologiste, et il réussit tant bien que mal, en exploitant un récit qui substituait Hérode à Pilate comme juge du Christ, à transformer Antipas lui-même en témoin de l'innocence de Jésus. L'allocution aux femmes de Jérusalem, la prière du Christ pour ses bourreaux, l'échange de propos avec le bon larron, l'acte d'abandon suprême au Père céleste 9 sont des traits d'édification où l'on a voulu représenter la grandeur et la bonté vraiment divines du Sauveur. Dans tous ces développements, ce n'est plus seulement la foi qui domine le souci de l'exactitude historique : il en a été ainsi dès le commencement; c'est la dévotion, née de la foi, qui se satisfait dans les peintures qui lui semblent les plus dignes de son objet.

Mais il ne suffisait pas que la mort de Jésus eût été telle qu'il convenait au Christ, il fallait également que son ministère, tant dans les actes que dans l'enseignement, répondît à la dignité messianique ; il fallait aussi que ses origines fussent telles que le voulait la tradition interprétative des anciennes prophéties.

Il ne paraît pas douteux que Jésus ait fait, pendant le temps de sa prédication, un certain nombre de cures merveilleuses. On doit remarquer cependant que les récits évangéliques, nonobstant le développement

1. MT. XXVI, 52-56a; supr. p. 134; Lc. XXII, 51-53; supr. p. 161.

2. MT. XXVI, ISA; XXVII, 3-10; supr. p. 134.

3. MT. XXVII, 19; supr. p. 134.

4. MT. XXVII, 34; supr. p. 135.

5. MT. XXVII, 51b-53; supr. p. 135.

6. Lc. XXII, 43-44; supr. p. 161.

7. Supr. n. 1.

8. Le. XXIII, 5-16; supr. p. 162.

9. Le. XXIII, 27-31, 34 a, 40-43, 46; supr. p. 163.

légendaire qu'on y discerne sans difficulté, sont relativement sobres sur cette matière. Les miracles sont peu. nombreux ; il est vrai qu'on en signale en bloc un grand nombre qu'on ne raconte pas ; mais il est évident que les cas extraordinaires, qui avaient frappé l'esprit des disciples, étaient faciles à compter. L'éditeur du quatrième Evangile 1 a eu le sentiment de cette indigence, que l'auteur lui-même atteste à sa façon par l'effort qu'il a fait pour adapter à son but d'enseignement la tradition synoptique. Jésus avait dû accomplir beaucoup de guérisons, mais sans que lui-même, ses disciples et ses ennemis y attachassent grande importance. L'exorcisme, la guérison par la prière et par la foi étaienl des pratiques courantes dans ce temps et dans ce milieu. Ce qui semble avoir produit le plus de sensation est l'influence étonnante que Jésus exerçait sur une catégorie de malades que l'on considérait comme spécialement possédés par les démons. La réalité de ces cures est attestée par le fait que les adversaires de Jésus ont été obligés d'en chercher une explication.

Les récits particuliers qui nous ont été transmis ne sont aucunement des procès-verbaux authentiques de ce qui advint en telle ou telle occasion. Ils ont été transposés, corrigés, amplifiés selon le goût des évangélistes, l'intérêt de l'édification, les besoins de l'apologétique. Jésus a guéri beaucoup de démoniaques ; mais les évangélistes, et Marc le premier, ont exploité ces guérisons en témoignage direct de sa messianité : ce sont les démons qui ont reconnu d'abord le Fils de Dieu sur la terre 2. Cette façon de tourner les miracles en preuve existe tout autant pour les autres genres de guérisons, bien qu'elle ait été moins remarquée 3. L'histoire du paralytique semble avoir été racontée d'abord comme un miracle de la foi ; elle devient un argument messianique, et dans la bouche de Jésus lui-même, par la revendication pour le Fils de l'homme, c'est-à-dire pour Jésus déclaré Christ, du pouvoir de remettre les péchés 4.

Toutefois les récits miraculeux ne sont pas une simple preuve. Ceux qui les racontent y voient une leçon ; ils les entendent et les interprètent comme des allégories en action, comme des réalités symboliques. Le point de départ de quelques-uns semble même avoir été une métaphore ou une parabole, un sentiment de la foi, transformés en symbole matériel. Il peut y avoir un incident réel derrière le récit de la tempête apaisée J, mais il n'y en a probablement pas derrière l'histoire de Jésus marchant sur la mer 6. Les deux récits de la multiplication des pains sont

L Cf. JN. XXI, 25.

2. Mc. 1, 34; III, 11; supr. p. 107.

3. Voir le commentaire de MT. XI. 2-6 (Le. VII. 18-23).

4. Me. II, 5-10; supr. p. 87.

5. Voir le commentaire de Me. IV, 35-41, et parallèles.

6. Voir le commentaire de Me. VI, 45-52, et parallèles.

une instruction symbolique dont le thème a été fourni par l'Ancien Testament 4 ; il est peu croyable que l'un ou l'autre de ces récits ait jamais trouvé place dans la prédication d'un apôtre, bien qu'ils aient pu être mis en circulation avant la mort de Pierre et des principaux disciples.

L'histoire de la Cananéenne et celle du Centurion 3 sont parallèles : ce n'est pas à dire que l'une des deux soit dépourvue de fondement historique, mais toutes les deux visent la situation du Christ à l'égard des Gentils, et dans les deux, surtout dans celle du Centurion, l'interprétation allégorique a réagi sur la constitution du récit. Celui de la Cananéenne a existé d'abord sans l'application symbolique ; on ne voit pas qu'il en ait été ainsi de l'autre. Le récit de la transfiguration, quelle que soit son origine, est maintenant tout symbolique, tout imprégné de messianisme ; il procède de la tradition apocalyptique et résume l'apologie du christianisme primitif devant les Juifs 3. S'il a son origine dans une vision du Ressuscité, il a été exploité-pour l'élaboration messianique de l'Évangile, et, dans sa forme traditionnelle, il n'a pas été recueilli de la bouche des apôtres qui y ont part. Le miracle du figuier desséché met en action une parabole allégoriquement interprétée Allégorie et récit font voir en Jésus le Messie visitant le peuple de Dieu.

Ainsi les miracles sont à la fois un argument de puissance et une révélation messianique. Les plus caractérisés comme miracles, la guérison du lépreux, la résurrection de la fille de Jaïr, que Jésus lui-même n'entendait pas présenter comme une véritable résurrection 3, la guérison du sourd-muet, celle de l'aveugle de Bethsaïde et celle de l'aveugle de Jéricho, acquièrent une signification symbolique qui leur permet d'entrer dans le cadre où les évangélistes ont voulu peindre le Fils de Dieu en son œuvre messianique. Messie en acte, Jésus ne l'était devenu que par sa résurrection, et rien n'est plus facile à entendre que le récit de la transfiguration, si l'on suppose qu'il a été conçu d'abord comme la révélation, faite aux principaux apôtres, de l'exaltation de Jésus dans la gloire qui correspondait à sa vocation. Mais il était tout naturel qu 'on anticipât cette gloire dans la carrière terrestre du Sauveur, que l'on voulût démontrer le Christ par sa vie, et non seulement par les conséquences merveilleuses de sa mort. La piété chrétienne aurait accompli spontanément ce travail, quand même elle n'y aurait pas été sollicitée par un intérêt de prosély-

1. Voir le commentaire de Me. VI, 32-44; VIII, 1-9, et parallèles.

2. Mc. vu, 24-30 (MT. xv, 21-28), et MT. VIII, 5-13 (Le. VII, 1-10); supr. p. 130.

3. Voir supr. p. 92, et le commentaire de Me. IX, 2-13.

4. Voir supr. p. 9 î, et le commentaire de Me. XI, 12-14, :.w-;,> (MT. XXI, is22).

5. voir le commentaire de Mc. v, 22--13.

tisme. C'est ainsi que les souvenirs primitifs s'idéalisèrent, prirent une couleur messianique, se complétèrent, s'élargirent en symboles de doctrine, de puissance et de divinité.

Dès que la manifestation messianique de Jésus était anticipée dans son ministère, il était indispensable qu'on en marquât le début, et il importait que ce début fût significatif. Par là s'expliquent la mise en scène du baptême et l'interprétation chrétienne des rapports que Jésus avait eus avec Jean 1. Celui-ci prêchait le baptême de repentance en vue du royaume qui allait arriver. Jésus vint, comme beaucoup d'autres, se faire baptiser dans le Jourdain ; sans doute il était déjà préoccupé lui-même du jugement prochain et du règne de Dieu ; quand Jean eut été emprisonné.

Jésus, à son tour, annonça le prochain avènement du royaume céleste : mais Jean n'avait pas soupçonné qu'il baptisait « celui qui devait venir 2 », el il n'eut pas conscience d'avoir été le précurseur du jeune pèlerin de Nazareth. La tradition primitive avait le sens très net de la relation qui avait existé entre le Baptiste et le Christ : Jean avait marqué la fin de l'ancienne économie du salut ; il n'était pas entré dans la nouvelle 3. Mais la démarche de Jésus restait acquise et devenait plutôt un embarras pour lu foi grandissante, si on n'en relevait la signification. Il fut admis que le baptême de Jésus par Jean avait été vraiment le baptême du Christ, sa consécration messianique par la descente de l'Esprit divin, qui s'était dès lors emparé de lui. Par une adaptation facile de ce que le Baptiste avait réellement enseigné, on lui fit annoncer le Messie au lieu du royaume, ce qui faisait de lui le précurseur du Christ, et l'on supposa bientôt qu'il avait vu l'Esprit descendre sur Jésus, ou bien même qu'il n'ignorait pas sa qualité de Messie avant de le baptiser, et que la démarche du Sauveur était pour l'édification commune En tous cas, Jean avait rempli à l'égard de Jésus le rôle que la tradition prêtait à Élie, et que Jésus lui-même avait formellement reconnu au Baptiste à l'égard du royaume 3.

L'anticipation du sacre messianique entraîna celle de la tentation du Christ. Il était admis que le Messie devait lutter contre Satan et le vaincre. L'Apocalypse johannique contient la description de ce combat et de ce triomphe. La carrière de Jésus n'avait présenté que des épreuves morales, et il fut reconnu d'abord que la bataille suprême d'où il était sorti

1. Voir le commentaire de Me. I, 1-13, et parallèles.

2. MT. XI, 3.

3. Cf. MT. XI, 11-13; Le. VII, 28; XVI, 16.

4. Cf. Le. III, 21-22 (JN. 1, 29-34); MT. III, 14-15. Voir, dans le commentaire, le fragment de l'Evangile des Hébreux sur l'imneccabilité du Christ.

5. Mc. IX, 13 (MT. XVII, 12-13); cf. MT. XI, 14, elle commentaire.

victorieux était la mort 4. Mais, si on le considérait comme Christ dès le baptême, on devait lui ménager aussitôt une rencontre avec le démon. De là cette grande scène de la tentation au désert, où les perspectives apocalyptiques et un sentiment très juste du véritable caractère de l'Évangile ont contribué au développement d'une donnée traditionnelle beaucoup plus simple.

Quand la consécration messianique sera reportée à la conception même de Jésus, le baptême et la tentation perdront une grande partie de leur signification. C'est ce qui arrive dans Matthieu et dans Luc, quoique la tentation y garde sa place, qu'elle ne retiendra pas, pour un autre motif, dans le quatrième Évangile. Les deux derniers Synoptiques systématisent en quelque façon l'activité du Christ thaumaturge : on a vu plus haut 2 comment Matthieu a organisé, entre le discours sur la montagne et le discours de mission, sa série de miracles spécimens, dédoublant au besoin les récits traditionnels pour donner corps à son énumération. Le trait de Pierre marchant sur les eaux 3 ne fait que développer le merveilleux symbolique du récit emprunté à Marc. Le miracle de la pièce de monnaie trouvée dans la bouche du poisson 1 est du caractère le plus commun : on en trouvera de semblables dans les évangiles apocryphes. La pêche miraculeuse de Luc est un miracle symbolique, tout à fait analogue à la multiplication des pains, mais qui doit avoir son point de départ dans un des incidents qui ont contribué à produire chez les disciples la foi à la résurrection du Sauveur 3. Le troisième Evangile est plus rempli d'allégories que le premier : c'est chez lui que la prédication de Jésus à Nazareth, transposée, amplifiée, dramatisée, devient une prophétie typique du sort qui est réservé à l'Évangile auprès des Juifs et auprès des Gentils 6 ; c'est lui qui a la mission des soixante-douze disciples 7, pour figurer l'évangélisation du monde. Il ne s'est pas défendu d'ajouter aux miracles de Marc la résurrection du jeune homme de Naïn 8. La vérité du symbole passait avant celle de l'histoire. Tout n'est pas faux dans l'hypothèse mythique de Strauss ; mais l'œuvre de la tradition a été beaucoup plus complexe et variée que le célèbre critique ne l'avait supposé.

Le travail qui s'est exercé sur le souvenir des faits s'est pareillement exercé sur celui de l'enseignement. Tant que Jésus prêcha, nul ne son-

1. La mort est le , Voir supr. p. 101, l'analyse du récit de Gethsémani, et le commentaire.

2. P. 124.

3. Supr. p. 130.

4. Supr. p. 131.

5. Voir supr. p. 147, et le commentaire.

6. Supr. p. 146.

7. Voir supr. p. 152, et le commentaire.

8. Supr. p. 148.

geait à faire un livre de ses discours. Sa doctrine se résumait dans la formule : « Repentez-vous, parce que le royaume des cieux est proche « Nul besoin ni opportunité d'en faire un code pour l'avenir, puisqu'on ne prévoyait pas d'autre avenir que le royaume imminent, et que la seule chose importante était de s'y préparer. Les auditeurs ordi- naires de Jésus étaient des illettrés, et ses disciples étaient plus accoutumés à manier l'aviron du pêcheur que le calame du scribe. Il est à présumer que les disciples mêmes ne firent jamais aucun effort pour retenir ce qu'ils entendaient, et que leur mémoire garda seulement ce qui les avait le plus frappés. L'enseignement du Christ n'avait pas la forme de harangue académique ou de sermon solennel ; il était relevé de sentences et de paraboles. Mais s'il nous est parvenu presque uniquement dans des sentences et de petits récits que la tradition littéraire a combinés pour en faire des discours un peu étendus, c'est que les premiers auditeurs, devenus les dépositaires de l'Evangile, ne retrouvaient dans leurs souvenirs que les éléments les plus saillants des instructions de Jésus, les sentences incisives, les comparaisons vivantes, les piquantes histoires.

Et cette remarque ne vaut pas seulement pour les discours publics, mais pour les entretiens familiers avec les disciples : de ces conversations, il subsiste quelques lignes ; des avis généraux il reste un certain nombre de sentences dont on a composé des recueils analogues à ceux qui représentent la prédication publique. Quantité de sentences et de paraboles ont dû tomber dans l'oubli, avec les propos plus communs qui les avaient d'abord entourés.

On peut dire qu'il n'a surnagé dans la mémoire des premiers fidèles que ce qui était d'utilité pratique et d'application directe pour l'édification des croyants et le progrès de la nouvelle religion. Aussi bien ne se souvenait-on qu'en vue du prosélytisme, pour répandre la foi à l'Evan- gile et au Christ, pour régler la conduite de ceux qui acceptaient cette foi, pour organiser la communauté chrétienne. Les circonstances particulières dans lesquelles telle sentence ou telle parabole avaient été dites furent négligées, si tant est qu'on les eût retenues d'abord. Après avoir oublié vite ce dont on n'avait pas été particulièrement impressionné, on oublia presque volontairement ce qui se trouva sans intérêt pour l'instruction et la formation chrétiennes. Ce que l'on retint prit une forme didactique, catéchétique ; sentences et paraboles se groupèrent d'après l'analogie de leur objet, pour aider la mémoire et pour la commodité de l'enseignement. Il se forma des séries de sentences qui s'appelaient l'une l'autre, des chaines de paraboles apparentées. Puis vinrent les rédactions

1. Cf. Mt. IV, 17; Mc. I, 15.

écrites, par lesquelles, après qu'elles furent, devenues canoniques, ce qui n'était pas à jamais perdu fut garanti pour les siècles des siècles.

Mais ces rédactions ne sont nullement une sténographie des paroles qui ont été prononcées par le Sauveur. Jésus parlait un dialecte araméen.

Indépendamment du déchet considérable qui vient d'être signalé, il faut donc tenir compte des modifications et altérations accessoires qui ont dû s'introduire par le fait de la traduction. Les interprètes ont été les prédicateurs mêmes de l'Évangile, qui visaient beaucoup moins à l'exactitude qu'à l'édification. Le même principe qui avait présidé à la sélection des sentences et des paraboles gouverna leur transmission quand elles furent écrites et traduites. On répétait et rédigeait sentences et paraboles selon qu'on les comprenait, et de façon à les rendre intelligibles dans ce sens, pour le plus grand bien de la communauté. On ne se défendait ni des omissions opportunes, ni des retouches utiles, ni des additions interpréta- tives ou des compléments que paraissaient demander les circonstances.

Le texte des paraboles était, semble-t-il, moins fidèlement gardé que celui des sentences 1. C'est que l'imagination des évangélistes, prédicateurs ou écrivains, était plus excitée dans la relation d'une histoire que dans celle d'une pensée ; peut-être aussi comprenait-on qu'une certaine rigueur importait plus à l'égard des sentences doctrinales qu'à l'égard des récits destinés à illustrer la doctrine. En général, les paraboles ont été traitées à peu près de la même manière que les récits de miracles et des autres faits de la vie du Christ. Ce sont des tableaux dont l'esquisse, au moins pour la plupart, est fournie par la tradition, mais où l'esprit du narrateur s'exerce plus ou moins dans le choix des détails et des couleurs. Autant qu'on en peut juger, le texte des paraboles a été assez fluide jusqu'à la composition des Evangiles synoptiques, ou, plus exactement peut-être, jusqu'à la canonisation de ces Evangiles, qui a mis fin au travail de rédaction. Il n'est pas nécessaire de pousser bien loin la comparaison des textes pour s'apercevoir que chaque rédacteur a raconté, en fait de paraboles, ce qui lui plaisait et comme il lui plaisait 2, c'est-àdire en la forme qu'il jugeait la meilleure pour faire goûter le récit et faire valoir la signification qu'il lui donnait. Les divergences ne portent pas seulement sur la place assignée à telle ou telle parabole dans la chaîne des récits, mais sur les détails descriptifs et quelquefois même sur l'application des fables évangéliques.

C'est un fait digne de remarque, et en lui-même, et parce qu'il éclaire tout le travail de la pensée chrétienne sur les souvenirs de l'Evangile- que les paraboles aient été soumises au même travail d'allégorisation

1. WERNLE, Die synoptische Frage, 10.

2. JÜLICHEH, Die Gleichnisreden Jean, 1, 4.

progressive qui se manifeste dans la tradition concernant la vie, les actions et la mort de Jésus. La parabole primitive n'était qu'un récit moral, une fable, simple et claire, dont l'application se rapportait au royaume des cieux 1. Les évangélistes y voient tout autre chose : selon eux, le Christ aurait adopté le genre parabolique afin de dérober aux Juifs, réprouvés de Dieu, la connaissance des vérités salutaires. Cette conception théorique 2, inacceptable au point de vue de la psychologie et de l'histoire, a servi à expliquer l'insuccès de la prédication évangélique auprès des Juifs. Elle se fonde sur une idée non réelle de la parabole, qui est censée avoir été un enseignement obscur et plein de mystère. Cet enseignement n'est devenu obscur et mystérieux qu'à distance, pour des gens qui n'en avaient pas reçu l'impression directe, et qui n'avaient pas même le sentiment des circonstances dans lesquelles il s'était produit.

Rien n'était moins mystérieux que l'objet des paraboles. Jésus voulait, au moyen de comparaisons et d'apologues, persuader à ceux qui l'écou

talent de se teuir prêts pour l'avènement du royaume céleste, les gagner à cette espérance, leur inspirer confiance dans la miséricorde divine et dans l'efficacité de la prière. Ces principes très simples étaient illustrés par des comparaisons et des récits plus simples encore, tout populaires de fond et de forme. Jésus prouvait la nécessité d'être prêt pour le royaume des cieux, en alléguant l'exemple du propriétaire qui aurait pu prévoir la visite du voleur, en racontant l'histoire des dix jeunes filles dont cinq manquèrent le festin nuptial à cause de leur négligence ; il prouvait. et justifiait la bonté de Dieu à l'égard du pécheur repentant, en citant le cas du berger qui retrouve sa brebis égarée, ou bien celui du père qui se réjouit quaud revient le prodigue qui l'avait quitté ; il prouvait l'exaucement de la prière par l'exemple du juge qui finit par faire droit à la requête de la veuve importune. Mais avec le temps, le sens primitif des récits fut moins bien compris, et l'on ne pouvait croire non plus que la parole du Christ n'eût pas un objet plus vaste et plus profond ; comme on y cherchait une réponse à toutes les questions qui se posaient, on l'y trouva, on l'y mit en la trouvant. L'interprétation allégorique était le moyen tout indiqué; on l'employa tout naturellement sur les paraboles, comme on l'employait sur l'Ancien Testament et même sur les faits de l'histoire évangélique. De même, par exemple, que le récit de la prédication à Nazareth, qui est, dans Marc, un incident du ministère galiléen où l'on fait ressortir l'incrédulité des concitoyens de Jésus, comme on a signalé plus haut celle de sa famille, devient expressément, dans Luc, une

1. Sur la question des paraboles, voir JÜLICHER, I, et dans Etudes évangéliques, le chapitre concernant les paraholes de l'Évangile.

2. Voir le commentaire de Me. IV, 10-12, et parallèles.

r

figure de l'accueil fait à l'Évangile par les Juifs, et de la réprobation d'Israël au profit des Gentils, la fable du Festin, dans Mathieu, et celle des Mines, dans Luc, sont devenues de petites apocalypses où Jésus est censé avoir prophétiquement annoncé la ruine de Jérusalem, la conversion des Gentils, l'institution de l'Église1. Les additions allégoriques troublent l'économie des paraboles, comme elles altèrent la physionomie de l'histoire évangélique ; mais les rédacteurs n'en ont pas conscience. L'unité se fait dans leur esprit, et ils ne songent pas à mesurer l'écart qui existe entre leur pensée, et la réalité de l'histoire. Comme l'allégorisation des faits, partielle dans les Synoptiques, devient, dans l'Évangile johannique, un système qui embrasse toute l'histoire du Christ, et dans tous ses détails, l'allégorisation des paraboles aboutit, dans les discours du quatrième Évangile, à l'allégorie pure, qui se substitue à la parabole primitive, On voulait que Jésus eût révélé aux siens non seulement sa destinée mais la leur, les desseins de la Providence sur les élus et sur le monde, tout ce qui intéressait le bon ordre des communautés chrétiennes et la dignité transcendante de leur fondateur immortel. On ne se borna pas à gloser les paraboles primitives, on en créa quelques-unes. Celle de l'Ivraie 2 peut avoir été conçue à partir d'une donnée traditionnelle : dans la forme que lui a donnée Matthieu, c'est une allégorie qui suppose l'Évangile déjà répandu dans le monde, et les communautés chrétiennes déjà constituées ; elle contient une leçon à l'adresse de cellesci, - qui ne réussiront à être entièrement saintes que par la purification d u jugement dernier. La parabole des Vignerons meurtriers 3 est une vision d'apocalypse où se sont résumées, à l'occasion et avec l'aide de paroles authentiques du Sauveur, les spéculations du christianisme primitif sur la destinée de Jésus et l'endurcissement des Juifs. Le commentaire du Semeur 4 veut expliquer l'insuccès de Jésus auprès de ses compatriotes, et la théologie prédestinatienne, probablement par l'influence de Paul, intervient pour montrer dans cet échec une volonté providentielle qu'est censée avoir servie l'obscurité intentionnelle de l'enseignement parabolique. Quelques paroles d'encouragement aux disciples sont devenues des instructions précises et développées sur la conduite à tenir durant les persécutions, où l'on voit les préliminaires de la catastrophe finale.

C'est ainsi qu'on peut les trouver à la. fois et dans le discours de mission compilé par Matthieu, et dans le discours apocalyptique par lequel les trois évangélistes ont voulu couronner la prédication du Sauveur 3. Le

1. Voir le commentaire de MT. XXII, 1-14, et de Lc. XIX, 11-27.

2. Voir supr. p. 129, et le commentaire de MT. XIII, 24-30, 36-43.

3. Voir le commentaire de Mc. XII, 1-12, et parallèles.

4. Voir le commentaire de Mc. IV. 10-20, 33-34, et parallèles,

5. Voir le commentaire de MT. x, Mc. XIII, et parallèles.

Christ est supposé avoir prescrit, soit durant sa vie mortelle, soit du moins après sa résurrection, de prêcher l'Évangile dans tout l'univers. On lui fait prédire le martyre de Jacques et de Jean 1. Bien qu'il ait toujours prêché que l'avènement du royaume était imminent, et qu'il arriverait à l'improviste, sans signes précurseurs, on lui prête une description détaillée de la série, assez longue et complexe, des faits qui doivent se produire entre sa mort et la consommation des choses 2.

L'apologétique chrétienne exploite ainsi à son profit l'apocalyptique juive, et les évangélistes n'ont fait qu'employer, dans des proportions modestes, le procédé qui est appliqué en grand dans l'Apocalypse johannique. Les variantes des rédactions attestent le mouvement de la pensée chrétienne et parfois son embarras. Il faut, par exemple, que le Christ ait tout prévu, tout annoncé : comment donc se fait-il qu'il n'a pas révélé aux siens le moment précis de la fin ? C'est, répond-on, et lui faiton dire d'abord, peut-être en utilisant une parole authentique, que le Père seul connaît le jour et l'heure, et qu'il ne l'a manifesLé ni aux anges, ni au Christ lui-même. Marc 3 se contente de cette solution. Il n'est pas sûr que' Matthieu 4 ait osé affirmer que le Fils ignorait le jour du jugement; Luc laisse entendre que Jésus l'a connu, mais qu'il n'a pas voulu, qu'il ne devait pas faire part de cette connaissance à ses disciples

Mais Jésus n'a pas pas fait que prévoir, il a aussi réglé. Des instructions purement morales, et qui s'adressaient à l'individu pour le préparer immédiatement au royaume des cieux, ont dû fournir la base d'une discipline nécessaire aux communautés qui s'organisaient en attendant la venue, toujours retardée, du souverain Juge. Cette préoccupation, comme on l'a VU2 est surtout sensible dans Matthieu. Avertissements aux prédicateurs de l'Évangile 6, menaces contre les faux docteurs 7, instructions sur la conduite à tenir envers les non-croyants 8, sur la façon d'apprécier la composition un peu mêlée des communautés 9, sur les moyens à prendre pour amener à résipiscence le frère pécheur, ou pour faire cesser se scandale qu'il donne 10, idée d'une tradition autorisée qui se fonde sur le témoignage apostolique, qui a ses interprètes officiels dans les chefs

1. Mc. x, 39 (MT. xx, 23).

2. Me. XIII. Voir supr. pp. 99, 111.

3. XIII, 32.

4. Voir le commentaire de MT. XXIV, 36.

5. Voir le commentaire de Lc. XIX, 11-27, et ACT. I, 7.

6. Surtout dans MT. X.

7. MT. VII, 15-23.

8. MT. vu, 6.

9. MT. XIII, 24-30, 36-43; XXII, 11-14.

10. MT. XVIII, 15-18.

des Églises, qui a été représentée surtout par Pierre, et qui ne cesse pi de l'être par les héritiers de son ministère et de sa doctrine 1 : voila < qu'on trouve dans le premier Évangile, en paraphrase des enseignemen concernant le royaume de Dieu. Le point de vue de Luc est plus étroi mais il s'agit toujours du régime à observer dans l'Église en attendan le royaume : pour le rédacteur du troisième Évangile, l'élément essenti de ce régime est la communauté des biens, par l'abandon que les riche doivent faire aux pauvres de ce qu'ils possèdent2. Le sacrifice que Jésu avait réclamé pour le désintéressement non moins que pour la bienfa sance, en vue de l'accession au royaume céleste, devient une conditio normale de l'institution chrétienne telle que le Christ est censé l'avoi établie.

Le rôle qui appartenait au Christ lui-même tenant une bien plus grand place dans la prédication apostolique, même dès les premiers temps, qu celle que Jésus avait pu lui faire dans son enseignement, il est tout natu rel que la théologie messianique et les premières ébauches de christolc gie aient marqué aussi de leur influence la tradition écrite des discour attribués au Sauveur. On a anticipé, en les multipliant, les déclaration messianiques. Ces déclarations sont en rapport avec l'anticipation géné rale de la gloire du Christ dans la carrière terrestre de Jésus.

Au point de vue de l'histoire, deux points semblent assurés qui con tredisent et annulent la plupart des indications explicites qui se reu contrent maintenant dans les textes : Jésus ne s'est avoué Messie, mêm devant ses disciples, qu'à une période assez avancée de son ministère, e il a évité de se donner comme tel en public pendant toute la durée d sa prédication galiléenne ; en allant à Jérusalem, il avait l'intention de s déclarer Christ, ou l'espérance d'être déclaré tel par la manifestation di royaume céleste; du moins est-ce en qualité de Messie, et en s'avouan tel, qu'il a été condamné à mort par Pilate, sur la dénonciation du sanhé drin. Mais, devant Pilate, il s'est reconnu simplement Messie « roi de Juifs 3 ». Le motif de la sentence, et la confession messianique de Pierre se complètent et s'éclairent mutuellement. Toutes les spéculations ulté rieures, y compris les plus modernes analyses de la conscience messianiqui du Sauveur, s'éclipsent devant ces simples paroles : « Tu es le Christ » « Tu es le roi des Juifs? - Tu l'as dit ». Si purement religieuse e morale qu'ait été sa conception du royaume, Jésus ne s'en regardait pas moins comme le Messie promis à Israël, et le futur roi des élus. S'il s'esl

1. MT. XVI, 17-19; XVIII, 18. Voir le commentaire.

2. Cf. Le. XII, 33.

3. Mc. xv, 20, 26, et parallèles.

4. Mc. VIII, 29. Voir le commentaire.

appliqué à lui-même, en de très rares occasions, les titres de « Fils de Dieu » et de « Fils de l'homme », ces formules n'ont été pour lui que des synonymes de Christ , et l'on est d'autant moins autorisé à y chercher des nuances particulières de sa pensée, l'expression toute personnelle de ses sentiments les plus intimes, que la plupart des passages où elles se rencontrent ont chance d'appartenir à la glose traditionnelle de son enseignement.

Ce n'est point sans doute par un effet du hasard que les formules de « Fils de Dieu » et de « Fils de l'homme » remplacent, dans le jugement du Christ par Caïphe 2, celle de « roi des Juifs », qui est employée dans le récit du jugement du Christ par Pilate. La première génération chrétienne disputait avec les Juifs sur le droit de Jésus à la qualité de Christ, à la royauté glorieuse annoncée par Daniel 3, dans le fameux passage relatif au « fils d'homme » qui figure et introduit le règne des saints. On ne se lassait donc pas de répéter, or. ne se lassa pas de faire dire à Jésus qu'il était le « Fils d'homme » que Daniel avait vu en esprit, le Christ de la parousie, celui que les chrétiens attendaient toujours, et dont Caïphe avait méconnu la prétention légitime. L'emploi réitéré du titre de « Fils de l'homme » dans les discours de Jésus tient à cette préoccupation des rédacteurs évangélistes. La comparaison des textes invite à penser qu'il s'est introduit dans la tradition écrite, et qu'il n'appartient pas d'ordinaire à la plus ancienne rédaction des discours évangéliques. Avec le temps, la spéculation christologique a pu s'insinuer dans cette notion apocalyptique du Messie, comme elle s'insinua dans la notion traditionnelle du Fils de Dieu, qui-exprimait à l'origine une sorte de rapport vicarial entre le roi théocratique et le Dieu d'Israël. Les deux s'opposent déjà dans Matthieu, comme si l'une pouvait servir à définir le Christ dans sa manifestation terrestre, et l'autre dans son être transcendant : sorte -de prélude à la théologie des deux natures4.

Les idées qui entrèrent .dans la christologie préexistaient à l'Evangile.

Jésus ne s'est jamais donné comme la manifestation historique d'un être qui subsistait en Dieu avant de se révéler aux hommes. Mais, au moins dans certains cercles messianistes, on ne croyait pas seulement que Dieu avait l'intention de susciter bientôt un Messie à Israël, on se figurait ce Messie prédestiné comme attendant au ciel l'heure fixée pour son apparition terrestre 5. Et l'on ne pouvait manquer de se demander ce qu'était.

1. Voir le c. VIII de cette introduction.

2. Mc. xiv, 61-62.

3. vu, 13.

4. Voir le commentaire de MT. XVI, 13-16.

L 5. Cf. VOLZ, Judische Eschatologie, 216-217.

A. LOISY. — Les Évangiles synoptiques. 13

auprès de Dieu, après Dieu, cet être transcendant. Homme idéal et sauveur des hommes en tant que sauveur d'Israël, par destination, n'avait-il pas aussi un rôle cosmique, n'était-il pas aussi un intermédiaire, un agent, un vicaire divin dans l'ordre universel. Les anciennes spéculations sur la sagesse venaient ici au-devant de l'espérance messianique et de la tradition apocalyptique. Dieu avait tout fait par sa sagesse 1 ; cette sagesse personnifiée se plaçait entre Dieu et le monde comme un démiurge bienfaisant; elle devait aisément s'identifier et au roi libérateur d'Israël et à ce triomphateur divin qui, dans la tradition des mythologies orientales et de l'apocalyptique juive, assurait la victoire finale du Créateur sur les puissances ténébreuses 2.

Paul a déjà l'idée d'un Christ préexistant à sa mission terrestre, homme supérieur, homme céleste, homme divin, qui devient le Messie historique en la personne de Jésus 3; dans l'Epître aux Colossiens, ce Christ a un rôle cosmique et n'est pas seulement l'antitype d'Adam, il est le médiateur entre Dieu et le monde comme entre Dieu et l'homme, il est le créateur aussi bien que le rédempteur L'Epitre aux Hébreux associe de même l'idée du Fils unique, parole de sagesse et de puissance, par qui le monde a été fait, et le Christ souverain prêtre, qui réconcilie à Dieu tout le genre humain 3. L'identification de Jésus au Logos de Philon n'était plus qu'une affaire de temps et de mots : on la trouve accompli e dans l'Apocalypse et dans le quatrième Évangile 6; l'idée du Christ préexistant n'est pas expressément formulée ni même insinuée dans les Évangiles synoptiques. On a pu voir néanmoins que la théorie paulinienne de la rédemption y a pénétré, et qu'elle a même exercé une influence considérable sur la mise en œuvre des souvenirs apostoliques, principalement dans le récit de la dernière cène ; soit dans ce récit, soit dans une autre occasion 7, la tradition n'hésite pas à la mettre dans la bouche du Sauveur. L'identification du Christ à la sagesse éternelle est implicitement énoncée dans la parole : « Nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, ni le Fils si ce n'est le Père 8 ».

Il ne faut pas, du reste se représenter le travail de la pensée chrétienne comme un effort pour dénaturer l'histoire au profit d'opinions abstraites.

1. Cf. PROV. VIII, 22-31.

2. Cf. GUNKEL, 27-35, 85-96; CHEYNE, Bihle problems, 76-85, et passim.

3. 1 COR. XV, 44-49; II COR. VIII, 9; GAL. IV, 4: PHIL. n, 8.

4. COL. I, 15-20; II, 3, 9.

5. HÉBR. I, 1-4; IV, 14-v, 10; VII-VIII, 6; IX-X, 18.

6. Ap. XIX, 13 ; JN. 1, 1-18.

7. Mc. x, 45.

8. MT. XI, 27 (Le. x, 22); supt\ p. 127.

Ce sont les opinions qui sont emportées dans le mouvement de la foi.

Paul et les autres théologiens de l'âge primitif sont étrangers à la recherche scientifique et même à la réflexion philosophique. Ils ont des intuitions qui les ravissent ; leurs théories sont des visions ; ils n'en scrutent pas les.antécédents, ils n'en déduisent pas les conséquences. La prière du Christ où se trouve la parole sur la connaissance réciproque du Père et du Fils pourrait figurer dans une apocalypse : le prophète chrétien qui l'a conçue n'avait pas le moindre doute sur la vérité de son objet, sur sa conformité à la pensée et à l'enseignement de Jésus, et la question de savoir si .Jésus l'avait ou non prononcée était pour lui tout à fait accessoire ; on peut dire même que la question ne se posait pas plus pour lui que pour Paul, quand celui-ci énonçait au nom de Jésus les paroles de l'institution eucharistique. L'impression actuelle de la foi était la vérité de l'Évangile. En l'état d'exaltation où vivaient les premiers croyants, tout ce travail, qui déroute l'analyse par sa complexité, s'est opéré, spontanément et rapidement, dans la région subconsciente des âmes où se préparent les songes de tous les hommes, les hallucinations de quelques-uns, les intuitions du génie. On ne peut guère douter que certaines paroles attribuées au Christ n'aient été perçues par des enthousiastes dans les transports de leur prière extatique. On peut dire la même chose pour certains récits de miracles, et, jusqu'à un certain point, pour tous, la transfiguration involontaire des souvenirs dans l'imagination croyante étant une manière de vision. Paul présente comme réelle sa description de la dernière cène, mais il n'hésite pas à dire qu'il la tient du Christ lui-même. D'après ce cas certain et défini, on peut conjecturer ce qui est arrivé pour d'autres moins importants. Si l'on ne tient pas compte de ces conditions psychologiques, le développement de la tradition évangélique sera inintelligible : entassement progressif d'idées disparates, dont le succès paraît d'autant plus extraordinaire que la base rationnelle en est plus fragile.

La partie la plus tardive de ce développement, considéré seulement dans les Synoptiques, est probablement celle que présentent les récits de l'enfance. C'est également celle où la tradition évangélique se rapproche le plus des légendes communes et des fictions libres, plus ou moins réfléchies, qui se rencontrent dans les évangiles dits apocryphes. Ces récits contiennent un élément de croyance, l'origine surnaturelle du Christ par la conception virginale, qui appartient à l'histoire de la christologie, tout en empruntant son symbole à la tradition mythologique en même temps qu'à la tradition apocalyptique. Comment le Christ, être divin, était-il entré dans le monde? Fallait-il lui attribuer une origine semblable à celle de tous les hommes ? Les témoins de sa vie n'y avaient eu aucune répugnance : leur foi était satisfaite en admettant que Jésus était entré dans

l

la gloire de son rôle par la résurrection ; au bout d'un certain temps, les croyants de la seconde génération se persuadèrent qu'il avait été sacré Messie au moment de son baptême 1. Ceux qui cherchaient à expliquer la manifestation du Christ par la révélation de la Sagesse pouvaient adopter ce cadre, et l'auteur du quatrième Évangile paraît s'y être conformé 2, ou bien s'en tenir à leur idée générale, qui ne réclamait pas la détermination nette du rapport qui avait existé entre la Sagesse et Jésus antérieurement à son ministère. Mais la foi commune exigeait un symbole plus concret, avec une date précise. Fils de Dieu et Dieu, le Christ avait dû naître de Dieu, sans la participation de l'homme.

L'idée d'opérations miraculeuses de l'esprit divin dans la formation des hommes prédestinés était déjà familière à la pensée juive ; celle même de la conception virginale du Messie ne lui était probablement pas étrangère, au moins comme métaphore, et devait tendre à se réaliser dès que la foi messianique se porterait sur un individu déterminé. La vision de l'Apocalypse où la carrière du Messie est figurée par la femme en travail dont le dragon surveille l'enfantement 3, et dont le fruit est ravi au ciel, a été empruntée par le prophète chrétien à la tradition messianique ; et l'on est autorisé sans doute à remonter plus haut encore, la mise en scène devant provenir de quelque légende mythologique 1, comme en provient celle du combat de Michel contre le Dragon. On peut douter cependant que l'idée de la conception virginale provienne de l'ancien fond mythologique. La mythologie connaissait des déesses-mères, que l'on pouvait en même temps qualifier de vierges en un sens très large. Mais il semble que l'adaptation même du symbole à son objet israélite ait renforcé la notion de virginité, parce que la déesse-mère est devenue le judaïsme, la vierge fille de Sion, mère du Messie. Comme il est arrivé en bien d'autres occasions, le symbole a été individualisé ; on a regardé comme vierge la femme qui avait donné ou qui devait donner le jour au Christ. Il n'est d'ailleurs aucunement établi que l'idée de la conception virginale du Messie, dans le sens strict des mots, soit antérieure au christianisme. Le fameux texte d'Isaïe, où les interprètes grecs ont trouvé la mention d'une vierge, a pu fournir un appui à cette idée; il n'aurait jamais pu la créer 5. Rien n'empêche d'admettre que le rédacteur de Matthieu ait été le premier à y découvrir l'idée de la virginité gardée dans la conception.

1. Supr. p. 185.

2. Voir QÉ. 169, 230-233.

3. AP. XII, 1-6. - -

4. Sur cette question, voir CHEYNE, op. cit.; GUNKFL, BO-/U.

5. Voir le commentaire de MT, I, 18-25.

Restaient à fixer les circonstances de cette origine miraculeuse. La tradition messianique en fournissait qui n'étaient pas tout à fait d'accord avec la tradition historique de l'Évangile. Celle-ci connaissait Nazareth comme patrie de Jésus, Joseph et Marie comme ses parents. Celle-là réclamait que le Christ descendît de David, et qu'il naquît à Bethléem.

Jésus ne s'était pas donné comme appartenant à l'ancienne race royale ; il avait plutôt enseigné que le Christ était plus grand que David, comme il était plus grand que Salomon, plus grand que Jonas, et qu'il n'avait pas besoin d'être issu du fils d'Isaï selon la chair. Néanmoins saint Paul se croit assuré que Jésus est du sang de David, et il l'affirme 2. Les généalogies qui nous ont été conservées par Matthieu et par Luc, élaborées dans des cercles où l'on ne soupçonnait pas la conception-virginale du Christ, n'ont pas d'autre objet que de rendre sensible cette filiation davidique, en la déduisant, par une chaîne ininterrompue, depuis David jusqu'à Joseph, et par Joseph jusqu'à Jésus lui-même.

Le fond des récits de Luc repose sur cette donnée et sur celle de la naissance à Bethléem : l'annonciation de Jean-Baptiste et celle de Jésus sont imitées de l'Ancien Testament; une conjecture très artificielle et médiocrement heureuse sert à expliquer comment Jésus de Nazareth a pu naître à Bethléem. L'ensemble des anecdotes, y compris celle de Jésus à douze ans, n'a rien qui dépasse les facultés moyennes d'invention des hagiographes populaires à toute époque et en tout pays. Aussi bien la légende n'appartient-elle pas à quelque grand courant de la pensée chrétienne. Elle a souri d'abord à la piété d'un groupe restreint, et elle s'est répandue peu à peu, parce qu'elle flattait la piété commune, et que nulle tradition positive n'y contredisait.

Les récits de Matthieu sont moins bien liés comme légende et procèdent plus étroitement de la tradition apocalyptique, avec une préoccupation d'apologie. Celui de la conception virginale, envisagée du côté de Joseph, est une défense assez faible contre la risée des incrédules et surtout des Juifs, à qui s'adresse directement la preuve tirée du prophète Isaïe. L'histoire des mages et d'Hérode exploite d'autres textes prophétiques, en les associant à l'idée apocalyptique du Messie en danger de mort à sa naissance 3. En supposant que les parents de Jésus habitaient Bethléem, et que des circonstances indépendantes de leur volonté les ont amenés à Nazareth, l'évangéliste témoigne un moindre sens de la réalité que là source de Luc. Ses pieuses fictions ont dû pareillement se former t d'abord dans un petit cercle, et se répandre de là dans les communautés

1. Voir le commentaire de Me. XII, 35-37.

2. Rom. i, 3 ; supr. p. 6.

3. Ap. XII, 1-6, s upr. cit.

chrétiennes. C'est ainsi que l'idée de la conception virginale a été introduite après coup dans les récits de Luc 1. Comme il a été observé plus haut, la diffusion de cette idée, l'acceptation générale des textes qui la font valoir ne peut guère être antérieure à la fin du IBr siècle. ou au commencement du second.

Le développement de la tradition évangélique a donc suivi celui de la pensée chrétienne, et le développement de la pensée chrétienne était conditionné par les circonstances de l'apostolat chrétien, par la mentalité des nouveaux croyants, par les besoins de l'apologétique et de la propagande chrétiennes. Le christianisme y prend position surtout en face du judaïsme, dont il se dégage et se détache de plus en plus, mais à l'égard duquel on dirait qu'il éprouve encore le besoin de se justifier. Il ne se met pas directement en face du paganisme pour le combattre et .le réfuter. Bien que l'Évangile soit prêché aux païens, on dirait presque qu'il ne leur est pas immédiatement adressé. C'est que, en réalité, la prédication chrétienne dans le monde gréco-romain n'a fait encore que suivre la voie ouverte antérieurement par le judaïsme, qu'elle s'est adressée d'abord aux Juifs, puis aux païens qu'avait atteints la propagande juive, et que, sans se présenter sous le couvert du judaïsme, elle apparaissait comme une forme du judaïsme, elle se présentait elle-même comme l'expression authentique de l'espérance d'Israël. Les influences extérieures qui se sont exercées sur le christianisme naissant ne sont pas autres que celles qui s'exerçaient sur le judaïsme, et ce doit être principalement par l'intermédiaire de celui-ci qu'elles ont imprégné le message apostolique. Religions orientales et philosophie hellénistique avaient déteint sur les croyances juives avant que le christianisme se répandît dans le monde.

C'est à ce judaïsme plus ou moins pénétré de paganisme que l'Évangile dut s'adapter, et qu'il s'adapta d'abord, avant d'entrer en contact immédiat avec le paganisme, au commencement du second siècle.

Quant à l'histoire de la littérature évangélique, on a déjà pu voir qu'elle est impossible à reconstituer autrement que par conjecture. A une époque relativement ancienne, les principales sentences et paraboles dont la génération apostolique avait gardé le souvenir furent mises par écrit. Il est vraisemblable, sinon tout à fait certain, que ce premier recueil avait été rédigé en araméen ; il paraît avoir été gardé d'abord par des judéochrétiens qui l'ont glosé en certains points conformément à leur esprit. Une esquisse du ministère de Jésus, de sa passion, peut-être aussi de la première institution du christianisme, a pareillement existé de très bonne heure, soit annexée au recueil de discours, soit plutôt indépendante de ce recueil. La première rédaction de ces documents pour-

1. Voir le commentaire de Lc. I, 34-35.

rait être notablement antérieure à l'an 70, bien qu'on ne doive pas sans doute remonter plus haut que l'an 50. C'étaient des opuscules catéchétiques, instruments d'apostolat, petits répertoires d'enseignement, qui étaient devenus très utiles, voire indispensables aux prédicateurs chrétiens qui n'avaient pas entendu le Sauveur. Ces petits écrits furent beaucoup copiés, et il.n'est sans doute pas téméraire de supposer qu'il n'en existait guère de copies semblables. On les interprétait et on les complétait, on les corrigeait au besoin en les copiant. Le recueil s'enrichissait de nouvelles sentences, et la relation historique de nouvelles anecdotes. Bientôt les récits s'amalgamèrent aux discours pour former un seul livre d'instruction. Le plus ancien essai de ce genre qui nous soit parvenu est l'Évangile dit de Marc, rédigé, peu après l'an 70, par un compilateur tout pénétré des idées de Paul. Le prologue de Luc donne à penser que d'autres essais du même genre ont existé, qui ont trouvé moins de crédit Peut-être l'Évangile de Marc fut-il d'abord aux mains de quelque grande communauté, et l'on songe tout naturellement à l'Église romaine.

Ce n'était néanmoins qu'une ébauche insuffisante, qui supposait la conservation du recueil de discours. Des compilateurs plus récents incorporèrent en un seul livre tous les matériaux traditionnels. Ces travaux se poursuivaient en des milieux distincts, et sans entente mutuelle. Des acquisitions assez disparates ont pu se faire ainsi en des endroits distants.

Les récits de l'enfance, dans Matthieu et dans Luc, n'auraient pu être rédigés d'abord pour l'édification de la même communauté. Il a fallu qu'ils fussent écrits séparément, puis qu'ils gagnassent du tèrrain avant de se rencontrer, que leur diffusion leur eût déjà donné assez d'autorité, pour que leur contradiction ne pût leur faire tort.

Il aurait été infiniment plus naturel de n'avoir qu'un évangile 4, et l'on aurait pu y aboutir si la dispersion des communautés et le défaut de centralisation n'y avaient fait obstacle. Si l'Église universelle avait pu faire ce que fit l'Église d'Édesse, adopter un seul évangile compilé sur les textes les plus autorisés, on peut croire qu'elle n'y aurait pas manqué.

Mais ce qui était possible dans une communauté isolée n'était pas possible pour l'ensemble des communautés. Il n'existait pas de pouvoir central assez fort pour imposer à tous un livre de ce genre. La conformité s'établit par une autre voie. L'échange des livres mit les différentes communautés en possession des principaux écrits évangéliques. L'entente des Églises les plus influentes en fixa le nombre, et l'on fit peu attention à des divergences qui ne portaient pas sur les principes de la foi 2. L'admission ultérieure du quatrième Évangile 3, grande vision d'un théo-

1. HARNACK, Chronologie, I, 681.

2. Voir Canon de Muratori, supr. p. 51.

3. Voir QÉ. introd. §§ I, IV, VI.

logien mystique, répandue dans l'Église au cours du second siècle, montre que ces divergences n'étaient guère senties. Par une sorte d'intuition spontanée, l'ancienne Église catholique discerna et s'appropria les livres qu'elle sentait être selon son esprit, et qui étaient de nature à soutenir son action.

Les sources évangéliques se perdirent promptement. Elles étaient probablement déjà introuvables quand le canon des quatre Évangiles fut constitué. Les évangiles dits apocryphes 1 en sont plus éloignés que ceux du canon. Aucun de ces évangiles ne paraît plus ancien que les Synoptiques. L'un d'eux, l'Evangile .des Hébreux, a été en grand crédit auprès des judéochrétiens ; il a été cité avec complaisance par Origène et surtout par saint Jérôme. Le dialecte palestinien dans lequel il était rédigé a fait obstacle à sa diffusion. Quand Jérôme le traduisit afin de le vulgariser, il était trop- tard pour qu'il pût prendre place dans le recueil de la grande Église. Autant qu'on en peut juger par les fragments qui nous ont été conservés, ce livre avait le même caractère que les Synoptiques, mais ne se tenait pas plus près des sources, et il ne peut être considéré comme primitif relativement à eux, ni pour les récits ni pour les discours. Une certaine ressemblance avec Matthieu peut expliquer l'opinion de saint Jérôme, qui y voyait l'original de notre premier Évangile; en fait, cette opinion n'est pas soutenable. Il n'est même pas établi que l'Évangile des Hébreux ne procède pas de sources grecques ; en tous cas, ce qu'on en connaît ne permet pas d'affirmer qu'il se soit fondé sur l'ancien recueil araméen que l'on attribue volontiers à l'apôtre Matthieu. On admet que ce livre a pris sa forme définitive à la fin du 1er siècle ou au commencement du second.

L'Evangile des Egyptiens n'est peut-être guère moins ancien; bien que rédigé en grec, il ne semble pas non plus avoir pu sortir à temps du milieu particulier où il avait vu le jour. On peut croire qu'il avait servi d'abord aux chrétiens d'Alexandrie ; il paraît avoir été caractérisé par une tendance mystique et ascétique ; cette sorte d'originalité, moins puissante que celle du quatrième Évangile, a pu lui faire tort.

L'Evangile de Pierre 2, dont on retrouvait il y a quelques années un fragment important, semble postérieur aux évangiles du canon et aux

1. Sur les évangiles apocryphes, voir HOLTZMANN, Einleitung, 485-492; sur l'Év. des Hébreux et l'Év. des Egyptiens, HARNACK, Chron. I, 612-651. Ce critique et quelques autres semblent enclins à juger trop favorablement l'Év. des Hébreux.

2. L'identité de l'Év. de Pierre et de l'Év. des Égyptiens a été soutenue récemment par D. VÖLTER, Zeitschrift f. d. neut. Wissenschaft, 1906, 368-372.

deux évangiles apocryphes dont on vient de parler : c'était sans doute une libre compilation, pour laquelle les évangiles canoniques avaient été mis à contribution, mais non pas seuls ; l'esprit du livre était passable- ment gnostique.

L'Évangile de Marcion, composé vers le milieu du second siècle, a paru aux anciens auteurs ecclésiastiques n'être qu'une édition mutilée de Luc.

La critique de Marcion doit avoir été, en effet, dominée par sa théologie ; mais on ne saurait dire si son système a été le seul guide qu'il a suivi, et s'il n'aurait pas eu connaissance de quelque document évangélique antérieur à l'édition canonique de Luc. Rien ne subsiste des autres évangiles écrits par les gnostiques. On peut se faire une idée de celui de Marcion par les réfutations de Tertullien et de saint Épiphane.

D'autres apocryphes où dominait surtout la tendance légendaire ont pu se maintenir et exercer une certaine influence sur la tradition de l'Église, bien qu'ils n'aient jamais obtenu la sanction canonique. Les uns se rapportent à l'enfance du Sauveur ou à ses parents, spécialement à Marie, les autres aux circonstances de sa mort et de son entrée dans l'éternité. A cette dernière catégorie appartient la compilation relativement tardive à laquelle on a donné le nom à"Evangile de Nicodème : elle comprend un récit du procès et de la mort de Jésus, qui a été conçu d'abord comme « Actes de Pilate », et une relation de la descente du Christ aux enfers. Ce dernier thème, il est à peine besoin de l'observer, n'appartient en aucune façon à la tradition historique de l'Évangile. Il n'en est pas moins entré d'assez bonne heure dans la tradition ecclésiastique. Par un côté, ses affinités sont avec la mythologie ; par un autre, il tient à la théologie. Le vieux mythe qui montrait un dieu ou un héros descendant aux enfers et en remontant, s'adapte à la théorie du salut, à la victoire du Christ sur Satan jusque dans le monde souterrain, et à la proposition dé l'Évangile aux morts, Le thème de l'enfance était déjà supérieurement ébauché dans l'Évangile de Luc. Mais on devait essayer, et l'on essaya de combiner avec Luc les récits de Matthieu, afin de compléter l'un par l'autre, et de compléter l'un et l'autre. On voulut raconter ce qu'avait fait Jésus dans son enfance et dans sa jeunesse, ce qu'étaient les parents de Marie, et comment elle avait épousé Joseph. Le Protévangile de Jacques, œuvre du second siècle, traite ainsi de la naissance de Marie, fortement imitée de celle de Samuel, de sa présentation au temple, de son mariage dans des circonstances particulièrement merveilleuses, puis de la conception surnaturelle et de la naissance de Jésus. Sur ce dernier point l'apocryphe ne fait guère qu'abréger Matthieu et Luc ; pour le reste, il a fourni à la piété chrétienne les renseignements qu'elle demandait sur la mère du Sauveur, il a donné au calendrier ecclésiastique les

noms de Joachim et d'Anne, la fête de la Présentation, et l'on peut dire même celle de la Conception, il a créé le type traditionnel de saini Joseph. Les apocryphes qui se rapportent spécialement à l'enfance de Jésus sont d'une invention plus faible et ont exercé moins d'influence sui la tradition chrétienne.

On aurait lieu de s'étonner que la légende n'ait pas recouvert plus complètement les souvenirs primitifs concernant la vie et la passion du Sauveur si l'on ne voyait comment la christologie a mis tout de suite obstacle, dans les communautés chrétiennes organisées en Eglise catholique, à la fan taisie des hagiographes. La figure du Messie étant une fois fixée dans une théologie qui était un dogme, il eût été sacrilège d'y ajouter de nouveaux traits ; la tradition évangélique devait s'immobiliser relativement dès qu'elle aurait trouvé la formule du Christ; c'est ce qui est arrivé avec le quatrième Évangile. Mais il est évident que, dès l'abord, la foi messianique, tout en apportant bien des suppléments aux souvenirs des témoins, canalisait, pour ainsi dire, le travail légendaire; la spéculation christologique et la préoccupation de l'orthodoxie l'arrêtèrent bientôt, ou du moins le supplantèrent ; la canonisation de quatre Évangiles, censés apostoliques, et source de l'enseignement chrétien, rejeta toutes les autres productions similaires dans la catégorie des apocryphes et ne permit plus de voir, dans les visions ultérieures des croyants enthousiastes ou mystiques, autre chose que des révélations privées, ou des illusions imaginaires et des suggestions démoniaques. Ainsi le fond de la tradition apostolique n'a pas été dissous dans la légende pieuse et la spéculation théologique ; il a été plutôt encadré, et il reste même assez facilement reconnaissable.

CHAPITRE VII

LA CARRIÈRE DE JESIS D APRÈS LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES

C'est probablement au cours de l'an 28 1 que Jésus commença en Galilée à prêcher l'avènement imminent du règne de Dieu. Depuis près d'un siècle, l'indépendance conquise par Judas Machabée et ses frères avait fait place à la domination romaine. Le règne de l'iduméen Hérode.

sous la protection d'Auguste, n'avait pu être considéré comme une res- tauration de la nationalité israélite; encore cette ombre d'autonomie n'avait-elle pas tardé à disparaître ; non seulement le royaume d'Hérode avait été partagé à sa mort entre trois de ses fils, mais la mauvaise administration de l'un d'eux, Archélaüs, avait fait rentrer Jérusalem et la Judée sous la gestion immédiate de l'autorité romaine. Ponce-Pilate était procurateur de Judée, subordonné au légat de Syrie, tandis que la Galilée continuait à être gouvernée par Hérode Antipas, et une autre région palestinienne, au nord-est du lac de Tibériade, par Philippe, autre fils d'Hérode le Grand 2.

La masse de la population juive était loin d'être ralliée de cœur à la souveraineté de Rome. On avait pu le constater après la déposition d'Archélaüs, en l'an 6 de notre ère, lorsque le légat Quirinius, pour organiser la levée des impôts, fit faire le recensement3 de la province qui venait d'être réunie à l'empire. Un soulèvement eut lieu, sous la conduite d'un certain Judas le Galiléen, et le sentiment qui avait provoqué cette révolte ne s'éteignit tout à fait qu'après les pires catastrophes, la destruction de Jérusalem par Titus, et l'extermination des Juifs au temps d'Hadrien. Le fanatisme des zélotes est à distinguer de la piété pharisaïque.

Les plus ardents champions de l'indépendance nationale n'étaient pas toujours de minutieux observateurs de la Loi ; mais tous avaient ce genre

1. Sur cette date, voir le commentaire de Le. III, 1, et les articles Chronulogy lof N. T. dans HASTINGS, Dictionary of the Bible (DB), I, et EB, I; de même SCHÜRER, Geschichte des judischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi (1898- 1901), I, 445-447, ouvrage capital sur toutes les questions se rapportant à l'histoire du judaïsme contemporain de Jésus. On peut conseiller aussi O. HOLTZMANN.

Neutestamentliche Zeitgeschichte2 (1906); W. BOUSSET, Die Religion des Judentums im neutestanientlichen Zeitalter (1903).

2. Sur tous ces personnages et ces arrangements, voir SCHÜRER, I, 418-494.

3. Voir le commentaire de Le. 11. 1-2. et SCHURER, 1, T>08-o4-'{.

de foi ardente, compatible souvent avec une assez faible moralité, qui se rencontre dans les âmes étroites et ignorantes. La religion la plus pure devient aisément une superstition aveugle, intolérante et cruelle, chm ceux qui n'en saisissent que le dehors, et qui en matérialisent les principes. La haute idée que les Juifs avaient de la leur, la grande espérance qu'ils en tiraient, se tournaient chez plusieurs en mépris des païens, er impatience du joug étranger, en illusions dangereuses'et en efforts insensés pour les réaliser.

Les pharisiens représentaient un parti religieux plutôt qu'un parti politique, et, même en religion, le pharisaïsme était une tendance caracté- ristique de l'évolution interne du judaïsme, plutôt qu'un parti circonscri au milieu de la nation juive 1. Le judaïsme, sous la domination persane, s'était organisé en une sorte de communauté religieuse dont la vie tout entière était réglée par la Loi. De là procéda tout naturellement le judaïsme légaliste, strictement traditionnel, attaché à la lettre, au risque de négliger l'esprit, bientôt épris de casuistique et versant dans le formalisme. Il prit consistance et vigueur, et même il devint, pour la première fois fanatique devant le péril que l'hellénisme faisait courir à la religion traditionnelle. C'est à partir du soulèvement machabéen qu'il existe comme tendance consciente d'elle-même et de son but, et son nom ne tarde pas à entrer dans l'histoire. Les pharisiens jouent un rôle sous les derniers princes machabéens. Ce sont les zélateurs de la Loi, les hommes pieux, fidèles à toutes les observances. Les docteurs de la Loi, guides spirituels de la nation, sont pour la plupart pharisiens. Tous croient à la résurrection future des justes et attendent l'avènement du règne de Dieu.

A n'en juger que superficiellement d'après les Évangiles, on pourrait croire que les pharisiens n'étaient qu'un ramas d'hypocrites. Outre que l'animosité du christianisme primitif contre le judaïsme a pu accentuer l'attitude de Jésus à l'égard des pharisiens, on ne doit pas oublier que Jésus lui-même a signalé surtout l'écueil du judaïsme pharisaïque et flétri les défauts d'un grand nombre de pharisiens. Le pharisaïsme était le judaïsme en train de se figer dans le formalisme légal. Jésus, qui l'a si fortement critiqué, lui doit beauconp ; il a pris au judaïsme ce que celuici avait de plus vivant, l'espérance messianique et l'idéal moral, en les épurant l'une et l'autre. Le christianisme naissant doit aussi au pharisaïsme ses meilleures recrues : il suffit de nommer saint Paul. Il faut d'ailleurs admettre plus d'une catégorie de pharisiens, et faire premièrement une distinction entre les simples croyants, sincèrement pieux et fidèles à la tradition, parmi lesquels la prédication évangélique trouva

1. Cf. SCHÜRER, II, 380-419.

des adhérents, et les docteurs plus ou moins pédants et orgueilleux qui furent les adversaires de Jésus, et que Jésus traita comme tels.

Le sacerdoce hiérosolymitain formait un corps riche et puissant, mais dont l'influence était plutôt d'ordre politique. Caste héréditaire et fermée, affectée au service d'un sanctuaire dont les revenus étaient considérables, les sadducéens1, ainsi nommés d'après leur ancêtre présumé Sadoq, prêtre du temple de Salomon, accomplissaient les fonctions rituelles qui étaient leur raison d'être, mais ils ne représentaient ni la religion vivante ni l'esprit de prosélytisme ; types du fonctionnaire sacré qui veille sur le corps de la religion sans en garder l'âme, ils s'arrangeaient de la domination étrangère, pourvu qu'elle respectât leurs privilèges ; leur esprit positif trouvait un médiocre attrait dans l'espérance messianique, et considérait comme une chimère la résurrection des morts. La Loi littéralement interprétée autorisait leur réserve sur ces deux points, où fanatisme et piété trouvaient leur appui. Sous la domination persane et sous la domination grecque, le grand-prêtre était le premier personnage de la nation 2; les princes machabéens avaient affermi leur autorité en assumant le souverain pontificat; depuis la domination romaine et sous Hérode, cette puissance avait été brisée par la suppression de l'hérédité, le grand-prêtre était nommé et révoqué par le chef politique.

L'influence du grand-prêtre et de l'aristocratie sacerdotale n'en était pas moins prépondérante dans le sanhédrin 3, sorte de conseil suprême qui gardait, sous le contrôle de la domination romaine, une juridiction assez étendue. Les sadducéens devaient disparaître avec le temple et la ville de Jérusalem ; c'est par les pharisiens que le judaïsme fut conservé.

A l'écart, dans des sortes de monastères aux environs de la mer Morte, vivaient les esséniens, cénobites qui pratiquaient le célibat, s'abs enaient de viande, ne prenaient aucune part aux sacrifices 4. L'origine de ces communautés est incertaine. Elles sont issues du judaïsme, mais non probablement sans quelque influence étrangère. En dehors du grand courant de la vie juive, elles ne semblent pas avoir contribué directement au mouvement chrétien. Elles témoignent du moins que des créa lions singulières pouvaient se produire dans le judaïsme, nonobstant la puissance de la tradition.

f Si Jésus avait environ trente ans 3 quand il mourut, il était né après

1. Cf. SCHÜRER, loc. cit.

2. Sur le sacerdoce hiérosolymitain, cf. SCHÜRER, II. 224-299.

3. Cf. SCHÜRER, II, 188-214.

4. Cf. SCHÜREH, II, 556-584.

5. Lc. III, 23.

la mort d'Hérode (4 avant l'ère chrétienne '). Nazareth, sa patrie 2, appartenait à la tétrarchie d'Antipas. C'est dans cette bourgade qu'il avait grandi. Il ne fréquenta sans doute jamais les écoles des rabbins ; mais peut-être apprit-il à lire auprès du hazzan 3, l'appariteur de la synagogue, fonctionnaire qui, dans ce temps-là, était peut-être déjà maître d'école, comme on le voit plus tard. Joseph était ouvrier en bois, charpentier, menuisier, charron, et Jésus exerça d'abord le métier paternel 4

Le sentiment religieux et l'espérance d'Israël avaient dû s'emparer de son âme dès son âge le plus tendre, et dominer sa jeunesse, puisqu'on le voit, à trente ans, libre de tout engagement, tout prêt à suivre la vocation qui le pousse hors de son atelier, du foyer paternel et de son pays natal. La lumière intérieure de sa conscience paraît avoir été le principal de ses maîtres, celui qui l'aida à comprendre l'univers, à juger les hommes, à percevoir la profonde signification de ce règne de Dieu que tous attendaient, et qu'il se sentit lui-même un jour appelé à réaliser. Sa famille était certainement pieuse ; mais l'étonnement qu'y provoqua son entrée en scène comme prédicateur de l'Évangile montre que rien n'y avait été moins prévu ni préparé que cette vocation supérieure. Quand il se mit à annoncer le prochain avènement du royaume céleste, sa mère Marie était restée seule à la tête d'une famille qui paraît avoir été assez nombreuse 5. Aucun membre de cette famille ne semble avoir adhéré à l'Évangile avant la mort de Jésus.

Ce fut probablement Jean-Baptiste qui, sans le vouloir, donna l'éveil à la vocation du Sauveur. La crise que traversait la Judée avait suscité un prophète. Jean prêchait le repentir et donnait le baptême pour la rémission des péchés, en vue du grand jugement qui allait s'accomplir, et du règne de Dieu qui allait venir 6. L'Éternel allait prendre en main le van du laboureur, pour secouer le produit de sa moisson ; toute la menue paille s'envolerait au vent et serait brûlée. Le bon grain seul resterait pour le grenier du Seigneur7. Cette prédication de terreur eut un grand retentissement; on venait de loin pour entendre Jean, qui se tenait ordinairement sur le bas Jourdain, baptisant dans le fleuve ceux que touchaient ses paroles ardentes. Jésus fut attiré comme les autres, et peut-être par un intérêt déjà plus puissant chez lui que chez tout autre

1. Cf. SCHÜRER, I, 415-417.

2. Cf.Mc. VI, 1 (MT. XIII, 54), et la rectification de Lc. IV, 16.

3. Cf. SCHÜRER, II, 441.

4. Voir le commentaire de Mc. VI, 3 ; MT. XIII, 55.

5. Cf. MC. VI, 3 ; MT. XIII, 55-56.

6. Mc. I, 4, 7.

7. MT. III, 12; Le. ni, 17.

pour ce règne de justice dont le Baptiste prédisait la venne imminente. Il se fit baptiser et resta ensuite quelque temps au désert.

On ne saurait dire s'il eut avec Jean des relations suivies. Il paraît plus probable que non 1. Il n'est pas certain davantage que l'instant même de son baptême lui ait apporté la révélation subite de sa vocation messianique. Ce rapport n'a rien d'impossible, mais il a pu aussi être établi ou du moins précisé par la tradition. Ce qui paraît le plus vraisemblable est que Jésus, de plus en plus dominé par la préoccupation du royaume céleste, a passé quelque temps dans la solitude ; là il fut poursuivi par la conscience de plus en plus nette de sa propre vocation ; un événement dont il ne pouvait manquer d'être frappé, la captivité de Jean-Baptiste, lui fit prendre un parti définitif 2 : puisque le prophète du royaume était condamné au silence, il allait prendre sa place, et à un titre d'autant meilleur qu'il se sentait prédestiné lui-même au rôle d'agent principal dans le royaume, à la fonction de Messie.

La Galilée, son pays d'origine, lui parut un terrain préférable parce que plus sûr, à celui où Jean avait exercé son activité. Il y revint donc, mais non dans la région de Nazareth. Il commença à prêcher au bord du lac de Tibériade, à Capharnaüm et dans la banlieue. Ses premiers disciples furent recrutés parmi les pêcheurs du lac. Sa prédication ne différait pas sensiblement de celle du Baptiste ; lui aussi annonçait le prochain avènement du royaume ; mais on dut sentir, dès le début, qu'il s'attribuait dans cet avènement une place considérable que Jean ne se réservait pas. En tout cas, son action personnelle fut plus puissante sur l'imagination populaire que celle de Jean, et ce n'est pas seulement sa parole qui impressionna d'abord les masses : Jésus enseignait et il faisait des miracles.

Il en faisait presque malgré lui. Dès son premier séjour à Capharnaum 3, on lui amène des malades à guérir. Sa propre popularité l'effraie; il craint que le thaumaturge ne fasse tort en lui au prédicateur du royaume, et il s'éloigne de Capharnaum 4. Vaine précaution. L'élan une fois donné, le mouvement ne s'arrête pas; Jésus veut prêcher et convertir, il faut qu'il guérisse. Pourrait-il se refuser au soulagement que Dieu opère par ses mains ? Il agit avec une efficacité particulière sur la catégorie de malades que l'on regardait comme spécialement possédés du i démon, les malheureux atteints d'affections nerveuses et de troubles céré-

1. Voir le commentaire de Mc. I, 9-13, et Mt. XI, 2-3.

2. ME. I, 14 Ch. IV, 12). Sur le démenti de JN. 111, 24, voir QÉ. 332-335.

3. MC. I, 34.

4. Mc. I, 35-39.

braux, de dérangements d'esprit'. Il leur parlait avec autorité, ordon- nant aux démons de les laisser, et le calme revenait, au moins pour un temps, dans ces âmes inquiètes.

On n'a aucune indication sur la durée de la prédication au bord du lac. On ne risqqe guère de se tromper en évaluant cette durée à quelques mois. Il est invraisemblable qu'elle ait été plus longue, d'une année par exemple, ou davantage; elle pourrait, au contraire, avoir été plus courtc et n'avoir pas dépassé quelques semaines 2. Le cadre géographique a été aussi très limité : Jésus a prêché surtout à Capharnaüm et dans les villages environnants, c'est-à-dire dans la région nord-ouest du lac de Tibériade; il ne semble pas être jamais entré dans la ville même de Tibériade.

ni dans les autres villes plus ou moins hellénisées de la région. La tradition avait gardé le souvenir d'une pointe infructueuse sur Nazareth 3.

Il est évilent que le mouvement ne pouvait gagner en extension et en intensité sans attirer l'attention du pouvoir politique, c'est-à-dire sans- être immédiatement comprimé. L'exemple de Jean montre ce dont étail capable à cet égard le tétrarque Antipas, et celui de Jésus n'y contredil point. C'est parce qu'il s'adressait à de petites gens, dans un cercle res- treint, en prêchant une doctrine morale où rien n'était une menace directe pour les autorités constituées, que Jésus a pu suivre librement.

pendant un certain temps, son inspiration. Il parla d'abord de préférence dans les synagogues 4, puis partout où le peuple s'amassait autour dt lui pour le voir et l'entendre, dans les maisons particulières, sur les chemins, au bord du lac. Il vivait familièrement avec les quelques disciples qu'il avait recrutés, et, quand il était à Capharnaüm il demeurait dan- la maison de Simon, dit Pierre 5, qui fut le premier de ses douze apôtres.

Les habitants de la rive orientale du lac se montrèrent réfractaires à la bonne nouvelle 6; les tentatives que le Sauveur put faire de ce cote n'eurent aucun résultat.

Mais le succès parut d'abord considérable dans la région de Gaphar- naüm à tel point que Jésus bientôt crut opportun de s 'adjoindre de"auxiliaires pour son œuvre de prédication. Parmi ceux qui s'étaient plus particulièrement attachés à lui, il choisit douze hommes qu'il jugeait

1. Mc. I, 23-27, 34, 39; II, 11-12; 111, 22-30; v, 1-20. Pour la juste apprécia- tion de ces témoignages, voir le commentaire.

2. Sur le sens qu'il convient d'attribuer aux indications chronologiques de Jean. voir QÉ. 60-66.

3. Me. vi, 1-6.

4. Mc. 1, 23, 39.

5. Mc. 1, 29; II, 1; III 20; ix, 33.

6. Mc. v, 17.

capables de le seconder 1. Un long noviciat n'était pas nécessaire. Les messagers de l'Évangile avaient surtout à dire que le royaume était proche 2. C'était le thème fondamental de l'enseignement donné par Jésus lui-même et les nouveaux prédicateurs n'avaient qu'à le traiter de la même manière que leur Maître. Ils étaient douze, parce que le royaume devait accomplir les promesses de Dieu à Israël, et que l'Israël de la tradition prophétique avait douze tribus. Jésus lui-même ne s'adressait qu'aux Juifs, et il n'envoya pas ses disciples aux Gentils 3. Mais la mission des Douze atteste la confiance qu'il avait dans le succès de l'œuvre évangélique. Le résultat immédiat de cette mission n'était pas fait pour le décourager. Il semble que les « envoyés », les apôtres, allant deux par deux dans les villages galiléens où la renommée de Jésus les avait précédés, furent bien accueillis; on écouta leur avertissement; on leur présenta des malades à guérir, et il y eut des guérisons 4.

Cependant le progrès même de l'Évangile devait lui susciter des obstacles. Par suite de la mission des Douze, le mouvement vint à la connaissance d'Antipas 5. Or il suffisait que l'autorité fût prévenue pour être inquiète, et qu'elle fût inquiète pour être aussitôt menaçante. La crainte politique arrivait au secours de la haine religieuse, car Jésus avait déjà provoqué, en même temps que l'enthousiasme populaire, la défiance, la jalousie et l'hostilité des docteurs officiels de sa nation. Ce qu'il y avait de pharisiens rigides et de scribes en Galilée était contre lui. Étranger aux subtilités de l'enseignement rabbinique, sorti du peuple et parlant au peuple, prêchant la religion qu'il avait au cœur, et non celle qui était dans les livres, interprétant au besoin l'Écriture par sa conscience, au lieu d'en faire fléchir l'esprit sous le poids de la lettre, Jésus ne trouvait pas son auditoire parmi les puritains, mais plutôt parmi les déclassés du judaïsme 6. Il ne connaissait qu'un obstacle au règne de Dieu, le péché; au péché il ne connaissait qu'un remède, le repentir; mais le repentir était suffisant, il était absolument efficace, parce que Dieu est bon et miséricordieux, parce qu'il est le Père. Ainsi l'Évangile du royaume était l'Évangile du pardon, on pourrait presque dire l'Évangile des pécheurs..

t Du système de pratiques où la tradition des pharisiens avait enchaîné a vie et la piété juives, il n'était que peu ou point question, Jésus avait

1. - Me. III, 13-19; VI, 7-13.

2. Mc. vi, 12 ; MT. X, 7 ; Le. x, 9.

3. Cf. MT. x, 5, et le commentaire.

4. Mc. vi, 13 (Le. ix, 6; x, 17).

5. Mc. VI, 14. Voir le commentaire de cette notice.

6. Mc. II, 16; MT. XI, 19; xxi, 31.

même des idées qui pouvaient sembler révolutionnaires, touchant le s bat et les purifications légales 1. Les « pécheurs » venaient à lui, et il 1 garantissait le pardon de Dieu. Il frayait avec les publicains, ces coll teurs de l'impôt romain, doublement suspects, à raison de leur prof sion et comme agents de l'étranger. Il ne repoussait même pas les pro tuées 2, et il allait jusqu'à dire que tous ces gens sans loi précéderai dans le royaume céleste les prétendus justes de la Loi 3. Il ne s'inter sait pas de critiquer la piété pharisaïque et de taxer les pharisiens d'] pocrisie 4. Selon lui, la vraie religion était celle du cœur, et la vr perfection, la charité désintéressée, sans prétention, sans vanité.

Rien d'étonnant à ce que l'hostilité des pharisiens ait grandi parallè ment à sa faveur auprès des masses. Antipas et les pharisiens pouvait s'entendre en un péril qui leur était commun. Peut-être s'entendirent en effet. D'après une tradition 5 qui d'ailleurs ne présente pas toutes garanties désirables, ce seraient des pharisiens qui auraient fait connaî à Jésus les sentiments d'Antipas, peut-être à l'instigation de celuipour le décider à quitter la Galilée. On peut croire qu'Antipas ne souciait pas de recommencer l'affaire de Jean-Baptiste, et que le dépc éventuel de Jésus pour Jérusalem lui paraissait offrir le double avanta d'assurer la paix de sa principauté, et de transporter à d'autres l'oblig tion de statuer sur le sort du nouveau prophète.

Jésus n'était pas accessible à la crainte. Les menaces plus ou moi astucieuses d'Hérode ne l'effrayèrent pas plus que la haine à peine dégu sée des pharisiens, mais il sentait par ailleurs que la terre de Galilée dérobait en quelque sorte sous ses pas. Ces foules qui le suivaient, n'avait pas tardé à voir qu'elles n'étaient nullement converties. Un pe nombre, surtout parmi les « pécheurs », avait adhéré sincèrement l'Évangile; le cœur des autres n'était pas changé. L'intérêt qu'ils po taient au prophète de Nazareth n'allait pas beaucoup au delà d'une curi sité bienveillante. Ils avaient vu les miracles, ils attendaient maintena le royaume sans s'y préparer autrement; et comme le royaume ne vena pas, ils inclinaient à y croire de moins en moins. Ainsi s'expliquent I terribles invectives que Jésus, au point culminant de son ministère gal léen, est censé avoir prononcées contre Capharnaüm et les bourgs vo sins 6, c'est-à-dire contre les endroits où il a surtout prêché, où il

1. Mc. II, 27; VII, 15.

2. Lc. VII, 36-50 (cf. JN. VII, 53-VIII, 11, morceau de tradition synoptique).

3. MT. XXI, 31, supr. cit.

4. MT. XXIII.

5. Le. XIII, 31. Voir le commentaire.

6. MT. XI, 20-24 (Lc. x, 12-15).

séjourné, qui ont été le centre de l'action évangélique en Galilée. En un sens, la situation était comme perdue, aussitôt après avoir semblé gagnée par l'h ureux succès de la mission des Douze.

Qu'allait faire maintenant le Sauveur? Il ne se résout pas d'abord à porter l'Évangile à Jérusalem; mais il s'éloigne pour un temps de la Galilée. Ce n'est peut-être pas qu'il ait hésité sur le parti à prendre, mai s parce qu'il jugeait préférable de n'arriver à Jérusalem que pour la Pâque.

Cette grande fête rassemblait en quelque sorte la nation juive dans la ville sainte ; nulle occasion ne convenait mieux pour y proposer la parole du royaume céleste aux enfants d'Israël. Jésus donc abandonne la Galilée et la prédication de l'Evangile; il s'en va avec ses disciples vers li côte phénicienne, du côté de Tyr et de Sidon 1, mais sans entrer dans ces villes païennes. Non seulement ce voyage ne manifeste aucune volonté de prosélytisme à l'égard des Gentils, mais la seule anecdote que la tradition y rapporte 2 accuse une intention contraire.

Le temps que les disciples passèrent ainsi avec leur Maître dans la solitude et la paix ne fut pas perdu pour l'œuvre de l'Évangile 3. Dans ces jours de vie commune et intime, ils apprirent sans doute à mieux connaître Jésus et s'attachèrent davantage à sa personne. On ne doit pas se les représenter comme des étudiants recevant les leçons d'un professeur de théologie, mais comme les familiers d'un envoyé de Dieu. Sans parti pris du côté de Jésus ni du côté des disciples, la conversation roulait sur le royaume céleste et sa venue prochaine. Jésus n'instruisait pas ses apôtres, il les entraînait avec lui vers la grande espérance qui l'attirait lui-même irrésistiblement. C'est ainsi que le rôle qui lui appartenait dans la manifestation suprême s'éclaircit aux yeux des Douze, et qu'i's se trouvèrent disposés à le saluer Christ, sans qu'il eût lui-même expressément déclaré qu'il était le Messie.

La troupe évangélique revenait vers la Galilée par la vallée du haut Jourdain; elle stationnait près de Césarée de Philippe, l'ancienne ville de Dan, lorsque s'échangèrent les propos qui engageaient l'avenir de tous ses membres 4. On parlait des opinions diverses qui avaient cours dans

I 1. Mc. VII, 24 (MT. xv, 21).

2. Mc. VII, 24-30 (MT. xv, 21-28.

3. On ne sait combien dura ce voyage, mais il convient d'en tenir compte pour évaluer approximativement le temps qui s'est écoulé entre les débuts du 1 ministère galiléen et la mort de Jésus. Si cet intermède se place à la fin de l'an 28, Jésus a pu commencer à prêcher dès le printemps de la même année.

Burkitt (Gosp. History, 93) fixe la durée de ce voyage à huit mois, de juin à anvier. Trop de précision.

4. Mc. vin, 27-30.

le peuple galiléen au sujet de Jésus. L'énumération de ces hypothèses peu donner une idée de la mentalité juive dans ce milieu, et même de cell des Douze qui les répètent sérieusement. D'aucuns soupçonnaient, que 1 prédicateur de Nazareth pourrait être Jean-Baptiste ressuscité; d'autre tenaient pour Elie revenu sur la terre, ou bien pour quelque autre pro phète ancien qui aurait été renvoyé parmi les vivants, ou seulement pou un prophète comme ceux du temps jadis. Imaginations naïves d'esprit simples pour lesquels rien n'est incroyable, si ce n'est peut-être la pro saïque réalité f. Cependant ceux qui vivent avec Jésus savent bien qu'j est Jésus, et non Jean-Baptiste, Élie ou Jérémie. Qu'est donc Jésus pou eux? Le Christ, dit Simon-Pierre. C'était la persuasion de tous, et Jésu lui-même la confirme, mais il veut qu'on garde, au moins provisoirement le secret sur ce point.

Pourquoi les disciples ne s'étaient-ils pas avisés plutôt que Jésus étai le Messie ? Pourquoi lui-même ne le leur avait-il pas dit dès le commence ment? D'où vient qu'il veut encore faire mystère de cette qualité aprè: que ses disciples la lui ont reconnue? L'hypothèse radicale de certain critiques 2, d'après lesquels Jésus lui-même n'aurait jamais pensé qu'i fût le Christ, et les disciples ne l'auraient cru qu'après avoir acqui d'abord la foi à la résurrection de leur Maître, paraît inadmissible Si Jésus n'a pas été condamné à mort comme « roi des Juifs», c'est à-dire comme Messie, sur son propre aveu, on peut tout aussi bien sou tenir qu'il n'a jamais existé. Et les apôtres n'ont-ils pas plutôt cru qu Jésus était ressuscité, parce qu'ils avaient cru d'abord qu'il était le Christ Plusieurs 3 ont pensé que Jésus avait commencé à prêcher sans avoi conscience de sa vocation messianique, et qu'il aurait pris conscience d< cette vocation au cours de son ministère, peu de temps avant que se disciples la lui reconnussent par la bouche de Pierre. Cette conjecture n'est ni impossible, ni invraisemblable en elle-même. On ne voit pas biei pourtant comment les expériences faites par Jésus auraient pu l'amene à se croire Messie, dans le cas où il n'en aurait pas été d'abord persuadé Les difficultés, qui ne tardèrent pas à compenser les succès, auraient plu tôt suggéré le doute que la certitude à l'égard du grand avènement e de tout ce qui s'y rapportait. Les Évangiles ne contiennent pas réelle ment le témoignage d'une évolution qui se serait accomplie dans la con science du Sauveur et dans sa manière d'apprécier le rôle qui lui étai assigné par la Providence. Il n'y a guère de place pour une telle évolu

1. Des imaginations analogues sont attestées par la littérature de ce temps Voir VOLZ, 190-197.

2. Brandt, Wrede. Wellhausen n'est pas très loin de ce sentiment.

3. Entre autres Renan.

tion dans le peu qu'a duré sa carrière publique. L'explication la plus naturelle de l'initiative qu'il prend, après que Jean-Baptiste est emprisonné, ne semble pas être qu'il a cru devoir se substituer simplement au prophète captif, mais qu'il pensait avoir qualité pour préparer l'avènement prochain du royaume, en étant le chef prédestiné.

Le fond très simple des idées et des sentiments qui constituent son Évangile paraît acquis dès l'abord : conception purement religieuse et morale du royaume et des conditions qui peuvent y donner accès ; conscience intime d'une autorité unique pour faire valoir cette conception et en amener l'accomplissement. Jésus arrive tout formé pour son rôle quand il commence à prêcher. Les obstacles qu'il a rencontrés ne lui ont rien appris sur le fond de sa mission ni sur les conditions essentielles de son exercice ; ils lui ont fait pressentir, et encore ne fut-ce peut-être que par intervalles et vaguement, les chances qu'avait le Messie de n'entrer dans sa gloire qu'en passant par la mort. Si Jésus, dans les discours et sentences que l'on peut tenir pour l'expression la plus authentique de sa pensée et de son enseignement, paraît surtout occupé du royaume, non de sa personne ou de son rôle, s'il évite plutôt de se déclarer Messie, et s'il impose à ses disciples la réserve qu'il garde lui-même, c'est qu'il n'était pas encore dans ce rôle de Messie, c'est que les conditions présentes de son existence et de son action n'étaient pas celles qui convenaient au vicaire de Dieu. En fait, il n'y avait pas de Messie tant qu'il n'y avait pas de royaume 1. Ce n'était pas à Jésus, mais au Père céleste qu'il appartenait de manifester le Christ. Le Messie devait être révélé à tous dans l'avènement du royaume de Dieu. Un aveu prématuré ne pouvait manquer de soulever un conflit avec les pouvoirs publics, et d'être compris par plusieurs comme un appel direct à l'indépendance nationale. Mais ces deux motifs ne suffiraient pas à expliquer l'attitude et le langage du Sauveur.

S'il ne se déclare pas Messie, c'est qu'il n'y a pas lieu ; en un sens, il ne l'est pas encore véritablement, il ne l'est qu'en expectative ; une affirmation absolue serait en contradiction avec sa situation actuelle et l'idée qu'il a lui-même de la fonction messianique. Il est la personne à qui revient cette fonction : la confession de Pierre ne signifie pas autre chose.

Faire éclat de sa destinée aurait pour le moment plus d'inconvénients que d'avantages. Il suffit que les amis sachent à quoi s'en tenir.

D'ailleurs les temps semblent près de leur accomplissement. Le royaume va venir, le Christ va être proclamé. La bonne nouvelle a été annoncée en Galilée. Il convient maintenant de la porter à Jérusalem. Là est le terme assigné à la préparation du règne de Dieu. Jérusalem est le passé,

1. Cf. WERNLE, Die Anfange unserer Religion 2, 36. Sur les différentes formes de l'idée messianique, voir VOLZ, 197-237.

ik

la ville des grands souvenirs ; c'est le présent, le lieu des réunions nationales ; c'est aussi l'avenir, car une Jérusalem nouvelle doit surgir à la place de l'ancienne Jérusalem est la ville du grand Roi; c'est la ville de Dieu et de son Christ. Jésus va s'y rendre avec les confidents du grand secret qui est sur le point d'être dévoilé. Il ne fait q Je traverser la Galilée et toucher une dernière fois à Capharnaum 2. Il ne s'arrête nulle part pour prêcher, soit parce qu'il ne veut pas mettre en mouvement la police d'Hérode, en agitant de nouveau les populations galiléennes, soit qu'il juge plus que suffisants les avertissements qui leur ont été donnés en vue du royaume qui vient. Le voilà sur le chemin de Jérusalem; mais il ne se hâte pas d'y arriver. S'il faut en croire le récit de Marc, il aurait recommencé à prêcher quand il fut hors de Galilée, et il aurait annoncé le royaume de Dieu en Pérée et même en Judée 3, avant de pénétrer dans la ville sainte. Rien n'est plus vraisemblable, et l'on peut croire aussi que l'on sentait de plus en plus dans ses discours l'imminence de la fin, que le secret communiqué aux disciples transparaissait de plus en plus dans sa prédication, et que les disciples eux-mêmes avaient peine à le garder.

A mesure qu'on approchait de Jérusalem, Jésus semblait plus pressé de s'y rendre, et ses disciples commençaient à craindre4. Si ignorants qu'ils fussent des choses de ce monde, ils ne pouvaient se dissimuler entièrement les risques de l'entreprise. A la simple annonce du royaume de Dieu, Hérode Antipas avait répondu par une menace. Que ferait Pilate, quand il serait question du royaume venant et du Christ roi? Leur foi ne les aveuglait pas entièrement sur les réalités. Si Dieu manquait à son envoyé, Jésus et ses compagnons pouvaient subir le plus triste sort. Il est probable que Simon-Pierre a exprimé cette inquiétude en demandant au Maître : « Voilà que nous avons tout quitté pour te suivre, qu'adviendra-t-il de nous? » et que Jésus le rassura par cette réponse : « Je vous dis en vérité que vous tous qui m'avez suivi, vous allez être assis sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël 5 ». Jésus n'allait pas à Jérusalem pour y mourir; il y allait pour préparer et procurer, au risque de sa vie, l'avènement de Dieu.

Lui non plus ne se dissimulait pas le péril de sa démarche; mais il aurait cru manquer de foi et d'obéissance envers le Père céleste en sup-

1. Cf. ME. xiv, 38; MT. XXVI, 61 (JN. II, 19); Ap. XXI, 9-XXII, 5. Sur la nouvelle Jérusalem, voir VOLZ, 336-339.

2. Me. ix, 30. 33.

3. Mc. x, 1.

4. Mc. x, 32.

5. MT. XIX. 27-28. Cf. supr. p. 132.

posant que le royaume pourrait tarder encore, et en se dérobant au danger par le silence. Il avait dit pour lui-même aussi bien que pour ses disciples : « Qui cherche sa vie la perd, et qui la perd la gagne1 ».

S'il était dans les desseins.du Père que le Christ n'entrât dans sa gloire que par la mort, l'avènement du royaume n'était pas encore payé trop cher. Mais ce n'était là, semble-t-il, qu'une prévision éventuelle, non une certitude. La puissance de Dieu était plus grande que la malice des hommes : on' pouvait tout craindre de celle-ci, mais on pouvait aussi, et mieux encore, on devait tout attendre de celle-là. Jésus ne voyait, ne voulait voir que son idéal et son espérance. Aimerait-on mieux que, prenant le monde pour ce qu'il était, considérant l'hésitation de ses disciples, la puissance invincible de Rome, l'impitoyable dureté des prêtres politiques, la haine obstinée des pharisiens, l'impossibilité autant dire physique de faire ce qu'il voulait, soplever la terre jusqu'au ciel et rendre Dieu visible à l'humanité, il s'en fût retourné tranquillement dans son atelier de Nazareth ? Il n'avait même pas ce choix, car une telle idée ne pouvait s'offrir à son esprit. Il suivait la loi de sa vocation, il allait à la gloire, c'est-à-dire, d'abord et nécessairement, à la mort.

Le temps de la Pâque approchait ; les pèlerins commençaient à affluer à Jérusalem; Jésus s'y rend avec ses apôtres et une foule que sa prédication avait ralliée sur le chemin. La confiance avait repris le dessus dans l'âme des disciples. Toute la troupe était persuadée que le royaume des cieux allait se manifester 2. Il semble que Jésus lui-même ait voulu le signifier en réalisant volontairement une partie du programme messianique tel qu'il était déterminé dans les prophéties. Zacharie avait représenté le roi idéal en prince pacifique et doux, ayant pour monture un âne3, au lieu d'être porté sur un char de guerre. D'autre part, le mont des Oliviers était le lieu indiqué pour la manifestation du Messie 4. Jésus, arrivé sur la pente de la montagne, envoie chercher un âne ; les disciples le couvrent de leurs manteaux ; le Sauveur s'assied sur le tranquille animal; la troupe cueille des branches aux arbres voisins, les bras s'agitent, et l'acclamation messianique retentit : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur 5. » Ainsi la consigne provisoire qui avait été donnée à Césarée de Philippe était maintenant rompue.

L'heure était imminente, et la voix du peuple ne faisait que préluder à la voix de Dieu.

1. MT. x, 39; Mc, vin. 35.

2. C'est ce qu'a très bien senti l'auteur de Le. xix, 11 (supr. p. 159).

3. ZACH, XI, 9.

4. Cf. supr. p. 96, et le commentaire de Mc. XI, 1, et parallèles.

5. Mc. xi, 1-10.

Les pèlerins font leur entrée à Jérusalem, et un nouvel acte messianique se produit bientôt. Jésus, venant au temple avec ses fidèles, y voit ce que tout le monde pouvait voir, un véritable marché installé dans le parvis. Les pélerins qui désiraient faire quelque sacrifice ne pou- vaient apporter leurs victimes, et ils devaient s'approvisionner sur place ; bœufs, brebis, colombes les attendaient; pareillement le trésor du temple n'acceptait pour les redevances et les offrandes que des monnaies juives, et des bureaux étaient installés pour le change. Ce spectacle choque le Sauveur, qui peut-être se souvient alors du passage de Malachie où l'on représente le « Messager de l'alliance » purifiant le sanctuaire 1. Il se met à chasser les marchands avec leurs bêtes, et à renverser les tables des changeurs 2. On peut croire que ses disciples et d'autres encore l'assistèrent dans cette besogne. Il est probable aussi que le marché dérangé se reconstitua un peu plus loin, hors de l'enceinte sacrée. Mais Jésus avait fait acte d'autorité, il s'était comporté en maître et non seulement en réformateur; ce n'était pas aux marchands de bœufs, de moutons et d'oiseaux, ni aux banquiers qu'il allait avoir affaire, mais aux chefs de la police du temple, c'est-à-dire aux prêtres. Soit surprise devant une manifestation dont ils ne voient pas tout de suite la portée, soit crainte politique devant un mouvement populaire qu'ils hésitent à combattre de front, les chefs du temple ne se décident pas d'abord à mettre la main sur le perturbateur ; ils lui demandent seulement de quel droit il se permet d'agir ainsi en maître. Jésus fait une réponse évasive. Se rappelant quelle avait été l'attitude des sadducéens à l'égard de Jean, et sachant d'autre part la faveur dont celui-ci avait joui auprès du peuple, ou bien peut-être se proposant d'affirmer sa propre mission si ses interlocuteurs se déclarent partisans du Baptiste, il se dérobe à leur demande par une question : « Le baptême de Jean était-il de Dieu ou des hommes ? » Les prêtres réfléchissent qu'il est dangereux de se prononcer dans un sens ou dans l'autre : ils froisseraient le peuple en disant que Jean était un faux prophète ou un halluciné; cependant ils ne croient pas que le Baptiste ait été inspiré de Dieu, et s'ils le disaient pour complaire à la multitude, ils pressentent que le nouveau prédicateur du royaume abusera pour lui-même du témoignage qu'ils rendraient à l'ancien. Eux aussi se dérobent en disant qu'ils ne savent pas. L'incident n'a pas d'autre suite. Mais la défiance est au comble chez les prêtres, et l'irritation commence. Si ce prophète galiléen continue à mettre le trouble au temple et dans la ville, on cherchera le moyen de se défaire de lui 3.

1. MAL. III, 1-4.

2. Me. xi, 15-17.

3. Me. xi, 18, 27-33.

Jésus avait dû entrer à Jérusalem quelques jours seulement avant la Pâque, et il s'était gravement compromis dès son arrivée. A raison de l'affluence, et peut-être aussi pour sa sûreté, il passait les nuits hors de la ville, dans la campagne, du côté de Béthanie; il venait pendant le jour au temple, et enseignait dans les parvis 1. Il prêchait toujours le repentir pour le royaume des cieux, mais il prêchait avec menaces, parce que le royaume était tout proche, et que son auditoire se montrait réfractaire à sa prédication. Ni les prêtres ni les docteurs de Jérusalem n'avaient la foi simple des pêcheurs galiléens. L'enthousiasme de Jésus les laissait froids. Ils supputaient seulement les inconvénients que cette agitation pourrait avoir du côté de l'autorité romaine, la couleur messianique du mouvement et l'émotion populaire étant de nature à exciter les inquiétudes du pouvoir. Jésus parlait librement et hardiment. Il comparait Jérusalem et le peuple juif au figuier qui ne rapporte rien, et à qui le propriétaire a donné une année de répit, la dernière 2. Mais il n'avait pas le loisir de développer tranquillement ses paraboles, comme il faisait jadis à Capharnaüm et au bord du lac de Gennésareth. Des docteurs venaient lui poser des questions insidieuses à seule fin de le compromettre, soit vis-à-vis du peuple qui l'écoutait. avidement, soit vis-à-vis du pouvoir romain, qui l'arrêterait dès qu'on aurait pu le lui rendre suspect.

Un jour on lui demandait s'il était permis de payer le tribut à César 3 : dangereux problème, qui se posait devant la conscience des puritains, et qu'un prophète du royaume ne pouvait résoudre par l'affirmative sans paraître se renier lui-même, ni par la négative sans s'insurger contre le gouvernement établi. Avec l'habileté dont il avait déjà fait preuve quand les prêtres l'avaient interrogé sur la mission qu'il s'attribuait, Jésus s'abstenait de répondre directement, se faisait montrer la monnaie de l'impôt, et comme les questionneurs tiraient de leur poche une pièce à l'effigie de l'empereur, il leur disait de rendre à César ce qui était à César, sans oublier de rendre aussi à Dieu ce qui venait de lui.

Un autre jour. on lui amenait une femme surprise en adultère, et l'on demandait au prédicateur de la repentance et du pardon s'il fallait appliquer la loi à cette coupable : nouvelle occasion de se démentir lui-même, ou de se mettre en contradiction avec Moïse. Il commençait par se taire : on insistait ; alors il trouvait encore la plus heureuse des échappatoires : puisque la femme a mérité d'être lapidée, « que celui qui a conscience d'êbe sans péché lui jette la première pierre ». Tout le monde s'en

1. Mc. XI, 19; XII, 37 b; Le. XXI, 37-38. Cf. supr. pp. 96, US, 160.

2. Lc. XIII, 6-9 (Mc. XII, 1-11). Cf. supr. pp. 155, 97.

3. Mc. XII, 13-17.

allait, et Jésus pouvait congédier la femme en lui recommandant de ne plus pécher 1.

De telles victoires ne pouvaient qu'accroître les haines qui s'amoncelaient autour de lui. Rien ne lui servait d'avoir réponse aux chicanes que les sadducéens lui faisaient sur la résurrection des morts 2, ou à l'objection de ceux qui lui disaient que le Messie devait être descendant de David 3. Le peuple admirait ces exploits de dialectique, comme il se laissait gagner à l'espérance du royaume par la conviction et l'éloquence du prédicateur; mais les personnes dirigeantes, prêtres et scribes, notables pharisiens, lui étaient de plus en plus ouvertement hostiles. Et Jésus de son côté ne les ménageait pas. C'est à ce moment sans doute qu'il proféra les terribles invectives contre les hypocrites qui disent et ne font pas, qui imposent aux autres des fardeaux qu'ils ne portent pas eux-mêmes, qui font l'aumône avec affectation et qui sont avares et rapaces, qui poussent le scrupule jusqu'à payer la dîme sur les moindres herbes de leur jardin, et qui n'ont ni justice, ni pitié, ni bonne foi 4. C'est alors aussi qu'il prononça la parole sur le temple qui devait être détruit, et que lui-même rebâtirait en trois jours 5. Avant qu'arrivât la fête, on en était de part et d'autre aux extrémités. Jésus rencontrait une résistance qu'il sentait insurmontable, et comprenait l'inutilité de poursuivre son enseignement. Les chefs religieux du peuple juif voyaient la nécessité d'en finir, et cherchaient l'occasion de se saisir par ruse de celui qu'ils regardaient comme leur ennemi, afin de le livrer eux-mêmes au procurateur. La situation ne pouvait se dénouer que par un miracle ou par une catastrophe, et ce fut la catastrophe qui arriva.

Jésus n'avait pas laissé de la prévoir, mais il n'avait pas cessé non plus d'espérer le miracle, parce qu'il comptait toujours sur l'avènement du royaume. Une comparaison peut être ici permise : Jeanne d'Arc aussi ne douta jamais que les Anglais dussent être, jusqu'au dernier, « boutés » hors de France, quel que fût provisoirement son destin. Celui de Jésus se décida, à ce qu'il semble, deux jours avant la fête. Il s'était retiré le soir à Béthanie, chez un certain Simon dit le Lépreux 6, où il prenait son repas avec les apôtres. Lui-même sentait l'imminence du dénouement. Il prononça, selon la coutume, les paroles de bénédiction sur le pain et le

1. JN. VII, 53-VIII, 11. Cf. supr. p. 98, et QÉ. 534-549.

2. Mc. XII, 18-27.

3. Mc. XII, 35-37.

4. Mc. XII, 38-40; MT. XXIII.

5. Cf. MT. XXVI, 61; Mc. XIV, 58; JN. II, 19. Voir le commentaire de Mc. XIII, 1-2, et QÉ. 286-302.

6. Mc. XIV, 3 a. Cf. supr. p. 99.

vin, mais il ne dissimula pas à ses fidèles que c'était la dernière fois : « Je vous dis en vérité que je ne boirai plus de ce produit de la vigne avant qu'arrive le règne de Dieu 1. » Ces paroles ne donnent aucunement à entendre qu'un long temps s'écoulera entre le jour présent et l'avènement du royaume ; elles ne signifient pas davantage que la mort du Christ doit se placer entre les deux. Elles signifient qu'on est à la veille d'un changement radical, et que l'on ne peut répondre du lendemain : demain, ce sera peut-être le royaume espéré ; mais ce peut être aussi une crise terrible, en attendant qu'arrive le royaume qui ne saurait tarder. Les jours paisibles de la prédication galiléenne sont bien passés : alors on pouvait aller sans bourse, ni besace, ni chaussures, et ne manquer de rien ; maintenant il faut se pourvoir, et la provision à faire est celle d'une épée. « Nous en avons deux », répondent les disciples. Et toute la troupe se rend, comme les jours précédents, sur la montagne des Oliviers pour y passer la nuit 2.

Cependant Judas, l'un des Douze, s'était abouché avec les ennemis de son Maître 3. Lui seul a connu les motifs qui ont pu le déterminer à cette trahison. Le principal dut être la désillusion. Peut-être voyait-il mieux que les autres les dangers que courait non seulement leur espérance, mais leur existence personnelle. Il n'était sans doute pas homme à sentir la beauté morale d'une tentative sans espoir humain. Il ne voyait pas du tout s'approcher le royaume, et il voyait venir la mort. Quelles qu'aient été les circonstances particulières de ses pourparlers avec les chefs du temple, un fait est certain, c'est qu'un coup de main fut concerté dont il était l'agent principal. Sachant où l'on pouvait trouver Jésus cette nuitlà, il se chargea d'y conduire une troupe armée que les prêtres avaient aisément recrutée parmi les gardes du temple et les gens de service ; la troupe s'emparerait de Jésus, et, le lendemain matin, les prêtres le livreraient à Pilate, qui était venu, suivant l'usage, de Césarée à Jérusalem pour veiller au maintien de l'ordre pendant les solennités de la Pâque.

Jésus était en un lieu appelé Gethsémani. L'impression qu'il avait manifestée pendant le repas régnait encore dans son âme. Il sentait que le moment de la grande épreuve, de la suprême « tentation », était venu.

En arrivant à l'endroit où il se proposait de passer la nuit, il avait invité ses disciples à prier pour que le danger prévu l'épargnât ; lui-même s'avança un peu et, prosterné contre terre, il pria pour que « si c'était possible, cette heure s'écartât de lui ». Son âme se rasséréna dans la prière, il s'affermit dans la confiance en son Père céleste, et, au bout d'un

1. MC. XIV, 22 a, 23, 25 ; Le. XXII, 14-18. Cf. supr. pp. 100, 160:

2. Lc. XXII, 35-39.

3. Mc. XIV, 10-11.

certain temps, il revint à ses disciples pour les engager lui-même à dormir. Avis superflu : Judas arrivait avec les satellites du grand prêtre, toute une bande pourvue d'épées et de bâtons 1. Afin de désigner Jésus à ses compagnons, Judas s'approche de lui comme pour le saluer à l'ordinaire, et ces gens aussitôt se saisissent de lui. Les disciples, déconcertés par l'événement, veulent néanmoins résister. L'un de ceux qui avaient une épée la tire et, frappant sans doute un peu au hasard, coupe l'oreille au chef de la bande, « le serviteur du grand prêtre ». Mais la lutte était trop inégale. Après un peu de mêlée confuse, quelques coups donnés et reçus, les disciples se voient perdus, prennent peur et s'enfuient tous, laissant leur Maître à ceux qui l'avaient pris 2.

Ceux-ci le menèrent chez le grand-prêtre Caïphe. Seul de tous. les dis- ciples, Simon-Pierre était revenu sur ses pas, avait suivi la troupe à distance et s'était glissé dans la cour du grand-prêtre, où les valets étaient restés, autour d'un feu qu'ils avaient allumé. Une servante le remarque et dit : « Toi, tu étais avec Jésus de Nazareth. » L'apôtre nie avec plus d'empressement et d'emphase qu'il ne fallait pour être cru. La servante dit aux assistants : « Il en était ». Nouvelle protestation. Les assistants répliquent : « Tu en es certainement, car tu es Galiléen. » Pierre jure qu'il ne connaît pas seulement l'homme dont on parle. Mais il comprend tout le péril de sa situation, et il s'en va. C'était l'heure où le coq chante 3.

Dès les premières lueurs du jour, une réunion se fit chez le grandprêtre, où l'on s'entendit sur les moyens de perdre le captif. Comme le sanhédrin n'avait pas le droit de faire exécuter une sentence capitale sans la ratification du procurateur 4, et qu'on ne se souciait pas d'ailleurs d'en assumer la responsabilité devant le peuple, il fut sans doute convenu d'avance que l'on dénoncerait simplement Jésus à l'autorité romaine en qualité de perturbateur et faux Messie. Mais il fallait régler les termes de l'accusation et distribuer les rôles, rassembler et préparer les témoins.

Ces mesures furent bientôt prises. Dès le matin, les prêtres amenaient Jésus enchaîné devant le tribunal de Ponce Pilate.

La cause n'était pas claire, et l'acharnement des accusateurs quicherchaient partout des griefs et des preuves contribuait sans doute à l'embrouiller. Une autre circonstance pouvait rendre le juge perplexe : l'accusé ne disait rien. Le thème général de l'accusation était facile à saisir, mais la démonstration rencontrait plus d'une difficulté. Jésus de Naza-

1. Voir supr. p. 101, l'analyse de Me. xiv, 32-42.

2. Voir l'analyse de Me. xiv, 43-50, supr. p. 101.

3. Voir l'analyse de Me. xiv, ">3-M4, 66-72, supr. p. 102.

4. Cf. SCHURER, II, 208-210.

reth prétendait évidemment à la dignité messianique, par conséquent à la royauté d'Israël, d'où l'on pouvait conclure qu'il méditait le renversement de la domination romaine. D'autre part, il n'avait commis aucun acte de révolte contre cette domination; non seulement il n'avait pas fait appel aux armes, mais il n'avait pas dit un seul mot qui pût exciter ses compatriotes à la rébellion. On a pu voir comment il avait tourné un problème scabreux, celui du tribut. Sa conduite démentait en quelque façon la prétention qu'on lui attribuait, et qu'il avait réellement. Il est à croire que les arguments des prêtres étaient, pour la plupart, des paroles mal comprises, des inductions fausses ou de pures calomnies. Le silence de Jésus faisait la partie belle aux accusateurs ; mais, quand même il aurait parlé, le fond de la question n'aurait pas été plus intelligible pour Pilate. Jésus aurait pu se disculper sur les détails, il n'aurait pu nier sa propre mission, et cette mission, telle qu'il la voyait encore à cette heure critique, ce n'était pas l'institution d'une société spirituelle, compatible avec tous les pouvoirs humains, c'était l'instauration complète du règne de Dieu, à la place de la tyrannie des hommes. Si donc Jésus se tait, ce n'est pas uniquement par dédain pour des adversaires passionnés, ou par suspicion à l'égard du juge, c'est parce qu'il n'y a pas d'explication possible, c'est parce que la situation est sans issue.

L'avenir seul et la force des choses pouvaient suggérer les distinctions opportunes. La parole du Christ johannique : « Mon royaume n'est pas de ce monde 1 », n'aurait jamais pu être dite par le Christ de l'histoire.

Ce que celui-ci a réellement dit signifierait plutôt le contraire. Car Jésus a parlé enfin devant Pilate. Il a pu se taire quand on a répété la parole qu'il avait prononcée au sujet du temple 2, ou bien même quand on a prétendu qu'il empêchait de payer le tribut à César 3, supposé que ce grief ait été formulé. Quand Pilate lui a posé l'interrogation : « Es-tu le roi des Juifs ? » il a répondu affirmativement 4. Cet aveu a été, pour ainsi dire, enregistré officiellement dans la sentence de mort et sur l'écriteau de la croix 5. Les évangélistes ne se trompent pas tout à fait en laissant entendre que le procurateur ne pouvait se dispenser de la condamnation 6. En l'état de la cause, et vu l'impossibilité où il était de discerner dans le mouvement évangélique autre chose qu'une agitation dont le résultat nécessaire et prévu, sinon le but avoué, était le renversement de

1. JN. XVIII, 36.

2. Voir le commentaire de MC. XIV, 58.

3. LC. XXIII, 2.

4. Mc. xv, 2.

- 5. Mc. xv, 26.

6. Cf. supr. p. 103, et voir le commentaire de MC. XV, 1-4, lob, et parallèles.

i

l'ordre établi, Pilate, quand même il aurait attaché plus d'importance qu'il n'en attachait à la vie d'un homme et à la vie d'un juif, ne devait pas hésiter à rendre son arrêt. Il le rendit sans scrupule, et surtout sans se douter qu'il venait d'assurer pour les siècles des siècles une place à son nom dans le symbole officiel d'une religion qui devait triompher de l'empire et lui survivre.

L'aveu de Jésus n'était pas une bravade, c'était un acte de courage et de sincérité, un dernier acte de foi. Il ne pouvait pas nier, et le silence sur ce point capital aurait été l'équivalent d'une rétractation. Il parla, toujours confiant dans Celui qui l'avait envoyé. Peut-être sont-ce les derniers mots qu'il ait prononcés avant de mourir. Sans doute il attendit jusqu'à son dernier instant le secours que la mort seule devait lui apporter.

Aussitôt après la sentence et la flagellation préliminaire à l'exécution, les soldats chargés de celle-ci l'emmenèrent dans leur corps de garde et y organisèrent une scène de dérision qui était peut-être en rapport avec quelque usage païen : Jésus fut traité en roi de comédie f, puis on l'emmena au lieu du supplice. Comme il ne pouvait porter la croix sur laquelle il devait mourir, les soldats réquisitionnèrent à cet effet un certain Simon, juif de Cyrène, qui rentrait dans la ville au moment où le triste cortège se disposait à en sortir. Deux autres condamnés, voleurs de profession, devaient être aussi crucifiés ce jour-là. On se rend à l'endroit appelé Golgotha. Bientôt les croix y sont dressées, portant les corps entièrement nus des suppliciés. Il n'était pas encore midi. De longues heures s'écoulèrent. Les soldats gardaient les croix, en attendant la fin; des curieux stationnaient, ricanant sans pitié devant le gibet du « roi des Juifs ». On raconte que les deux voleurs l'insultaient aussi. C'est que la mort des crucifiés pouvait être lente à venir. Celle de Jésus ne tarda pas. Par suite de quelque complication intérieure, il expira subitement, vers trois heures de l'après-midi, après avoir poussé un cri qui étonna les assistants 2.

Ainsi finit le rêve de l'Evangile ; la réalité du règne de Dieu allait commencer.

On ne saurait dire s'il restait un seul apôtre à Jérusalem le soir de la passion. Quelques-uns peut-être n'avaient pas attendu la mort de leur Maître pour prendre le chemin de la Galilée. Les moins timides perdirent toute espérance quand ils virent que le Ciel n'avait pas secouru celui qu'ils avaient salué comme le Messie. Il était de tradition parmi les disciples des apôtres que, le pasteur ayant été frappé, les brebis s'étaient dispersées, qu'il y avait eu grand scandale parmi les croyants, que leur foi à

1. MC. xv, 16-20. Sur l'incident de Barabbas (MC. xv, 5-15 a), voir supr. p. 103 , et le commentaire.

2. Mc. xv, 21-22, 25,27-30, 32 b, 34 a, 37.

tous avait périclité, qu'ils s'étaient retirés chez eux, sans s'occuper même de ce que devenait le cadavre de Jésus 1. On peut supposer que les soldats détachèrent le corps de la croix avant le soir et le mirent dans quelque fosse commune, où l'on jetait pêle-mêle les restes des suppliciés 2. Quoi qu'il en soit de ce dernier point, les conditions de la sépulture furent telles qu'au bout de quelques jours il aurait été impossible de reconnaître la dépouille du Sauveur, quand même on l'aurait cherchée.

Cependant l'action exercée par le Christ sur ses disciples avait été trop profonde pour qu'elle pût s'effacer de leur âme. Ils étaient bien revenus en Galilée 3, mais ils n'avaient pu se remettre aux conditions d'une vie ordinaire. Quelques-uns étaient restés avec Pierre, et l'on peut croire que les Onze avaient fini par se retrouver à Capharnaüm ou dans les environs.

Dans une existence oisive où un peu de pêche suffisait à leur entretien, le passé les ressaisit, leurs souvenirs s'enflammèrent dans la solitude. Ils avaient été trop profondément remués par l'espérance pour que le coup de malheur qui les avait d'abord accablés ne fût pas suivi d'une réaction puissante vers le grandiose avenir qui les avait séduits. Aucun d'eux n'avait assisté à la mort de Jésus, aucun n'avait vu traîner son corps au charnier. Ils avaient su, ils ne pouvaient douter, mais l'impression de cette certitude n'était pas le découragement physique que leur eût fait éprouver la réalité. Qui sait si le secours du Père céleste, qui n'était pas arrivé à son Christ dans la vie, ne lui était pas venu dans la mort? Fallait-il renoncer au règne de Dien ? Et si le règne était proche, Jésus n'y avaitil pas toujours sa place nécessaire?

On ne doit pas oublier que les apôtres avaient la même mentalité que leurs concitoyens de Capharnaüm ou de Bethsaïde, qui se demandaient si Jésus ne serait pas Élie ou quelque prophète ressuscité. L'idée d'une résurrection personnelle était assurément plus facile à accepter que ces chimères. Le Christ lui-même, toutes les fois qu'il avait envisagé l'éventualité de sa mort, n'avait pu l'admettre hypothétiquement qu'en supposant en même temps, comme conséquence, sa résurrection pour le grand avènement. Des preuves extraordinaires, des constatations rigoureuses n'étaient donc pas indispensables pour persuader les apôtres. Le travail intérieur de leur âme enthousiaste pouvait leur suggérer la vision de ce qu'ils souhaitaient ; des incidents fortuits, interprétés et transfigurés selon les préoccupations du moment, pouvaient avoir la même portée que des

1. Cf. MC. XIV, 27, 50 (JN. XVI, 32). Noter l'absence de tout disciple dans le récit, d'ailleurs légendaire, de la sépulture (Mc. xv, 42-47 ; supr. p. 104).

2. Voir le commentaire de MT. XXVII. 8.

3. Voir supr. p. 105, et le commentaire de MCe. XIV, 28 et XVI, 7.

visions, avec un caractère objectif qui les rendait moins discutables, si l'on avait songé à discuter.

Pierre acquit le premier la conviction que son Maître était vivant. Il l'avait vu un jour, à l'aube, en pêchant sur le lac de Tibériade 1. Ce fut lui sans doute qui rassembla les Onze et ranima de son ardeur leur foi chancelante 2. L'impulsion étant donnée, cette foi grandit par le besoin même qu'elle avait de se fortifier. Le Christ apparut aux Onze. Ce qu'il leur voulait, ce qu'il leur disait, ce qu'ils croyaient entendre, ce qu'il fallait réellement et ce qui était l'intention souveraine de Dieu, c'est qu'ils reprissent en main l'Évangile, pour annoncer que le royaume était toujours proche, que le Christ allait venir, et que ce Christ était véritable- ment Jésus, revenu de la mort et pour toujours vivant.

C'est ainsi que leur foi les ramena à Jérusalem pour y exercer leur apostolat. La Galilée ne leur offrait pas plus de sécurité qu'elle n'en avait offert à leur Maître, et Jérusalem était l'endroit où il convenait de porter le message du salut. Peut-être y revinrent-ils à l'occasion d'une fête ; il est possible que cette fête ait été la première Pentecôte après la Pâque de la passion 3. Ils n'avaient sans doute aucun plan de propagande, mais leur âme débordait de foi. Ils avaient pu nouer quelques relations à Jérusalem dans leur précédent voyage, et le souvenir de Jésus n'était pas éteint chez les amis qu'il avait gagnés avant sa mort. Des réunions se constituèrent où s'affirma la foi à Jésus-Christ ressuscité, entré dans la gloire de Dieu par la résurrection. Les auteurs de la mort de Jésus ne pensaient probablement plus à lui, quand il leur revint que ses disciples étaient maintenant à Jérusalem, et qu'ils déclaraient vivant et immortel le crucifié du Golgotha. Le christianisme était né. On allait essayer de le combattre. Il fallait le discuter. Nul ne contestait que Jésus fût mort sur la croix. Nul ne pouvait démontrer qu'il ne fut pas ressuscité. Ses fidèles affirmaient sans crainte qu'il était vivant, et ils entreprenaient maintenant de prouver par les Écritures que le Christ devait mourir et ressusciter ensuite, comme avait fait Jésus, qui était vraiment le Christ.

1. JN. XXI, 1-14. Voir supr. p. 147, et QÉ. 925-938.

2. Voir le commentaire de LC. XXII, 32.

3. ACT. II, 1.

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CHAPITRE VIII L'ENSEIGNEMENT DE JÉSUS D'APRÈS LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES

Quand on parle de l'enseignement de Jésus, on ne veut pas dire que le Christ ait professé un corps de doctrine, énoncé un système théologique, exposé méthodiquement et soutenu par voie d'argumentation une série de thèses logiquement coordonnées 1. Jésus poursuivait une œuvre, non la diffusion d'une croyance; il n'expliquait pas théoriquement le royaume des cieux ; il en préparait l'avènement en exhortant les hommes au repentir. Cependant l'œuvre même de Jésus se rattache à une idée, celle du royaume céleste, elle se définit dans cette idée, qui présuppose, implique ou entraîne après elle d'autres idées. Jésus agissait par la parole, et sa parole avait pour objet le royaume de Dieu avec tout ce qui s'y rapporte. C'est cet ensemble des idées familières au Christ qu'il s'agit de reconstituer à l'aide des Évangiles, non comme une philosophie générale du monde et de l'histoire, qui nous paraîtrait maintenant chétive et insuffisante à beaucoup d'égards, mais comme l'expression historique de la grande œuvre morale que Jésus a voulu accomplir.

L'idée du règne de Dieu 2 est, en un sens, tout l'Évangile ; mais elle est aussi tout le judaïsme, et elle n'est réellement intelligible que par rapport à la foi israélite, dont Jésus retient, sans les discuter, toutes les données traditionnelles. La prédication du royaume céleste n'a pas été présentée aux Juifs comme une révélation nouvelle, mais comme l'accomplissement des promesses anciennes, et l'on peut dire de la religion d'Israël. Elle n'était, en effet, que l'aboutissant d'une longue évolution dont les origines se confondent avec celles du peuple israélite, même des peuples sémitiques en général et, jusqu'à un certain point, de l'humanité religieuse.

Dans la plupart des religions connues par l'histoire, on n'a jamais conçu la divinité sans un pouvoir transcendant, lequel, du côté de cette divinité, se manifeste par des effets surnaturels, par une action souveraine, supérieure dans son objet, mais analogue dans son principe à celle

1. Cf. HOLTZMANN, Neut. Theologie, 1, 124. Cet important ouvrage est à consulter sur tous les points traités dans le présent chapitre.

t 2. Sur l'équivalence des formules « royaume des cieux » et « royaume de Dieu », et leur signification, voir plus bas, p. 229, n. 6, et le commentaire de MC. I, 15; MT. IV, 17.

que les autorités humaines exercent sur leurs sujets; du côté de l'homme ce pouvoir est reconnu par un culte, par des respects et une soumission, des tributs, analogues aussi à ceux que l'on rend aux chefs des sociétés humaines. En fait, ces chefs étaient comme les vicaires des dieux, et chez certains peuples, ils étaient considérés comme étant issus de leur race immortelle. Si la nation se personnifiait en un monarque céleste, le monarque terrestre en était le représentant, le fils bien-aimé, l'agent et comme le premier prêtre. La titulature des rois (l'Égypte', surtout celle des rois de Ninive et de Babylone 2 sont très instructives à cet égard Les rapports de Camos avec le peuple et le roi de Moab il sont caractérisés de la même manière. Les intérêts du peuple sont ceux du dieu, et réciproquement : s'il arrive quelque insuccès ou quelque calamité, c'est que le dieu est mécontent de ses adorateurs, et il convient de l'apaiser par quelque expiation solennelle ; si tout prospère, c'est qu'il est satisfait des siens, et il importe de l'entretenir dans ces bonnes dispositions.

Les hommages du culte sont au premier rang des devoirs qu'il exige, mais certaines conditions d'ordre moral sont impliquées dans la religionqui règle les rapports des hommes entre eux, tout comme ceux des hommes avec leur dieu; le dieu est gardien des coutumes tradition, nelles, conséquemment protecteur de ce qui est considéré comme le le droit, et du degré de moralité individuelle, domestique et sociale où ses fidèles sont parvenus. On dira de ces dieux qu'ils sont justes et bons ; ils le sont au plus haut degré que leurs adorateurs peuvent concevoir.

Mais comme le sens proprement moral est encore dominé dans la cons-

1. « Les Pharaons sont la chair du Soleil (Râ), les uns de par leur père, les autres du chef de leur mère, et leur âme a une origine surnaturelle, comme leur corps : elle est un double détaché de l'Horus qui succéda à Osiris et qui régna le premier sur l'Égypte seule. Pharaon est le prêtre par excellence des dieux de l'Égypte entière qui sont ses dieux à lui. » MAsPERo, Histoire ancienne des peuples de l'Orient, I, 259, 266.

2. « Je suis Ashurbanapal (Sardanapale), créature d'Ashur et de Belit ., dont Ashur et Sin., dès les jours lointains, ont proclamé le nom pour la royauté, et qu'ils ont formé dans le sein de sa mère pour gouverner Asshur; dont Ramman et Ishtar, par un décret immuable, ont décidé la royauté. »

« Nabiumkudurriusur (Nabuchodonosor), roi juste., qui gouverne les hommes de Bel, de Shamash et de Marduk. Dès que Marduk, le seigneur suprême m'eut élevé au gouvernement du pays, m'eut donné à gouverner les foules des hommes, je m'inclinai avec respect devant Marduk, le dieu qui m'a créé. »

E. SCHRADER, Reilinschriftliche Bihliothek, II, 152-153; III, II, 32-33.

3. Voir l'inscription de Mésha ap. RENAN, Histoire du peuple d'Israël, II, 302-305. Cf. l'inscription votive de Panammu, roi de ladi (contemporain de Téglat-phalasar, 734-727 av. J.-C.), ap. LAGRANGE, Religions sémitiques 2, 492- -493.

cience individuelle par le prestige extérieur, indiscutable et indiscuté, du droit coutumier, la justice des dieux concerne aussi la conduite des hommes et l'ordre de la société plutôt que les sentiments intimes et la pureté du cœur; du moins se fait-il de toutes ces choses une sorte de confusion qui tourne aisément au préjudice du progrès moral. Le règne du Dieu est surtout le régime traditionnel et la fortune de la nation. Ce règne peut s'étendre par la conquête. Les guerres des peuples étant celles de leurs divinités, celles-ci peuvent être victorieuses ou vaincues, et il arrive même qu'on les fait prisonnières 1. C'est assurément dans les vieux cultes orientaux qu'il faut chercher la plus ancienne ébauche du royaume de Dieu.

Quand la royauté de Iahvé sur Israël apparaît daus l'histoire, elle ne diffère pas sensiblement de celle de tout autre dieu sur le peuple qu vit sous son patronage. L'horizon de ce dieu est très limité. De même que son peuple n'existe que pour le servir, lui semble n'exister que pour protéger son peuple ; il l'a tiré d'Égypte, conduit dans le désert, installé dans le pays où les tribus se sont définitivement fixées ; il est le dieu du peuple et du sol ; il ne s'occupe des autres peuples que dans la mesure où ceux-ci entrent en rapport avec Israël, et c'est naturellement pour garantir les siens contre leurs ennemis ; on se le figure avec délices noyant Pharaon et toute son armée sous les flots de la mer Rouge, exterminant les Cananéens, jouant, même dans une défaite passagère, les plus désagréables tours aux Philistins et à Dagon leur dieu 2 ; d'ailleurs très jaloux de son droit et de sa majesté, foudroyant qui ose regarder dans son arche, ou qui se risque à la toucher pour la soutenir dans un mauvais pas 3 ; cependant fidèle à son peuple et terrible dans la bataille.

C'est lui qui a institué les rois, et il a fait alliance avec la maison de David ; il règne par elle 1.

Mais les conditions du pacte qui gouvernait les rapports d'Israël avec son dieu ne tardèrent pas à devenir plus morales que cultuelles, et même en tant que cultuelles, il semble qu'elles aient présenté d'abord une singularité caractérisque : Iahvé ne voulait pas souffrir d'autres dieux à côté de lui, pas même une déesse parèdre, comme en avaient les grands dieux des nations, et il ne voulait pas non plus qu'on le représentât par des statues saintes qui auraient reçu les hommages de ses adorateurs. C'est dans cette religion à tendance monothéiste et spiritualiste que s'accentua et s'épura le caractère moral qui est inhérent à toute

1. On sait que Iahvé lui-même fut pris par les Philistins ( I SAM. IV-VI).

2. I SAM. V, supr. cit.

3. I SAM. VI, 19; II SAM. VI, 6-7.

4. Cf. II SAM. VII.

religion. Les personnages connus sous le nom de prophètes étaient lt représentants du iahvéisme progressiste, à côté des prêtres qui représer taient, en Israël comme ailleurs, la stabilité de la tradition cultuelle Les prophètes se firent un idéal de justice et de moralité qui était à 1 fois le caractère de Iahvé, la règle de son alliance et le principe de s faveur. En même temps qu'ils concevaient Iahvé comme le Dieu uniqu auprès duquel les dieux étrangers n'étaient que des puissances suboi données ou des idoles de néant, ils voyaient en lui le juge des cons ciences, àqui nul hommage n'est plus agréable que la pureté du cœu et l'équité, l'irréprochabilité de la conduite ; qui n'agrée pas les sacri fices pour eux-mêmes, et qui les a plutôt en abomination s'ils sont offert par des hommes injustes, en vue de le gagner par des présents, et comm s'il avait besoin des holaucaustes 1. Si maintenant la nation est éprouvée ce n'est pas seulement parce que Iahvé est en colère et qu'il veut châ tier son peuple, c'est qu'il a une raison de le châtier, et qu'il entrepren de le purifier. Que l'on s'abstienne de l'idolâtrie, que l'on pratique 1: justice et le droit, et l'on aura la paix dans la plus entière prospérité Ce sera le bonheur dans la justice, et Iahvé tiendra les nations en res pect, pour qu'elles ne troublent pas la sécurité du peuple élu. Seront elles de leur côté attirées vers Israël et son Dieu, qui apparaît comme le Dieu de l'univers ? Certaines voix le proclament 2 ; mais si quelques unes semblent leur attribuer une place et une part égale à celle d'Israë dans la félicité commune, le plus ordinairement la participation des Gentils est un élément accessoire dans la perspective du règne de jus tice, et cette participation même est plutôt celle de sujets ou de tribu taires que celle de citoyens du royaume 3. Le nationalisme primitif subsistait au moins dans le cadre et l'économie extérieure du royaume dE Dieu; il se maintient encore de cette manière jusque dans l'Évangile de Jésus.

Cependant le règne de Dieu n'est pas une simple réforme sauvegardant le droit du Créateur et garantissant le bonheur des croyants. L'action de Iahvé ne s'exerce pas seulement dans le cœur des individus et dans l'histoire des peuples, elle gouverne l'univers entier, dirigeant toutes ses puissances et domptant celles qui sont ennemies de l'ordre.

Toutes les vieilles cosmogonies connaissent une lutte de la lumière et des ténèbres, de la force qui organise le monde, et de celle qui fait le chaos. La tradition d'Israël n'ignorait pas cette lutte épique du Dieu créateur contre le chaos personnifié; mais de même que la mythologie

1. Se rappeler Is. I.

2. On connaît le texte Is. II, 2-4 (MICII. IV, 1-T»).

3. Voir par exemple Is. LX.

avait transporté au terme initial des temps une lutte qui ne laissait pas d'être actuelle et conçue même encore comme telle, il était naturel que l'on en vînt à l'idée d'un triomphe définitif de l'ordre sur le chaos, qui coïnciderait avec le triomphe définitif du bien sur le mal 1. Telle était la doctrine eschatologique des Perses ; telle fut, non peut-être sans quelque influence de celle-ci, la doctrine eschatologique d'Israël 2. On en était venu à considérer la puissance des ténèbres et du chaos, ennemie de Iahvé créateur, comme l'ennemie de Iahvé dans le cœur et dans l'histoire des hommes, comme l'instigatrice du péché, la révélatrice de l'erreur, l'auteur et l'objet des cultes idolâtriques 3. Elle avait ainsi son règne qui était opposé à celui de Dieu, et qui devait être anéanti au profit de celui-ci, pour qu'il fût à l'abri de toute inquiétude et de toute perturbation. Les royaumes terrestres, oppresseurs d'Israël, étaient les instruments et les organes du Mauvais ; ils devaient disparaître pour faire place au régne d'Israël, qui était le règne des justes, le règne de Dieu i.

Dans cette grande instauration de l'ordre divin, dans cette régénération de l'univers, la justice de Dieu se manifesterait par la résurrection de tous les vrais croyants qui étaient morts sans avoir reçu leur récompense H.

Ainsi l'espérance du règne de Dieu s'achevait en un système complet de doctrine, l'on peut dire de vie, qui avait comme cadre la religion nationale, comme règle une morale fondée sur un principe de religion universelle, comme couronnement la transformation du monde et la consommation du bonheur dans la justice pour l'élite d'Israël et de l'humanité depuis le commencement.

Ce triple élément se retrouve dans la conception du royaume prêché par Jésus fi. Le Christ ne se présente pas comme fondateur d'une reli- gion nouvelle, ni même comme réformateur de la religion traditionnelle; il vient pour l'accomplissement de la grande espérance, et il ne paraît

1. Voir Mythes babyloniens, 17-40.

2. Cf. CHANTEPIE DE LA SAUSSAYE, Histoire des religions (trad. fr.), 474-476 ; 1 BÔKLEN, Die Verwandschaft der jüdisch-christlichen mit der persischen Escha- toloqie, 69-135.

3. Cf. AP. XII, 7-9 ; XX, 1-3, 7-10.

4. Cf. DAN. VII.

5. DAN. XII, 2. Cf. VOLZ, 129-133.

6. « Le royaume des cieux », rj [itxaiXeia. lûv ~oùpavôiv, dans Matthieu, « le royaume de Dieu », y ~acrtÀEta -ou 0EOU, dans Marc et dans Luc (Jean, Actes, Paul), est proprement le règne ou la royauté de Dieu, l'ère messianique. La ,, formule « royaume des cieux » ne signifie pas que le règne de Dieu aura son accomplissement au ciel, ni même qu'il viendra du ciel, si l'on entend par là qu'il y serait préexistant et qu'il n'aurait qu'à descendre tout formé sur la terre.

Le règne de Dieu vient du ciel en tant qu'il est l'ordre divin des choses s'inl

pas s'être soucié de répandre cette espérance là où elle n'existait pas encore, c'est-à-dire chez les païens; il s'adresse aux seuls Juifs, comme s'il n'était envoyé qu'à eux. « Le pain des enfants n'est pas fait pour le chiens 1 », répondait-il à la femme phénicienne qui lui demandait un miracle. Parole involontairement dure et méprisante, que le plus fanatique des pharisiens n'eût pas désavouée, et que la glose de Matthieu atténue en l'interprétant : « Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël 2 ». Il est sous-entendu que d'autres seront envoyés plus tard aux Gentils 3. Mais l'évangélisation ultérieure du monde païen est une idée étrangère à la prédication de Jésus ; dans les années qui suivirent sa mort, les apôtres étaient encore persuadés que la fin viendrait avant qu'on eût seulement porté l'Évangile dans toutes les villes de Palestine 1. Pour ce qui est de sa destination, le royaume des cieux reste ce qu'il était dans l'enseignement des prophètes. Les promesses faites à la postérité d'Abraham, d'Isaac et de Jacob se réaliseront d'abord pour elle; les païens ne sont pas censés y être appelés au même titre que les entants d'Israël, et c'est pourquoi Jésus ne songe pas à les convertir comme les Juifs, ni à les prévenir de la venue prochaine du royaume céleste. Il ne sont pas pourtant exclus du royaume, dont l'avènement, à ce qu'il semble, leur servira de prédication et d'avertissement. C'est alors que « beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident pour se mettre à table avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux », tandis que « les héritiers du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures 3 ». Les élus des Gentils prend ront la place des

troduisant dans le monde ; mais il semble que, dans l'usage du temps, comme plus tard dans la littérature talmudique, le mot Cieux ait été employé comme synonyme de Dieu pour éviter de prononcer le nom divin (cf. DALMAN, Die Worte Jesu, I, 76-77). L'échange des deux noms dans les Synoptiques confirme cette hypothèse. On peut croire, bien que l'opinion contraire ait des défenseurs très autorisés, que la formule « règne des Cieux » est primitive, et qu'elle a été employée par le Sauveur, sans doute aussi avant lui par Jean-Baptiste.

Marc et Luc auront mis « Dieu » à la place de « Cieux », pour éviter un idiotisme hébreu qui aurait déconcerté leurs lecteurs. L'emploi absolu du mot a::crlÀÛI.X. (MT. IV, 23; VIII, 12 ; IX, 35 ; XIII, 19, 38; XXIV, 14 ; XXV, 34 ; Le. XII, 32) appartient au style des évangélistes. Les passages où il est parlé du règne de Jésus (MT. XVI, 28; xx, 21 ; LC. I, 33 ; XXII, 29-30 ; XXIII, 42) ne sont pas non plus de tradition primitive.

1. MT. XV, 26 (MC. VII, 27).

-. 1 n -1 ni" ., 1

2. MT. XV, 24 (cf. X, 6). Cf. supr. p. 130, et le commentaire.

3. MT. XXVIII, 19.

4. Voir le commentaire de MT. x, 23.

5. MT. VIII, 11-12 ( LC. XIII, 28-29).

Juifs qui seront réprouvés. Le royaume des cieux n'en est pas moins comme un royaume d'Israël en forme céleste ; les Gentils y sont agrégés à Israël, et l'on ne peut pas dire que l'humanité y soit accueillie sans aucune distinction près de Dieu, ou bien il faut reconnaître que, dans la perspective, Israël est presque toute l'humanité.

Cependant l'idée nationaliste du royaume est corrigée en deux points essentiels, à savoir le caractère de sa réalisation et les conditions d'admissibilité. Le règne de Dieu n'est pas une institution politique, et il n'en faut pas chercher l'établissement par les moyens qui servent à fonder les monarchies, à créer, à garantir et à défendre l'indépendance des nations. Les joies du royaume céleste appartiennent essentiellement à l'ordre moral ; sa loi est la justice ; Dieu qui le veut 4e fera ; les hommes qui y aspirent contribuent à son avènement par la simplicité de leur foi et la pureté de leur vie ; essayer de l'amener par la force des armes serait en méconnaître le caractère et faire inj ure à Dieu. Par ce côté, l'œuvre du Christ n'a rien de commun avec celle d'un Judas Machabée.

Sans doute les élus du royaume ne dépendront d'aucune puissance humaine, la servitude que les nations font peser sur Israël sera détruite, il ne restera aucune place pour l'autorité de César dans la cité de Dieu ; mais Dieu lui-même fera la substitution de sa royauté à celle des hommes.

Le respect de Jésus pour les autorités constituées est ainsi tout négatif.

Dans sa réponse à la question du tribut, il n'entendait aucunement consacrer le droit de César commé un principe de la société à venir 1. Il est impossible que César n'appartienne pas à l'économie providentielle des choses de ce monde; il y appartient comme Sennachérib et Nabuchodonosor 2; il n'appartîent pas à l'économie définitive du règne de Dieu, et son pouvoir tombera, comme il convient, avec celui de Satan, dont il est, à certains égards, le représentant 3. En attendant qu'il plaise à Dieu de briser le joug de son peuple, celui-ci doit courber la tête, comme Isaïe déjà le conseillait au temps des Assyriens 4, Jérémie au temps de l'empire chaldéen 5. La notion purement spirituelle que Jésus se forme du royaume céleste, et la façon dont il veut en préparer l'avènement le dispensent de tout souci à l'endroit des pouvoirs temporels, qu'il ne L

1. Voir le commentaire de MC. XII, 13-17.

1 2. Cf. Is. x, 5-19 ; JÉR. xxv, 1-11.

3. Cf. Ap. XIII, 1-8; XVII-XVIII.

F 4. Cf. Is. x, 6; XIV, 24-27 ; XX, 1-6 ; XXX, 1-5. Selon Isaïe, c'est à Iahvé seul

qu'il appartient de délivrer son peuple, et le recours à un appui étranger lui fait injure. L'analogie de cette disposition avec l'attitude de Jésus n'a pas besoin d'être démontrée.

5. Cf. JEU. XXVII-XXIX.

veut pas combattre, qu'il n'a pas l'intention de soutenir, et qui sont dans la main de Dieu jusqu'au jour prochain de leur anéantissement. L'Évangile ne sera donc pas une entreprise de guerre sainte, en vue d'effectuer par un motif religieux la libération nationale, mais une préparation des cœurs en vue de la justice que Dieu réclame de ses fidèles pour leur manifester sa gloire.

Il suit de là que le droit au royaume, en tant que droit il y a, ne repose pas sur la qualité d'israélite et ne l'implique pas nécessairement. Jésus n'appelle en fait que les Juifs, mais ce n'est pas en tant que Juifs, c'est en tant que justes qu'ils auront accès à la table du Père. L'admission des Gentils ne comporte donc aucune difficulté de principe. Ceux qui se trouveraient dans les dispositions morales que Dieu demande pourraient avoir part au royaume, tandis que les Juifs qui n'ont pas ces dispositions invoqueront inutilement le titre de leur origine. C'est ce que supposent l'apostrophe aux villes galiléennes : « Malheur à toi, Chorazin! malheur, à toi, Bethsaïde ! parce que si c'eût été à Tyr et à Sidon que fussent arrivés les miracles qui ont eu lieu chez vous, depuis longtemps elles auraient fait pénitence dans le cilice et la cendre ; mais, je vous le dis, il sera fait à Tyr et à Sidon un sort plus tolérable qu'à vous le jour du jugement 1 », et, d'une .manière plus expressive, la déclaration : « Les hommes de Ninive se lèveront, au jugement, avec cette génération, et la condamneront, parce qu'ils se sont repentis à la prédication de Jonas ; et il y a ici plus que Jonas » 2. Ainsi les Ninivites qui ont écouté Jonas ressusciteront au jour du jugement, pour être admis au royaume, tandis que les Juifs qui n'ont pas écouté Jésus n'y seront point acceptés. Il n'importe pas que l'on soit juif ou païen, pourvu qu'on ait eu le repentir.

Le repentir dont il s'agit n'est pas un simple regret des péchés commis, mais une sorte de rénovation intérieure, un changement d'esprit qui entraîne après soi un changement de vie ; d'ailleurs péché et repentir ne s'entendent que par rapport à une règle du bien dont on s'aperçoit et l'on reconnaît avec douleur qu'on s'est écarté. Pour Jésus, cette règle n'est pas le type de perfection selon la Loi littéralement comprise et appliquée, comme la pratiquaient les pharisiens. De même que le royaume est une réalité principalement spirituelle et morale, qui s'introduira par la seule puissance et la volonté de Dieu, qui est esprit et qui est sainteté, la morale du royaume est une-réalité principalement intérieure, un esprit qui anime toute la conduite, plutôt qu'une règle imposée du dehors aux sentiments et à l'action.

Cette morale, en effet, ne s'autorise pas d'une tradition d'école,

1. MT. XI, 20-24 ( LC. X, 12-15).

2. MT. XII, 41 (Lc. XI, 32).

comme la morale des scribes; elle ne s'autorise même pas de la Loi, car elle prétend la compléter, la perfectionner, au fond la corriger. On a pu dire avec raison que Jésus rejoint les prophètes en passant par dessus la Loi 1, si l'on entend par Loi le légalisme qui s'introduit en Israël avec la canonisation du Pentateuque, et si l'on observe d'ailleurs que l'esprit des prophètes n'avait pas disparu tout entier avec les prophètes,

la piété de la plupart des psalmistes suffisant à montrer que le sentiment intérieur de la religion n'a jamais été tout à fait éclipsé par le souci de la réglementation extérieure. Mais Jésus ne s 'autorise même pas des prophètes, et il n'a pas eu l'intention de les imiter dans son attitude à l'égard de la Loi; il suit l'impulsion de sa propre nature et de l'esprit qui est en lui; il oppose la voix de sa conscience à la tradition des scribes. Là est précisément l'originalité de son enseignement, qui, si on le prenait pièce à pièce, pourrait se retrouver épars dans les écrits bibliques ou dans les dits des rabbins. Comme tout homme qui parle à des hommes, Jésus prend ses idées dans le trésor commun de son milieu et de son temps; mais, pour le parti qu'il en tire, il ne procède de personne. Cette indépendance résulte probablement à la fois de son caractère et des circonstances de son éducation. Toujours est-il qu'elle s'affirme nettement, et l'on peut dire aussi presque inconsciemment, Jésus ne doutant pas que sa façon d'interpréter et de transformer la Loi ne soit conforme à l'esprit et aux intentions de Dieu, auteur de la Loi. Quand il s'agit de défendre sa manière de voir sur des points particuliers où il change l'état de la légis- lation, il en appelle à des passages de l'Écriture qui lui fournissent un témoignage de la pensée divine ; c'est ce qui arrive, par exemple, pour le divorce 2. Jésus n'a pas la prétention de se mettre au-dessus de la Loi, ni même d'opposer son autorité à celle de Moïse 3, mais il se dégage spontanément des entraves de la lettre, et il ne paraît si sûr de lui-même que parce qu'il est sûr de Dieu.

Le règne de Dieu sera un règne de justice ; il faut être juste pour y avoir part; la sainteté que réclame l'Évangile est déjà, sauf les différences que produira le changement de l'économie naturelle de l'univers, la sainteté qui fera l'ordre du royaume céleste. Elle se résume en un seul précepte, celui de l'amour ¡.. Dieu est bon, il aime les hommes ses enfants, bons et mauvais, sans exception. La preuve en est qu'il ne met aucune

1. Cf. HOLTZMANN, NT. I, 115.

2. Voir le commentaire de MC. x, 2-12.

3. Sur les passages tels que les formules antithétiques employées dans MT.

V, 21-48, ou que MC. II, 28, dont on pourrait tirer une conclusion différente, voir supr. pp. 88, 123, et le commentaire.

4. MC. XII, 58-34 (MT. XXII, 34-40 ; LC. x, 25-28).

différence entre les uns et les autres dans la distribution de ses dons : le soleil est pour tout le monde ; la pluie tombe sur tous les champs < ] faut être bon comme Dieu, il faut aimer Dieu et les hommes enfants d Dieu; il faut aimer les méchants comme les bons; il faut subir le mal comme Dieu en réalité le supporte; il faut pardonner aussi promptemen et aussi généreusement que Dieu pardonne 2. Dieu ne peut pas être, n'est pas miséricordieux pour qui n'a pas de miséricorde.

Partant de ce principe, Jésus formule certaines règles pratiques 3 don on ne doit pas dire qu'elles sont paradoxales, mais qu'elles concernent 1 perfection de l'individu, candidat au royaume des cieux, sans égard au conditions normales de la société humaine, laquelle est d'autant moin imparfaite que l'égalité réciproque des droits et des devoirs y est plu largement reconnue et effectuée, en même temps que des précaution suffisantes sont prises pour protéger l'ordre et la paix contre ceux qu voudraient les troubler. Supprimer le serment parce que la sincérité e> un devoir, que la parole d'un honnête homme n'a pas besoin d'autr garantie, et qu'il est plus respectueux pour le nom divin de ne pas l'inve quer, même à l'appui d'une assertion vraie, était d'une telle hardiesse qu les chrétiens, malgré le Christ, ont retenu et retiennent encore l'usage que Jésus a prohibé. Tendre la joue gauche quand on reçoit un souffle sur la droite, laisser prendre sa tunique à qui a déjà pris le manteau, son des actes de patience qui peuvent être fort méritoires pour un particulier mais un pays où tous les honnêtes gens se conformeraient à ces maximes au lieu de ressembler au royaume des cieux, serait le paradis des voleur et des scélérats. Envisageant la fin imminente d'un ordre social qu'il n' avait pas lieu de vouloir sauver ni même améliorer, Jésus recommandai aux siens d'en subir tous les inconvénients possibles, en esprit de charité et dans l'attente de la félicité promise. L'invitation à tout sacrifier pou le royaume 4 présente le même caractère d'exigence enthousiaste, et ! o peut en dire autant de la façon d'entendre l'aumône ;;, S'affranchir de tou lien terrestre, se soustraire aux inconvénients moraux que peut avoir e aux embarras que crée le soin des intérêts matériels, n'avoir pas mêm souci des nécessités naturelles, le vêtement, le boire et le manger, s'e remettre à Dieu pour tout, après avoir tout abandonné, vivre aussi libre ment que les oiseaux du ciel 6, avec l'amour de Dieu et des hommes, 1

1. MT. v, 43-48 (LC. VI, 32-36).

2. ME. XI, 25 a ; MT. VI, 12 (14-15).

3. MT. v, 33-42 (LC. VI, 29-30).

4. MT. x, 34-39 (MC. x, 28-30 ; MT. XIX, 29 ; Le. XVI, 26-27, xvm, 29-30).

5. MC. X, 21 (MT. XIX, 21 ; Le. XVIII, 21).

6. MT. VI, 24-34 ( LC. XVI, 13 ; XII, 22-31).

patience au milieu de toutes les difficultés, les épreuves et la mort, en attendant le grand avènement, c'est, à proprement parler, toute la morale de l'Évangile.

Cette morale est donc faite d'un sentiment profond de confiance en Dieu, de solidarité humaine et d'enthousiasme religieux. Le système est très logique dans son idéalisme, et c'est comme idéal qu'il a pu survivre aux accrocs et aux démentis que la réalité n'a pas cessé de lui infliger depuis le commencement. Il est bien superflu de chercher dans l'Évangile une doctrine d'économie sociale et politique, même un programme de vie pour les existences individuelles qui doivent se dérouler selon l'ordre de la nature, dans la suite indéfinie de l'humanité. A vouloir trouver ces choses dans l'Évangile, on y trouverait plutôt le contraire, à savoir des conseils dont la pratique exacte amènerait à bref délai la ruine de la société humaine, ayant d'ailleurs été donnés en prévision de sa fin immédiate. De ces conseils, il est permis de dire aussi que « la lettre tue et l'esprit vivifie » 1, car ils n'ont eu de valeur durable et n'en conservent que par l'esprit qui les anime. A plus forte raison, l'Évangile ignore-t-il la science et ses droits, la civilisation et ses avantages, et ici encore il faut tenir compte de l'esprit seul, non de la lettre, pour être autorisé à soutenir, non qu'il les recommande ou les favorise, mais qu'il ne les exclut et ne les condamne pas 2.

La prohibition du divorce 3 ne constitue pas à elle seule une morale familiale. Quand Jésus a traité ex professo des liens de famille 4, ç'a été pour témoigner du peu de cas qu'il convenait d'en faire devant la perspective du royaume. La famille chrétienne est un fruit de l'Évangile, mais l'Évangile n'avait pas tracé la loi de son institution. Autant qu'on en peut juger, le Christ a réprouvé le divorce comme contraire à la loi de la charité, sans se préoccuper des raisons sociales que l'on peut faire valoir pour le permettre ou pour le défendre. Son attitude dans l'affaire de la femme adultère 5 procède du même sentiment. Les élus du royaume ne devaient plus user du mariage 6, et ceux qui aspirent au royaume sont dès maintenant invités à se comporter comme les élus 7. On chercherait en vain, dans les discours évangéliques, un conseil sur l'éducation des enfants.

1. II COR. III, 6.

2. Voir L'Évangile et l'Église 3, 56-72.

3. MC. x, 2-12 (MT. XIX, 3-9; v, 31-32; LC. XVI, 18).

4. MT. x, 37 et parallèles (supr. p. 234, n. 4) ; XIX, 10-12 ; sur ce dernier passage voir le commentaire.

5. JN. VIII, 1-11.

6. MC. XII, 2b (MT. XXII, 30 ; Lc. XX, 34-36).

7. MT. XIX, 10-12.

Il est dit seulement qu'on doit recevoir avec une simplicité d'enfant la promesse du royaume céleste 1. Que ce soit son mérite ou son défaut, ou bien l'un et l'autre à la fois, toute la morale de l'Évangile est donc subordonnée à la conception eschatologique du règne de Dieu ; elle en fait partie, et si on essaie de l'en détacher pour en faire l'essentiel de l'Évangile et du royaume, l'essentiel de la foi et de la religion, en même temps qu'une instruction suffisante pour la direction de l'individu, l'institution de la famille et l'instauration de la société dans tous les temps, on n'aura qu'une doctrine sublime, mais incomplète, inapplicable, jetée comme en défi à l'expérience des hommes et à la réalité des choses.

Bien qu'on ait, depuis l'origine du christianisme et jusqu'à nos jours , cherché de bonne foi à réduire la part de l'élément eschatologique dans la prédication du Sauveur, l'historien ne peut se dissimuler que cette part a été prépondérante,, en tant du moins qu'il convient d'y reconnaître le principe moteur de l'Évangile. Ainsi qu'on vient de le voir, tout l'enseignement moral du Christ est conçu en vue de l'avènement du règne de Dieu, avènemeut qui n'est pas censé devoir se faire attendre indéfiniment ou se produire par une lente transformation de l'humanité, mais qui est supposé prochain ou plutôt imminent. Le peu de place que tiennent les descrip- tions apocalyptiques dans les discours authentiques de Jésus ne doit pas faire illusion sur ce point. Son eschatologie n'avait rien d'un système doctement élaboré sur les prophéties, et habilement adapté aux circonstances de l'histoire. Il se figurait les élus dans une atmosphère de joie et de paix, menant une existence analogue à ce qu'on s'imaginait être la vie des anges 2, sur une terre renouvelée, qui était comme un autre ciel. L'important n'était pas de décrire par avance les charmes de cette félicité, mais de s'y assurer d'abord une part. Aucune suite d'événements n'était censée la condition préalable de ce fait qui devait terminer l'histoire. Les temps étaient accomplis, Dieu allait se manifester; il devait venir bientôt et à l'improviste. C'est ce que signifient très clairement les avertissements multipliés de se tenir prêts, de veiller, la déclaration formelle touchant l'apparition du Messie au cours de la génération présente 3, les paroles caractéristiques du dernier repas 4, où Jésus semble bien plus certain de la venue prochaine du royaume que de la mort qui l'attend lui-même le lendemain. On vient de voir que cette forme de l'espérance rend compte du caractère idéal et impraticable de la morale évangélique, si on la considère dans son ensemble et selon sa signification originelle.

1. MC. x, 14-15 (MT. XIX, 14; LC. xviii, 16-17).

2. MC. XII, 25, supr. cit. p. 235, n. 6.

3. MC. IX, 1. Cf. supr. pp. 92, 110, et le commentaire.

4. MC. XIV, 25 (supr. p. 100).

Le règne de Dieu est proprement l'ère de bonheur dans la justice, qui va être inaugurée par une manifestation de puissance, la subite transformation des choses, l'exaltation du Messie. Mais étant donné que cette ère va commencer, que l'Évangile y prélude immédiatement, que les convertis de Jésus sont les élus du royaume, que Jésus lui-même est le Christ qui va paraître dans sa gloire, l'Évangile est une anticipation du règne, et l'on peut parler de ce royaume comme s'il arrivait, et même comme s'il était déjà commencé, non toutefois comme s'il était accompli et définitivement organisé. Que l'Évangile fasse pour ainsi dire corps avec le royaume, on peut le déduire, non de telle parole plus ou moins sujette à caution qui tend à expliquer le royaume de Dieu par la communauté chrétienne, mais par les paraboles où le royaume figure comme terme de comparaison impliquant toute l'économie de l'œuvre divine, et sa préparation avec sa consommation. Il en est ainsi dans la parabole du Festin 4, dans la parabole des Talents 2, dans celle des Vierges 3. L'inséparabilité des deux éléments, préparation et accomplissement, fait que l'un est inintelligible sans l'autre. Il n'en reste pas moins que le règne de Dieu, dans sa pleine réalité, n'est pas acquis, mais qu'il doit, qu'il va venir. On fausse l'Évangile même et la notion du règne de Dieu, en résumant la prédication de Jésus dans la foi au Dieu père. Cette foi n'est pas le règne de Dieu, elle est seulement un de ses postulats.

Entre l'Évangile et le règne de Dieu, la transition devait se faire en un instant, mais cet instant était capital. Avant l'ère de gloire, c'était le moment de la justice. Autant qu'on peut le conjecturer, Jésus ne se figurait pas le jugement de Dieu comme une grande séance où le sort de l'humanité tout entière serait débattu, et où chacun recevrait en présence de tous la sentence qui déciderait de son sort pour l'éternité 4. Il concevait plutôt une sorte de sélection qui s'opérerait inopinément et en un clin d'œil sur les hommes alors existants ; les justes seaient comme ravis à Dieu, transportés au lieu de la félicité messianique, mués en êtres immortels, tandis que les autres seraient abandonnés sans doute à leur châtiment, à un état de mort, qui n'excluait pas la douleur 5. Les justes défunts ressusciteraient en même temps.

L'idée de résurrection n'éveillait pas dans l'esprit du populaire juif les difficultés qu'elle suscite maintenant dans le nôtre. Pas plus qu'aucune autre branche de l'humanité, la masse d'Israël n'avait pu se résigner I

1. MT. XXII, 2-14 (Lc. XIV, 16-24).

2. MT. xxv, 14-30 (Lc. XIX, 12-27).

3. MT. XXV, 1-13.

4. Voir supr. p. 134, et le commentaire de MT. XXV, 31-46.

5. Cf. LC. XVII, 26-30, 34-37 (MT. XXIV, 37-41, 28).

à un anéantissement total de la personnalité humaine dans la mort. En vain les prophètes et les sages avaient essayé de réagir contre la croyance vu).

gaire, source de superstitions qui devenaient un véritable culte, suspec aux monothéistes rigides. L'instinct religieux avait été plus fort que la fo réfléchie , et celle-ci finalement n'avait pas laissé de trouver avantage pour sauvegarder un autre de ses points essentiels, la justice de Jahv envers tous les hommes en général et chacun en particulier, à s'empare: de l'idée populaire, à la préciser même et à la développer, en affirmant que non seulement le juste n'était pas anéanti par la mort, mais qu'il devai revivre dans le triomphe de Dieu, quand viendrait son règne 4. Null anthropologie savante ne faisait obstacle à cette assertion de la foi. L'indi vidu était censé garder dans la tombe (et l'on se représentait le séjour de morts comme le tombeau universel) une subsistance vague ou plutôt vapo reuse et incomplète, mais réelle ; rien de plus facile au Créateur que de le rappeler au monde des vivants, de fortifier cette personnalité débile, et d< l'adapter aux conditions de la félicité due à ses mérites. Avec ce point d< départ, on n'était pas embarrassé pour répondre aux objections des ratio nalistes sadducéens. Nulle impossibilité à cette restauration, puisque Diet est tout-puissant ; nulle difficulté non plus à raison des rapports qui on existé entre les hommes durant leur existence terrestre, vu que les lois d< la vie future ne sont pas les mêmes que celles de la vie présente2 L'idée de l'âme immortelle aurait simplifié la question, mais elle aurai bouleversé en même temps tout le système, parce que, si la personnalité de l'homme subsiste tout entière dans son âme, et si l'âme peut être ains heureuse ou malheureuse à jamais, le règne des justes n'a pas besoin d< s'établir par un bouleversement de la nature et comme au bout de l'his- toire, il est tout organisé au-dessus de la nature et du monde visible, au dessus de l'histoire et de l'humanité. La notion évangélique du royaume n'est pas si spirituelle ; les hommes qui y auront part seront en chair el en os ; ils ne se marieront pas, parce qu'ils seront immortels, mais ce n'est point par pure métaphore qu'on se les figure assemblés dans un festin 3 Jésus était surtout préoccupé du sort des justes, il recrutait des aspirants au bonheur du royaume, et il ne s'est pas étendu sur la destinée qu attendait les incrédules ou les indifférents. Il est possible que sa pensée ait été assez flottante en un sujet où nulle expérience ne facilite la précision, Cependant, quand il montre les justes pris pour le royaume, et les autres

1. Cf. VOLZ, 126-133.

2. Cf. MC. XII, 18-27 (MT. XXII, 23-33 ; LC. xx, 27-38).

3. Le festin du royaume, dans MT. VIII, 11, et le vin nouveau qu'on doit y boire, d'après Me. XIV, 25, ne peuvent être considérés comme des métaphores signficatives d'un bonheur purement spirituel.

laissés, il ne donne pas à entendre que ces derniers soient anéantis Ailleurs il représente ceux-ci comme des gens qui veulent entrer dans une maison quand il n'est plus temps, et que la porte est fermée 2. Il est vrai que de tels apologues n'autorisent pas à formuler des conclusions bien nettes sur la doctrine. Le mot sur les « ténèbres extérieures où il y a des pleurs et des grincements de dents » 3, l'invitation à ne pas craindre les hommes mais Dieu, qui seul peut envoyer le pécheur à la géhenne -1, sont plus significatifs. La géhenne a certainement une place dans sa pensée comme province de la punition et de la douleur, comme royaume du péché à jamais condamné, en antithèse avec le royaume de Dieu, province de la justice récompensée et glorifiée.

La notion- du Messie est en rapport direct avec celle du royaume ; elle a aes antécédents analogues; qui subissent dans l'Evangile les mêmes corrections. Le nom même procède de l'ancienne institution monarchique.

On sacrait les rois en répandant sur leur tête un -' fiole d'huile 5; par cette cérémonie, « l'oint de Jahvé » devenait son homme, son représentant, son fils 6. Les anciennes prophéties concernant l'avènement du grand règne font une place éminente au roi dans cette construction idéale 7; on peut dire que l'économie de la société nouvelle repose sur lui, comme celle de la nation juive était fondée sur la succession dynastique dans la maison de David. Le caractère religieux de l'institution monarchique explique cette survivance, nonobstant les dissentiments qui s'étaient produits dans la réalité entre les rois et les prophètes. Cependant, après la ruine de la monarchie davidique, quand la communauté juive se constitue en Eglise, le rôle du roi messianique s'atténue au point de disparaître entièrement, à moins qu'il ne se prête à des substitutions équivalentes, où il n'est plus question de royauté. Le prince de la cité future que décrit Ézéchiel a une situation passablement effacée, celle de figurant liturgique et pourvoyeur de sacrifices 8. Le roi messianique n'était pas réclamé par les exigences morales du règne de Dieu; le ministère d'un prophète pouvait y suffire ; et c'est pourquoi il est question parfois de prophètes pour les derniers temps, d'un retour d'Élie pour mettre toutes choses en ► i

1. Le. XVII, 34-35 (supr. cit. p. 237, n. 5).

2. MT. XXV, 11-12 (Lc. XIII, 25).

3. Mr. VIII, 12 (XXII, 13; XXIV, 51 ; XXV, 30).

4. MT. x, 28-29 (Le. XII, 4-5).

5. Cf. 1 SAM. X, 1 ; XVI, 1, 13; 1 Rois, I, 39 ; Il Rois, IX, 1-10 ; XI, 12.

6. Cf. I SAM. il, 10, 35 ; XII, 3, 5 ; XVI, 6; XXIV, 7,11 ; XXVI, 9, 11; Ps. II, 2; vm 51 ; XX, 7 ; LXXXIV, 20; LXXXIX, 39, 52: LAM. IV, 20 ; HAB. 111, 13.

7. Cf. Is. IX, 5-6; XI, 1-5.

8. Voir Ez. XLV, 7-18.

ordre 1. L'idée du juste souffrant, dans la seconde partie d'Isaïe 2, ; substitue véritablement à celle du grand roi, comme une conceptic toute morale et humanitaire à une conception demi-politique et national Cependant l'idée proprement messianique regagne bientôt du côté c l'eschatologie ce qu'elle a perdu de celui-ci. La canonisation des ancier textes, qui attire de nouveau l'attention sur le personnage du roi messi: nique, prépare une sorte de fusion entre le prince des élus et le restaur.

teur de l'ordre cosmique, le vainqueur de la puissance ténébreuse et d mal sous toutes ses formes, le triomphateur de Satan. Ce dernier rôle mythologique par son origine, ne convenait plus guère au Dieu transcei dant de la théologie postexilienne 3; c'était la fonction d'un intermédiaire entre Dieu et le monde ou l'humanité, et cet intermédiaire devait rencor trer celui que la spéculation philosophique introduisait entre Dieu et l'un vers créé, à savoir la Sagesse 4. Mais on conçoit que cette identificatio ne se soit pas faite d'un seul coup ; elle impliquait la préexistence éten nelle du Messie, qui, par ailleurs, avait besoin d'être un homme pour régner sur les hommes. La pensée de Daniel n'est pas nettement défini sur ce point : il n'est pas impossible que son « fils d'homme » 5, qui figui le règne de Dieu, fût en même temps, comme la tradition l'a compris, Christ préexistant à sa manifestation terrestre 6. Toujours est-il que partage des attributions entre le roi messianique et les puissances céleste telles que Michaël était assez incertain ; il ne devait se délimiter que dar la tradition chrétienne, où tous les éléments messianiques s'amalgamèrer et se précipitèrent, en quelque façon, par l'effet du courant puissant qu\

vait créé l'apparition de Jésus.

Le Sauveur, qui n'a donné aucune définition théorique du royaum céleste, en à donné bien moins encore de sa propre fonction messianique et pour la même raison. Tout en transfigurant dans sa conscience et dar

1. MAL. III, 23-24. Cf. VOLZ, 190-197.

2. Is. LII, 13-LIII. La description concerne un individu qui peut être, en u sens, le rèprésentant, mais qui ne semble pas être la personnification d'Israë L'auteur de la description n'identifie pas le juste au roi messianique ; il a un autre conception du salut.

3. Sur l'emploi des anges dans ce rôle, voir VOLZ, 195. Noter la place qu tient Michaël dans Ap. XII, 7-9 (cf. DAN. X, 13, 21 ; XII, 1).

4. PROV. VIII. 22-31 : ECCLI. XXIV. 1-27 : SAP. VII-VIII. 8. Cf. supr. pp. 193-194

L

5. DAN. VII, 13-14.

6. La plupart des critiques écartent l'interprétation traditionnelle (voir MARTI Daniel, 52-53; DRIVER, Daniel, 102-110), et ils peuvent s'appuyer sur la suit du chapitre (DAN. VII, 27). BOEHMER, Reich Gottes und Menschensohn im Buch Daniel, 139-150, 181-191, leur oppose des considérations qui ne sont pas san valeur.

son àme les notions traditionnelles et courantes, c'est avec ces notions qu'il opère, et le sens qu'il leur attribue lui semble si naturel et si nécessaire qu'il n'a pas souci de l'expliquer; il ne songe pas davantage à noter les nuances qui peuvent exister entre ce sens et telle forme des mêmes idées dans les générations antérieures ou chez ses contemporains. On ne risque rien à dire que ces nuances échappent à son attention, ou qu'il ne veut pas s'y arrêter. La formule de sa condamnation, qui est aussi l'expression la plus authentique de la mission qu'il s'est lui-même attribuée, témoigne que le cadre de sa fonction demeure national, comme celui du règne de Dieu. « Roi des Juifs » 1 ! On conçoit que les évangélistes aient eu soin d'opposer à ce titre celui de « Fils de Dieu JI, et de présenter ce dernier comme le motif essentiel de la sentence capitale". En fait, st Jésus considère Dieu comme père, et tous les hommes comme ses fils, s'il se regarde lui-même comme fils de Dieu à un titre spécial et unique, on ne voit pas qu'il ait affecté cette qualité de « Fils » comme résumant le mieux l'idée qu'il avait lui-même et qu'il voulait donner de sa vocation.

Le sentiment de la filiation est plutôt une caractéristique générale de cette idée qu'il n'en est la forme propre et directe. Devant ses disciples, Jésus s'avoue Messie3; devant Pilate il s'avoue roi des Juifs5 : ce sont pour lui deux expressions synonymes et qui le sont aussi pour ses coni temporains.

L t formule « fils de David » ri a la même signification. On s'en serpour acclamer Jésus sans qu'il proteste ; c'est seulement quand on en fait une objection, qu'il enseigne à ne pas la prendre littéralement6. Le Messie ne devait pas non plus être oint avec de l'huile; le roi des Juifs ne devait pas se mettre à la tête de ses sujets pour les conduire à la guerre7 ; mais l'oint du Seigneur ne laissait pas d'être le chef prédestiné de son peuple, et le roi des Juifs, pour être le roi des justes, ne laissait pas d'être un vrai roi ; prince des élus, chef des bienheureux, il devait présider aux joies du nouvel Israël, assisté des douze apôtres siégeant sur des trônes pour juger les douze tribus 8. Dans l'acte préliminaire à l'institution du royaume, le discernement des élus, il ne

- 1. Mc. xv, 26 (MT. XXVII, 37 ; Le. xxm, 38; JN. XIX, 19).

2. Cf. supr. p. 102, et le commentaire de Me. XIV. 53. 55-65.

3. Mc. VIII, 29-30 (MT. XVI, 16, 20; Le. IX, 20-21).

4. Me. XV, 2 (MT. XXVII, 11; Le. XXIII, 3). JN. XVIII, 33-37, a eu soin de neutraliser cet aveu par une explication de symbolisme théologique

* A tJ n T.

5. Mc. X, 47: XI, 10 (MT. XX. 31 : XXI 9: Le xvin 39* \ry 38i

X - 7 - 7 --. , - v 6. Me. XIT, 35-37 (MT. XXII, 1-45 : Le. xx, 41-44).

7. Cf. MT. XXI, 1-5. 1

r S. MT. XIX, 28 (ce. XXII, 30).

semble pas s'être attribué de fonction spéciale : Dieu seul est ju souverain des vivants et des morts. Tout au plus le Christ se présent t-il en témoin qui reconnaît au besoin ceux qui, par leur conduite à se égard, ont mérité la récompense ou le châtiment éternels1. Il est év dent que ce rôle n'a rien d'indispensable : c'est un propos figuré, u moyen oratoire, non une intervention caractéristique du Messie.

Selon la mesure où la conception du règne de Dieu est spirituelle, conception de la royauté messianique l'est également; selon la mesui où l'idée du règne est nationale, celle du Christ l'est aussi. C'est poui quoi Jésus se dit roi des Juifs : il ne s'est pas dit roi de l'humanité quoique d'ailleurs l'institution du règne et l'intronisation du Mess soient des faits qui importent au genre humain, et non aux seuls enfant d'Israël. Quant aux spéculations apocalyptiques sur la lutte personnel] du Christ avec Satan, et aux spéculations philosophiques sur la Sagess divine et ses manifestations, on peut les dire étrangères à la pensée d Sauveur.

Comme roi messianique, Jésus sera vicaire de Dieu; tant qu'il prêch l'avènement du royaume, il n'est pas encore entré dans sa fonction pr( videntielle, ni par conséquent dans le rapport où cette fonction doit mettre à l'égard du Créateur 3. Il va de soi que sa propre conditio devait changer tout autant, à proportion, que celle de tous les prédestine au royaume ; lui-même, en vérité, n'était pas plus Christ que ceux que croyaient à sa parole n'étaient actuellement citoyens du royaume céleste aussi bien qu'eux, il espérait du Père l'accomplissement des promesses en attendant, il se comportait en fils, pratiquant lui-même l'absolu confiance qu'il recommandait à ses disciples comme le premier et l'on peu dire l'unique devoir envers Dieu. Prise en soi, cette confiance ne consti tuait pas un privilège du Messie, ni le titre spécial de la filiation messi î nique ; c'est, à dire le vrai, l'esprit de l'Évangile, souverainement actif dominant dans l'âme de celui qui apportait l'Évangile à Israël ; lui ausi méritait sa place dans le royaume céleste par sa foi au Dieu tout-puis sant et miséricordieux. Cette confiance faisait le caractère puremen religieux et moral de sa vocation dans le présent, puisqu'elle excluai l'emploi de tout moyen humain pour en procurer la manifestation e l'accomplissement. Elle fait ainsi partie de la conscience messianique, e l'on peut dire qu'elle lui est essentielle, bien qu'elle ne soit pas le trai proprement messianique et personnel de cette conscience.

1. MT. VII, 22-23; x, 32-33 (Le. XII, 8-9; XIII, 25-27).

2. Jean (loc. cil., p. 241, n. 4) fait revendiquer au Christ la monarchie UnIVeI selle. de la vérité.

3. Cf. supr. p. 213.

Jésus était donc fils de Dieu 1 en tant que prédestiné à la royauté messianique, et il l'était aussi par le sentiment intérieur qui l'unissait à Dieu auteur de cette vocation. S'il a employé quelquefois, pour se l'appliquer à lui-même, le titre de « fils de l'homme », emprunté à Daniel2 , il n'y aura pas sans doute attaché d'autre signification que celle de Messie, et il paraît bien risqué d'y trouver une signification toute spéciale, en rapport avec l'idée, personnelle aussi, que Jésus se serait faite de sa mission. Une telle hypothèse ne serait acceptable que si Jésus avait usé de cette formule très fréquemment et par préférence. Or la préférence vient des évangélistes, et l'usage ne paraît probable que dans une mesure très étroite3. Les textes évangéliques semblent établir une relation particulière entre ce titre et l'idée du Messie souffrant4 ; mais relation et idée appartiennent à la tradition. Jésus a regardé sa mort comme possible, et, dans cette éventualité, comme la condition providentielle du royaume qui allait venir, mais non comme un élément nécessaire en soi de sa fonction messianique ; il l'a envisagée comme un risque à courir, un péril à affronter, non comme l'acte salutaire par excellence aùquel devait tendre son ministère, et duquel dépendait essentiellement tout

1. Les passages où Jésus parle de son Père qui est 1 au ciel, ou simplement de son Père, sont très nombreux, mais ne contiennent pas une définition 3x presse de sa filiation. Les passages où le Père et le Fils sont mentionnés.

ensemble, sans autre addition, seraient plus significatifs, mais l'authenticité en est contestable (voir le commentaire de MT. XI, 27 ; Mc. XIII, 32 et parallèles).

2. vii, 13. supr. cil. Cf. p. 240, n. 6.

3. Quelques critiques contestent absolument que Jésus se soit servi de cetteformule : LIETZMANN, Der Menschensohn (1896) ; WELLHAUSEN, Shïzzen und Vorarbeiten, VI (1899), et Mc. 66-69. Sur les diverses opinions qui ont été proposées d'après les textes censés authentiques, voir DRIVER, art. Son of Man. EB. IV, 586-587. Pour la discussion de la formule araméenne, voir surtout FIEBIG, Der Menschensohn (1901). Le commentaire montrera que l'emploi de ce titre messianique appartient la plupart du temps aux rédacteurs évangéliques. Ce doit être le cas dans Mc. ii, 10, 28; VIII, 31 ; IX, 9, 12, 31 ; x, 33, 45; XIII, 26; XIV, 21, 41, 62 et parallèles; dans MT. x, 23; XII, 32 (Le. XVI 10), 40; XIII, 37, 41; XVI, 13, 28; XXIV, 30 a; XXV, 31; XXVI, 2; dans Le. VI, 22; XI, 30; XII.

8; XVIII, 8; XIX, 10; XXI, 36; XXII, 48; XXIV 7. Restent MT. VIII, 20 (Le. IX, 38); XI, 19 (Le. VII, 34); Mc. VIII, 38, et parallèles; MT. XIX, 28; Le. XVII, 22, 24, 26r O (MT.. XXIV, 27, 37, 39); MT. XXIV, 44 (Le. XII, 40); encore ce petit nombre de passages pourrait-il être réduit; les passages du discours apocalyptique (Le.

FVu, 22-35 et parallèles) semblent les mieux garantis; Jésus pouvait y parler le lui-même en son futur avènement, comme d'une tierce personne, en se éférant implicitement à DAN. VII, 13.

4. On affecte de l'employer dans les prophéties de la passion, Me. VIII, 31 ; t, 31 ; x, 33 (cf. 45) et parallèles.

l'avenir. Il reste vrai d'ailleurs que l'expression « fils de Dieu » trac de façon plus directe le rapport où Jésus se sent à l'égard du Père céles et celle de « fils de l'homme » sa mission à l'égard de l'humanité. Mai convient sans doute de réduire l'importance que l'on n'a pas cessé d'at buer à ces deux formules comme expression de la conscience mes: nique dans la pensée et dans la prédication du Sauveur.

L'enseignement de Jésus se résumait ainsi en un petit nombre de noti très simples, au moins dans sa manière de les appréhender. Ces noti étaient vivifiées par le sentiment le plus intime et le plus vif d'union a Dieu, et par l'entraînement d'une vocation irrésistible. La forme répom à la simplicité du fond. Rien de moins étudié que la doctrine du Chr Il ne l'avait pas cherchée dans les livres, mais elle s'était formée en lu travers les circonstances de sa jeunesse ; elle coula comme de sou quand l'Esprit le fit parler. Ce n'est pas qu'il ne sût à l'occasion argum ter avec la même subtilité que les rabbins les plus experts ; mais on p voir là un trait commun de l'esprit juif plutôt qu'un effet spécial l'éducation, ou une recherche personnelle de ce qui était alors et dans pays l'appareil scientifique. Si la profonde conviction de Jésus comm niquait à sa parole une forte impression d'autorité, ses auditeurs rem quèrent d'abord qu'il n'enseignait pas comme les scribes 1. Il enseigr donc comme de lui-même, sans citer les docteurs plus anciens, si même prendre l'Écriture pour point de départ ou pour base de ses i tructions; il l'amenait seulement de temps en temps à l'appui de raisonnements et de ses conclusions.

Son thème général étant la préparation au règne de Dieu, ses disco consistaient surtout en exhortations à la pénitence. Les sujets particuli n'ont été traités qu'incidemment et par occasion. Il semble que le proce de développement oratoire le plus familier au Sauveur ait été la comp raison et le parabole. Les rabbins s'en servaient aussi, mais les échan Ions qu'on a conservés de leurs similitudes n'ont pas la naïveté ni fraîcheur de ceux qui ont été retenus de la prédication évangélique Bien que la tradition les ait compris autrement, les récits parabolique ne sont rien moins que des allégories profondes : ce sont des apologi avec application morale, dont la portée réelle ne dépasse pas la sign cation apparente3.

L'allégorie est une suite de métaphores par laquelle on signifie au

1. Mc. I, 22 (MT. vu, 28-29).

2. On peut voir des échantillons de paraboles rabbiniques dans FlEB Altjüdische Gleichnisse und die Gleichnisse Jesu (1904). --.

3. Ce point a été parfaitement mis en lumière par JÜLICHER, Die Grleichn reden Jesu, 12 (introduction) et II (commentaire des paraboles, 1899). ON-PE voir une discussion plus brève dans Études évangéliques, 1-121. Cf. supr. p. U

chose que ce que l'on dit. La parabole évangélique n'était qu'une comparaison développée, une simple fable. La fable est un genre clair, comme la comparaison; l'allégorie est un genre mystérieux, comme la métaphore. La comparaison et la fable conviennent à un enseignement populaire. L'allégorie convient à l'instruction par le livre ; exercice de savant et de.lettré, qui s'adresse à des lecteurs pourvus de quelque science et de quelque littérature. C'est pourquoi les discours du Christ synoptique, échos de sa prédication, sont remplis de comparaisons et de paraboles, tandis que ceux du Christ johannique, qui sont un tissu d'allégories, n'auraient jamais pu être prononcés, si ce n'est devant un petit groupe d'initiés, préparés de longue date à les entendre. Jésus, dans les premiers Evan- giles, emploie des métaphores isolées, mais il ne les enchaîne jamais en allégorie, et il évite de les choisir obscures Il procède par comparaisons, et il présente ses paraboles comme des comparaisons. C'est pourquoi le sujet des paraboles peut être une action qui n'est point imitable2. La parabole en elle-même n'est pas plus riche de signification qu'une fable ordinaire, et la leçon morale de la parabole est dans son application, comme celle de la fable.

> La parabole se distingue de la fable commune en ce que son application est rigoureusement limitée aux vérités de l'ordre religieux et moral, à l'économie et aux exigences du royaume annoncé par Jésus, et que sa matière est empruntée à l'expérience actuelle, aux phénomènes de la nature, du monde végétal et du monde humain. Elle évite ce qui ressemblerait à une personnifaction des êtres inférieurs ; elle ne fait pas parler les arbres, comme la fable de Jotham:1, et elle s'abstient aussi de faire parler les animaux, soit que ce genre de fiction, à raison de ses affinités mythologiques, répugnât à l'esprit religieux d'Israël, soit plutôt qu'il ne convint pas à la parfaite sincérité de l'Evangile La matière des para-

1. Pour saisir la différence des deux méthodes, parabolique et allégorique, on n'a qu'à comparer le discours sur la montagne (MT. V-VII) avec le discours ohannique sur le pain de vie (JN. VI, 26-58); et pour voir comment Jean sait transformer en allégorie une simple métaphore synoptique, on n'a qu'à mettre a parole sur la moisson et les ouvriers (MT. IX, 37 ; Le. x, 2) à côté des considérations du Christ johannique sur les rôles du. semeur et du moissonneur [JN. IV, 35-38).

1 2. Il suffit de citer l'Ami importun, la Veuve et le juge, l'Économe infidèle.

3. JUG. IX, 7-15.

4. La comparaison du Christ avec les renards et les oiseaux (MT. vin, 20; Le, , 58), surtout celle des vautours et du cadavre (MT. XXIV, 28; Le. XVII, 37) ontrent qu'une parabole tirée des mœurs des animaux ne répugnait pas à sprit de l'Évangile. Le fait est qu'il ne s'en est pas conservé de telles, car la parabole de la Brebis perdue ne met réellement en scène que le berger.

boles est prise de ce qui arrive, non de ce qui n'arrive pas. De ces deu différences de fond résulte une différence de ton, celui de la parabol étant toujours grave sans cesser d'être naturel, et ne s'égayant pas jui qu'au pur comique, ce que la fable ne s'interdit pas.

La fable étant un moyen approprié à l'instruction des enfants, dE ignorants et des simples, Jésus s'en est servi parce que ce moye convenait à son auditoire et lui agréait à lui-même. Il en a usé de le commencement. Si Marc et Matthieu semblent dire qu'il ne l'a employ qu'à partir d'une certaine époque1, c'est à raison de l'idée qu'ils se sor faite de sa destination : le Christ parlerait en paraboles depuis le momér où, ayant groupé ses disciples, il s'appliquerait à réaliser le décret d réprobation porté contre les Juifs. Mais cette perspective est purement coi ventionnelle 2. Le Sauveur a dû employer la parabole dès les premier temps de sa prédication, et se trouver encouragé par le succès à en dir de nouvelles jusqu'à la fin de son ministère. Au lieu qu'il les ait cherchée pour aveugler, elles lui sont venues comme d'elles-même pour éclairer parce que tout ce qu'il voyait lui devenait moyen de saisir et de fair entendre par comparaison quelque chose de plus grand 3. Son âme étai comme un miroir sans tache où la nature et le monde se reflétaient dan la lumière intime de sa conscience. Les analogies se présentaient naturel lement à son esprit, et, sans étude ni préméditation, ni calcul, ave l'assurance de parler comme il fallait, il donnait à sa pensée le vêtemen de la parabole, conduisant ses naïfs auditeurs du connu à l'inconnu, di monde sensible au monde spirituel, à l'économie et aux lois, nullemen mystérieuses, du royaume céleste. Ce n'est même pas pour aider 1 mémoire ou pour piquer l'attention qu'il recourait à ces petits contes c'était, avant tout, pour traduire sa pensée avec plus de clarté et de fore persuasive. Il semait la parole et les paraboles, persuadé que, nonobstan le déchet qui se produit sur toute semence, il y aurait une moisson.

Le royaume céleste est la joie des biens à venir, la félicité promise au

1. Les données des Évangiles sur ce point sont assez confuses. Mc. IV, 10-13 fait supposer que les disciples n'ont jamais entendu de paraboles avant L Semeur; cependant le Christ parle déjà « en paraboles » dans Me. III, 23, eti fait une triple parabole dans Mc. II, 19-22. Matthieu supprime la difficulté. et n'employant pas le mot « parabole » avant XIII, 3, bien qu'il ait reproduit aupa ravant plusieurs morceaux qui ont droit au nom de paraboles et qui le porten dans Marc. Luc parle plusieurs fois (IV, 23; v, 36; VI, 39) de paraboles avan vin, 9 ; mais il a eu soin de ne faire demander en ce dernier endroit que l'expli cation du Semeur, non la raison générale des paraboles.

2. Sur la façon dont la tradition a compris le but des paraboles, voir le com mentaire de Me. IV, 11-12, et parallèles.

3. JüLleHER, 1, 145.

1

amis de Dieu. Jésus le compare à un grand festin1, parce qu'il ne le conçoit pas comme quelque chose de purement subjectif et d'individuel, mais comme l'état d'une société où le bonheur de tous fait celui de chacun, et. le bonheur de chacun celui de tous. L'Evangile est relativement au royaume ce qu'est l'invitation relativement au festin, une action préliminaire et préparatoire, qui ne fait qu'un avec le royaume en tant qu'elle en est la condition préalable et nécessaire, mais qui n'est pas plus le royaume total que l'invitation n'est proprement le festin 2. La parabole du Filet 3 caractérise de la même façon le rapport de l'Évangile au royaume : de même que la pêche est une opération préliminaire et coordonnée au triage et à l'emploi des poissons, la prédication èvangélique rassemble en quelque façon ceux qui l'entendent et qui la reçoivent, pour les offrir au jugement par lequel s'ouvrira le règne de Dieu. Et de même que ceux-là seuls auront part au royaume qui auront accepté l'invitation de l'Évangile, ceux-là aussi seulement trouveront un juge favorable, qui ne se seront pas contentés d'entendre la parole, mais qui l'auront reçue et pratiquée.

t Mais le royaume n'est pas seulement à venir, il est prochain et il arrivera inopinément. Si le propriétaire dont la maison doit être pillée par un voleur savait quand celui-ci viendra, il prendrait ses précautions : le royaume des cieux viendra comme un voleur, et l'on doit être toujours en état de faire face aux exigences de ce terrible avènement 4. Imaginez un maître absent qui a confié à son intendant le soin de sa maison ; si le serviteur est fidèle et gouverne sagement, il sera récompensé quand le maître arrivera ; mais s'il est malhonnête, violent et débauché, le retour du maître le surprendra, et il sera sévèrement châtié 5 : ainsi en est-il du royaume des cieux; on ne sait exactement quand il viendra, mais, si le juste n'a rien à craindre, quelle déception pour celui qui ne sera pas repenti à temps ! Il n'est jamais trop tôt de se mettre en règle; dans les iffaires temporelles, une transaction amiable vaut mieux qu'un procès6 : nieux vaut aussi se réconcilier maintenant et tout de suite avec Dieu, parce que devant son tribunal, il ne sera plus question que de châtiment

1. MT. XXII, 1-14; Le. XIV, 16-24. Cf. Le. XIV, 15. Le royaume est présent directement comme un festin dans Me. XIV, 25 (MT. XXVI, 29; Le. XXII, 16-18, 10); Mt. VIII, 11 (Le. XIII, 29). Cf. supr. p. 238.

2. Cf. Mt. x, 7 (Le. x, 9).

3. MT. XIII. 47-48.

4. MT. xxiv, 43 (Lc. XII, 39). Cf. 1 THESS. V, 2-4; Ap; III, 3; XVI, 15; II PIER.

1, 10.

5. MT. XXIV, 45-51; Le. XII, 42-46. T

6. MT. v, 25-26; Le. XII, 58-59

pour les péchés non pardonnés. Qu'on se souvienne de ces dix jeunes filles qui, allant à des noces, devaient le soir se mêler au cortège avec leurs lampes ; qu'on tâche de ne pas faire comme les cinq étourdies qui, faute d'huile, ne se trouvèrent pas prêtes au moment voulu, et manquèrent le festin1.

Il ne s'agit pas, en effet, d'une simple attente, mais d'une véritable et sérieuse préparation. Si subitement qu'il survienne, le jugement de Dieu ne sera une surprise fâcheuse que pour les impénitents ; aux autres, il apportera la récompense de leurs efforts. Qu'on médite l'histoire de cel économe qui, sur le point d'être privé de sa charge, et afin de n'être pas réduit à la mendicité, s'avisa de remettre une partie de leur dette à tous ceux dont son maître était le créancier 2 : on doit pareillement se ménager une place dans le royaume en distribuant son bien aux pauvres, afin de se créer, par l'aumône, des amis auprès de Dieu. La vie des hommes doit être féconde : il en sera d'eux comme des trois serviteurs à qui leur maître, s'en allant en voyage, avait confié son argent pour le faire valoir3 Qu'on se rappelle aussi l'histoire du figuier que le propriétaire était résolu à supprimer s'il ne donnait rien 1 : le royaume de Dieu n'est pas fait poui couronner les existences stériles, ni l'indifférence du peuple juif. Mémt ceux qui ont travaillé pour le royaume ne doivent pas se relâcher quoi de plus utile que le sel? et pourtant, quand il s'affadil, il n'est plus bon à rien qu'à être jeté dehors s.

Le royaume cependant n'est pas une rétribution exacte des' œuvres humaines ; c'est un don de Dieu, garanti à tous ceux qui viennent à lu: sincèrement ; le pécheur y acquiert par le repentir un titre, sinon ut droit, égal à celui du juste : il en est du royaume céleste comme dE ces ouvriers qu'un propriétaire avait loués un jour, à des heures différentes, pour travailler à sa vigne, et qui reçurent tous le salaire convenu pour la journée entière 6; ceux qui ont passé leur vie au service de Diei n'ont pas à murmurer de ce que le pécheur, venu tardivement à résipis cence, est admis comme eux au royaume; la bonté de Dieu ne leur fail aucun tort, et Dieu ne serait pas père s'il n'avait cette bonté. Non seule-

1. MT. xxv, 1-13.

2. Le. xvi, 1-8. Sur cette parabole, voir supr. p. 157. Quoi qu'il en soit de SOE origine, sa morale est conforme à l'esprit de Jésus.

- - - -- .no. -- - - L - - .1-- - - LL.

3. MT. xxv, 14-30. Le. xix, 11-37. 11 va sans dire que, pour enienure CetLt parabole et toutes les autres dans leur sens primitif, on doit faire abstractior des compléments allégoriques qui y ont été ajoutés par la tradition.

4. Le. XIII, 6-9. -.. j

5. MT. v, 13; Me. ix, 50;» Le. xiv, 34-35. j

6. MT. XX, 1-16. j

ment il accueille le pécheur, mais il se réj ouit de son retour, à l'instar de ce berger de cent brebis, qui en avait perdu une, et qui la retrouva 1; ou de cette femme riche de dix drachmes, et qui, en ayant égaré une, eut aussi la chance de la retrouver 2 ; ou de ce père qui avait deux fils, et qui, après avoir été abandonné par l'un deux dans les plus tristes conditions, eut enfin la joie de le voir revenir à lui 3.

Ce n'est point d'après leur passé qu'il faut juger les pénitents, mais d'après leurs sentiments actuels, et ces sentiments peuvent témoigner d'une charité plus grande que celle de gens envers qui Dieu ne semble pas avoir eu lieu de montrer autant d'indulgence : de deux débiteurs insolvables à qui leur créancier a remis leur dette, le plus reconnaissant n'est-il pas celui qui devait la plus forte somme4? On aurait tort d'ailleurs de se croire juste parce que l'on garde la régularité extérieure de la vie, et que l'on observe les pratiques de. la religion. La vraie religion est dans là pureté du cœur et la soumission à la volonté de Dieu. Il en va du juste pharisien et du publicain pécheur comme de ces deux fils que leur père voulait envoyer à sa vigne, dont l'un dit fort respectueusement qu'il irait, et n'y alla point, l'autre dit qu'il n'irait pas, et, changeant d'avis, y alla 5.

Le royaume est pour ceux à qui Dieu pardonne, et Dieu pardonne à quiconque se confie en sa miséricorde ; il cesse d'être indulgent seulement envers ceux qui ne sont pas indulgents comme lui. Tous les jours le disciple de l'Évangile lui demande son pardon, parce qu'il en a besoin, et constamment aussi il doit pardonner à son prochain6. Dieu est sans pitié pour qui n'est pas miséricordieux : tel ce maître qui avait pardonné à son intendant prévaricateur, et qui le châtia cruellement ensuite, parce qu'il avait été impitoyable envers un autre serviteur qui lui devait une somme insignifiante 1. A la charité passive, qui se manifeste dans le pardon, doit s'ajouter la charité active, universelle aussi comme la bonté de Dieu. Un samaritain compatissant vaut mieux qu'un prêtre et qu'un lévite sans entrailles : la preuve en est dans l'histoire de l'homme que les voleurs avaient laissé à demi-mort sur le chemin de Jérusalem à Jéricho8.

1. LE. xv, 4-7; MT. XVIII, 12-14.

2. Le. xv, 8-10.

3. Le. xv, 11-32.

4. Le. vu, 41-43. Parabole encadrée dans l'histoire de la pécheresse.

5. MT. XXI, 28-32

6. MT. VI, 12 (14-15; Me. xi, 25).

7. MT. XVIII, 23-35.

8. Le. x, 30-37,

L'espérance du royaume exige l'organisation de la vie présente dans la charité : charité de Dieu et charité du prochain. Ce que doit être la charité du prochain, on vient de le voir. La charité de Dieu est faite d'humilité, de confiance et de bonne volonté. Dieu aime mieux un pécheur qui s'avoue tel par un sentiment de repentir sincère, qu'un prétendu juste qui est content de lui-même : c'est ce qui apparaît dans le cas du pharisien et du publicain qui étaient montés au temple pour prier 1. Mais la confiance doit être associée à l'humilité : comment n'aurait-on pas foi en la bonté de Dieu ? Celui qui habille les lis des champs, et qui nourrit les oiseaux du ciel, pourrait-il être indifférent aux besoins des hommes ses enfants 2 ? Un père à qui son fils demande du pain lui donne-t-il une pierre, ou bien un serpent, si l'enfant lui demande un poisson 3? Si l'on n'est pas tout de suite exaucé, qu'on ne se décourage pas : tout cède à une prière persévérante, comme il advint dans l'histoire de l'ami importun4, et dans celle de la veuve et du mauvais juge 5. Serait-il possible qu'on n'obtint pas de la bonté de Dieu ce qu'on obtient de l'égoïsme des hommes ?

Il faut d'autre part savoir jouer le tout pour le tout, tout perdre pour tout gagner Ii : on doit faire comme l'homme qui avait trouvé un trésor dans un champ, comme le marchand qui avait découvert une perle unique en prix ; tous deux vendirent ce qu'ils avaient, pour acquérir un objet de valeur infiniment plus grande 7. C'est acheter pour rien le royaume des cieux que de lui sacrifier tous les biens de ce monde. N'estil pas vrai, au surplus, que nul ne peut servir deux maîtres 8 ? Si l'on veut être à Dieu, qu'on abandonne le service de Mammon ! Qu'on n'imite pas le riche insensé qui amassa tant de provisions auxquelles il ne goûta point 9 ! Mais, si l'on n'est pas capable des sacrifices nécessaires, inutile de prétendre à la récompense : on n'essaie pas de bâtir une maison quand on n'a pas de quoi subvenir aux frais de la construction ; un roi sensé ne se met pas en campagne s'il n'a de quoi subvenir aux frais de la guerre l0.

Le royaume vaut bien tous les renoncements qu'il exige, car son ave-

1. Le. xvin, 9-14.

2. MT. vi, 25-34; Le. xn, 22-31.

3. Mt. vii, 7-11 ; Le. xi, 9-13.

4. Le. xi, 5-8.

5. Le. xviii, 1-8.

ô. Cf. MT. x, 39; Me. vin, 35-37.

7. MT. xiii. 44-46.

8. MT. vi, 24; Le. xvi, 13.

9. Le. xii, 16-21.

10. Le. xiv, 28-33.

nir est grand, quoique ses débuts soient chétifs. On ne peut mieux le comparer qu'à un grain de sénevé : il n'y a pas plus petit grain ; mais quand il a poussé, il dépasse toutes les plantes potagères et ressemble à un arbre 1. Le royaume est aussi comme le petit morceau de levain qui fait fermenter toute une masse de pâte2. Dans ces deux cas, la fin semble tout à fait disproportionnée au point de départ : tel est le rapport du royaume à l'Évangile. Comment s'opère le travail du développement qui fait de la petite graine un arbre, et avec un peu de levain une masse de pain, c'est le secret de Dieu. Le laboureur sème son blé ; quand il l'a semé, il s'en retourne chez lui et vaque à ses occupations; le blé pousse sans qu'il sache comment; l'homme vient à son champ pour la moisson 3.

Relativement au royaume, l'Évangile est le grain auquel Dieu seul donne accroissement, et c'est de Dieu que dépend le temps de la récolte 3.

Quand ce temps sera venu, il se trouvera que la semence a été perdue pour beaucoup, et qu'elle aura profité en d'autres 6. C'est le cas de dire : beaucoup d'appelés, peu d'élus 7.

Nonobstant l'humilité de son commencement, car il n'est pas question d'obstacles, le royaume viendra dans sa grandeur et dans sa gloire. Jésus ne veut rien enseigner de plus ; il ne s'arrête pas à faire ressortir la nécessité d'un intervalle et d'un développement graduel entre le début et la consommation du royaume. Les exemples choisis, blé et sénevé qui poussent en quelques mois, levain qui produit son effet en quelques heures, montrent que la comparaison porte sur l'Évangile et le royaume prochain, non sur l'Évangile et son progrès indéfini en ce monde. Ni les miracles de la toute-puissance ne sont étrangers à la perspective de l'avènement, ni les conditions morales de cet avènement en ce qui concerne les individus ne sont visées. La parousie semble prochaine dans ces paraboles, sans que l'on ait égard à la mort du Christ comme condition intermédiaire. Partout le Sauveur annonce en prophète 8 le prochain accomplissement du royaume, dont le présent pourrait faire douter; il n'envisage pas en philosophe les conditions normales et indispensables d'un mouvement à réaliser dans l'histoire ultérieure de l'humanité.

Le christianisme est donc entré dans le monde comme un message de

1. Me. IV, 30-32; MT. XIII, 31-32; Le. xrn, 18-19.

2. MT. XIII. 33; Le. XIII, 20-21.

3. Me. iv, 26-29.

4. Cf. 1 COR. ni, 6-9.

5. Me. iv. 3-8: MT. XIII. 3-8: Le. vin. 5-8.

6. MT. XXII, 14 (xx, 16).

7. Me. IV, 21-22; Le.-vin, 16-17 (MT. V, 15).

8. JÜLICHER, II, 581.

Dieu sur le prochain avenir, et quand on entreprend de définir son essence en partant de l'histoire, on 'ne trouve pas autre chose que l'idée du royaume, qui est de soi un bien futur, quoique ce bien futur ne doive être, en quelque façon, que la consécration de la justice acquise dans le présent. Cette consécration définitive de la justice dans le bonheur est précisément ce qu'annonce l'Évangile ; d'où il suit que l'objet propre de l'Évangile est une espérance, l'espérance messianique, dégagée de l'esprit national, devenue purement humaine et universelle au fond, en devenant purement religieuse et morale. La foi au Dieu père, la rémission des péchés sont les conditions de cette espérance ; elles appartiennent par cela même à l'essence de l'Évangile, mais elles ne sauraient la constituer à elles seules. Les paraboles ne nous apprennent pas non plus que la conscience messianique de Jésus se fonde sur la connaissance de Dieu comme père de l'humanité. Quel qu'ait été le mystère de sa conscience personnelle, le Sauveur se présente comme l'agent du royaume, le prédicateur de la grande espérance, le semeur qui sera moissonneur. Il n'est pas le révélateur d'une seule et unique vérité qui, perçue par là conscience de chaque individu, lui donnerait la plénitude du royaume céleste, mais il est l'interprète de tout ce qui est contenu dans l'espérance du royaume, l'ordonnateur de la société des croyants, qui doit devenir bientôt la société des élus. Sa fonction est sociale et universelle, comme l'espérance du royaume est collective; son action ne doit pas être purement intérieure, mais elle s'exercera dans la réalité objective du royaume ; et c'est dans l'avenir qu'apparaîtra sa qtfalité de Messie fils de Dieu, conformément à la nature eschatologique du royaume céleste.

La carrière et l'enseignement de Jésus ont été le grain de sénevé qui devient un arbre, la parcelle de levain qui fait fermenter toute une masse de pâte. Rien de plus insignifiant en apparence : un ouvrier de village, naïf et enthousiaste, qui croit à la prochaine fin du monde, à l'instauration d'un règne de justice, à l'avènement de Dieu sur la terre, et qui, fort de cette première illusion, s'attribue le rôle principal dans l'organisation de l'irréalisable cité ; qui se met à prophétiser, invitant tous ses compatriotes à se repentir de leurs péchés, afin de se concilier le grand Juge dont la venue est imminente et sera subite comme celle d'un voleur; qui recrute un petit nombre d'adhérents illettrés, n'en pouvant guère trouver d'autres, et provoque une agitation, d'ailleurs peu profonde, dans les milieux populaires ; qui devait être arrêté promptement, et qui le fut, par les pouvoirs constitués ; qui ne pouvait échapper à une mort violente, et qui la rencontra.

Son rêve était fragile et étroit comme est notre science ; il nous paraît absurde, comme nos plus chères idées le paraîtront à nos arrière-neveux.

Mais il contenait aussi les germes les plus précieux de la vérité

humaine, les principes les plus féconds de progrès humain, à savoir : que l'âge d'or de l'humanité n'est pas dans son passé, mais dans son avenir; que la valeur de l'homme est dans le sentiment qui anime sa conduite, que la vraie religion est celle du cœur; que cette religion consiste essentiellement dans l'amour, amour du prochain en Dieu, ou de Dieu dans le prochain; que ce prochain est tous les membres de l'humanité; que Dieu, c'est-à-dire la loi vivante de l'univers, est bonté; que l'abnégation de chacun est nécessaire au bien de tous ; qu'il faut savoir, au besoin, tout risquer dans l'ordre des biens matériels et de la vie temporelle, pour tout gagner dans l'ordre des biens spirituels el de la vie de l'âme ; que le sacrifice est ainsi la racine de la vraie félicité ; enfin que notre existence éphémère flotte sur un océan de vie où elle se replonge pour durer toujours, à partir de l'instant même où elle semble cesser d'être. Si le dernier mot de toutes choses n'est pas le néant, et ce ne peut être le néant, l'Évangile n'a eu que l'apparence d'une chimère, Jésus a incarné dans l'homme la sagesse de Dieu, el sa mort ne pouvait être qu'un passage à l'immortalité.

CHAPITRE IX

LA FORME LITTÉRAIRE, LA TRADITION DU TEXTE ET LES COMMENTAIRES DES ÉVANGILES SYNOPTIQUES

Comme on vient de le voir, si l'enseignement de Jésus était très original dans sa forme, il ne laissait pas d'être éminemment populaire. Toutefois ce n'est pas cet enseignement comme tel qui appartient à la littérature chrétienne et à la littérature religieuse de l'humanité, puisque Jésus lui-même ne l'a jamais donné par écrit ; ce sont les souvenirs touchant cet enseignement et la vie du Sauveur, qui, après avoir été retenus, interprétés, à la fois diminués et enrichis dans la tradition orale, ont pris finalement la forme des livres que l'on appelle « évangiles », comme l'objet même de la prédication du Christ. Ces souvenirs ont été d'abord gardés, ils ont acquis leurs linéaments essentiels et caractéristiques dans une tradition que l'on peut dire aussi populaire que l'avaient été la doctrine et la parole de Jésus, et cette tradition parlait la langue sémitique dont s'était servi le Christ. Les trois premiers Évangiles sont des écrits dont le fond principal est sémitique, et la forme hellénistique, avec certaines particularités qui font de chacun, au point de vue du style, une œuvre individuelle.

La langue de l'Évangile annoncé par Jésus était la langue commune des Juifs de Palestine1, l'araméen, langue sémitique, c'est-à-dire appartenant à la même famille que l'assyrien, l'hébreu et l'arabe. L'araméen avait gagné du terrain en Palestine après la destruction successive des royaumes d'Israël et de Juda; les Juifs revenus de la captivité perdirent peu à peu 1 usage de l'hébreu; au temps de Jésus, ils parlaient un dialecte que l'on qualifie de palestinien ou d'occidental, pour le distinguer de l'araméen du nord, ou syriaque, et de l'araméen oriental, ou babylonien. Même dans l'araméen de Palestine, il y avait quelques différences entre la langue de la Galilée, celle de la Samarie et celle de la Judée. Cet araméen a été parfois appelé hébreu, non sans doute parce qu'il avait subi l'influence de l'ancienne langue, mais parce qu'il était devenu la langue des Hébreux 2, d'autant que les deux langues se confondaient à

1. Sur cette langue, voir DALMAN, 1-10, 63-72; WELLHAUSEN, Einleilung (E.), 34-43.

2. ACT. VI, 1. Cf. DALMAN, 5. Les mots BRIOEASA, rappaga, roÀYO0a, rapjioim, que Jean (v, 2 ; xix, 13, 17; xx, 16) qualifie d'hébreux (Épalcr'd) sont araméens.

peu près pour ceux qui n'avaient une connaissance spéciale n de l'une ni de l'autre.

Il va de soi que la langue du Christ et des apôtres ait laissé sur la tradition évangélique une empreinte encore sensible à travers la translation grecque ; mais cette influence n'est pas la seule qui se soit exercée sur le langage des Évangiles, et en général sur celui du Nouveau Testament.

Le grec dont se sont servis saint Paul, les évangélistes et les autres auteurs des Écritures chrétiennes, n'était pas le grec classique, ni même, à proprement parler, le grec vulgaire, la langue commune des pays hellénisés par la conquête d'Alexandre, c'était ce grec déjà adapté à la traduction des Écritures juives, et tel qu'il apparaît dans la version dite des Septante, c'est-à-dire un grec influencé directement par l'hébreu biblique, un langage dont le vocabulaire était bien, sauf un petit nombre de mots empruntés, celui du grec vulgaire, mais dont la syntaxe était fortement imprégnée d'hébraïsmes Familiarisés avec la version des Septante, les écrivains du Nouveau Testament y conformèrent tout naturellement leur style. C'est ainsi que les Évangilés synoptiques ne sont pas seulement pénétrés de sémitisme par l'araméen de Jésus et de ses premiers fidèles, mais par le grec de l'Ancien Testament, qui devient la langue du Nouveau. On y trouve des aramaïsmes et des hébraïsmes, quoique, vu l'affinité de l'hébreu et de l'araméen, nombre de sémitismes puissent être classés indifféremment dans l'une ou dans l'autre de ces catégories 2. L'influence de l'hébreu est même prépondérante, surtout dans les récits, parce que l'imitation de l'Ancien Testament a été souvent volontaire et n'a pas résulté simplement de l'emploi des Septante par les premiers chrétiens.

De même les mots et formules cités dans Mc. v, 41 ; vu, 34; xv, 34 (MT. xxvn, 46). S. JÉRÔME, C. Pelag. III, 2, écrit à propos de l'Évangile des Hébreux : « In evangelio juxta Hebraeos, quod chaldaieo quidem syroque sermone, sed hebraieis litteris scriptum est, quo utuntur hodie Nazareni, etc. » Mais il ne fait pas toujours cette distinction, et il lui arrive de citer comme hébreu, et comme empruntées à l'original de Matthieu, des expressions et formules de cet apocryphe qui sont araméennes.

1. Sur le grec des Évangiles, voir la très remarquable étude de WELLHAUSEN, E. 15-34.

2. Cf. DALMAN, 13-34. Noter la conclusion de cet auteur : « Les hébraïsmes des Synoptiques ne sont pas à nier, mais ils sont si peu une preuve en faveur d'un original hébreu que la proposition contraire est plutôt justifiée : moins il y a d'hébraïsmes, plus (le passage) est primitif ; plus il y a d'hébraïsmes, plus grande a été l'activité des rédacteurs hellénistes. Il est à considérer que l'araméen, langue vivante des Juifs, héhraïsait beaucoup moins que le grec qu'écrivent les Synoptiques. »

Les enseignements de Jésus, nonobstant les gloses et les retouches qu'ils ont eu à subir, retiennent ordinairement une forme rythmée analogue à celle des écrits gnomiques de l'Ancien Testament. Cette circonstance, que l'on a dernièrement alléguée 1 comme une preuve de la rédaction des Logia primitifs en hébreu, tient sans doute à des causes diverses.

Il n'est pas vraisemblable que Jésus ait appliqué délibérément la forme rythmique à ses discours, mais le parallélisme était comme le balancement naturel de la pensée juive. On comprend que le Sauveur en ait usé pour frapper les sentences qui résumaient son enseignement, et qui devaient rester dans la mémoire de ses auditeurs 2 ; peut-être est-il dû en partie à la tradition elle-même, qui facilitait ainsi la conservation et la transmission des sentences, tout en les rendant plus concises et plus incisives ; enfin l'on doit admettre l'influence de l'Ancien Testament sur les rédacteurs évangéliques. Les paroles d'action de grâces après le retour des apôtres 3, le discours aux apôtres après la résurrection, dans le premier Evangile sont des morceaux rythmés que l'on peut considérer comme l'œuvre de prophètes chrétiens 5. On conçoit que ces derniers aient été inspirés dans la manière des anciennes Écritures, et que, s'ils écrivaient, ils en aient délibérémenl imité le style.

Pour des motifs analogues, les récits évangéliques ressemblent à ceux de l'Ancien Testament. Ce sont des anecdotes qui se suivent, reliées entre elles par un fil très lâche. Elles sont, en général, très sobres de développements , ne contenant que des traits indispensables et significatifs.

L'agencement de ces traits est des plus simples. Ils viennent le plus souvent comme dans une énumération dont les membres seraient reliés par la conjonction et. L'impression de ces narrations si dépourvues d'art, au moins en apparence, ne laisse pas d'être saisissante à raison de leur sim-

1. BRIGGS, The ethical Teaching of Jesus (New-York, 1904). Le livre de la Sagesse et le quatrième Évangile, livres composés en grec, contiennent des morceaux d'un parallélisme très régulier. Voir, par exemple, le prologue de Jean.

2. On peut regarder comme primitives des sentences telles que les suivantes : « Qui recherche sa vie la perd, Et qui perd sa vie la trouve. » MT. x, 39 (Le. XVII, 33).

« Ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille : Ce qui souille l'homme est ce qui sort de lui. » Me. VII, 15 (MT. XV, H).

« Les premiers seront les derniers, Et les derniers seront les premiers. à) MT. XIX, 30 (xx, 16 : Le. XIII, 30).

3. MT. XI, 25-30 (voir supr. p. 127, et le commentaire).

4. MT. XXVIII, 18-20 (voir supr. p. 135, et le commentaire).

5. Cf. supr. n. 1, et p. 195; - voir QÉ. 129, 131.

plicité même, et par le relief intense que prend le trait principal de l'anecdote auquel tous les autres sont coordonnés. Il en est, à cet égard, des paraboles 1 comme des récits concernant les miracles et la passion de Jésus. Si l'on met à part les amplifications rédactionnelles, récits et paraboles se présentent comme de simples esquisses, à la fois rudimentaires et complètes, où la puissance du génie populaire se révèle dans un langage d'enfant.

Ce caractère des récits primitifs et la forme des sentences ont été plus ou moins modifiés par les rédacteurs évangéliques. On a déjà pu voir que le plus personnel, et il est permis d'ajouter le moins littéraire des trois Synoptiques, est Marc. Il traite les sources plus hardiment et moins adroitement que Matthieu et que Luc. Il tranche et il ajoute avec une sorte de brutalité, sans plus se soucier des incohérences qui en résultent pour la forme, que des invraisemblances et des contradictions qui en résultent pour le fond. Il n'a pas fait un livre, mais une libre compilation il est très difficile de démêler un ordre et un plan. Il aime la couleur, on pourrait presque dire le réalisme, et il lui arrive de charger ses descriptions de détails qui peuvent sembler pris sur le vif, mais qui n'attestent peut-être que la vigueur un tant soit peu rustique de son imagination tAucun goût littéraire, aucun sens de l'équilibre ou des proportions, soit pour les phrases 3, soit pour les récits et discours", soit pour leur groupement et l'ensemble du livre 5. Si, comme il est probable, il a terminé son Évangile sur la réflexion : « Et (les femmes) ne dirent rien à personne, (car elles avaient peur 6 n, il a été aussi malhabile dans l'invention de ce détail que dans la façon de conclure son histoire du Christ.

1. Cf. Etudes évangéliques, 61.

[ 2. Lire, par exemple, le possédé de Gérasa (v, 1-21), la tille de Jaïr (v, 22-43), l'agonie de Gethsémani (xiv, 32-42), Jésus devant le grand prêtre (xiv, 53-65), devant Pilate (xv, 1-15), les femmes au tombeau (xvi, 1-8). Tout cela est très ivant, mais comme impression, et la force du trait y est, sans la précision natuelle du souvenir.

1 3. Sans parler du début (1, 1-4-), qui a pu être surchargé, il suffit de renvoyer II vi, 7-8; vu, 1-5; ix, 12-13.

4. Gaucheries de la rédaction dans II, 13-17 (combinaison de la vocation de évi avec la parole sur la fréquentation des publicains, supr. p. 88); ni, 20-35 combinaison de la démarche des parents avec l'affaire de Beelzéboul, supr. p.

|B8); iv, 10-13 (superposition d'une remarque générale sur les paraboles à iexplication particulière du Semeur, supr. p. 89); vm, 27-ix, 1 (dépècement u récit primitif de la confession de Pierre, supr. p. 92), etc., etc.

1 ;>. Défaut de suite dans le corps de l'ouvrage, hors d'œuvre de vi, 14-29; anque d'harmonie entre ce que le rédacteur prend des sources et ce qu'il y Moute de lui-même.

16. XVI, 8 (supr. p. 105).

Il va de soi que son langage n'a rien de classique. Son vocabulai contient un nombre relativement considérable de mots qui ne se re contrent pas dans le reste du Nouveau Testament1, des façons de par] très négligées, sinon irrégulières2, des mots hébreux ou araméens3, d diminutifs 4, des mots qui reviennent très fréquemment, sans nécessr comme il arrive à certaines personnes dans la conversation ;i, des toi nures hébraïques6. Sa phrase est une enfilade de propositions où l' remarque souvent une accumulation de participes 7. Il a plus de la nismes qu'aucun autre écrivain du Nouveau Testament 8.

Matthieu a des soucis littéraires qui sont étrangers à Marc. Ce n'< pas un grand écrivain, mais un homme qui a une certaine culture, certain goût, une certaine idée de ce que doit être un livre bien fait convenablement écrit. Le sien aura donc un plan, qui ne sera pas ti artistique 9, mais qui aura du moins l'avantage d'être assez régulier. S langage est empreint d'une certaine rhétorique pieuse, un peu redc dante, mais solennelle et sonore. Les discours de Jésus y sont plus or tueux, et plus emphatiques aussi, que dans Marc et dans Luc. C'est plutôt que l'évangéliste se donne carrière, qu'il paraphrase et même qt

1. On peut voir les chiffres et les exemples dans JACQUIER, Histoire des liv, du Nouveau Testament, II, 412.

3. Passages cités supr. p. 2o4, n. 2. 11 semble bien que le rédacteur y met l'affectation, pour la couleur locale, et que ce n'est point souvenir tradition (voir supr. p. 103, et le commentaire). Mais cela prouve du moins qu'il saN, l'araméen.

4. Ouyocrptov (v, 23; vu, 25), zopaatov (v, 41-42; vr, 22, 28), xuvapiov (vii, zl-i fotàptov (xiv, 47), TîXoiàpiov (III, 9; iv, 35), ~ïyOôStov (vin, 7). On a relevé aussi préférence pour les négations multipliées : ooxétiiJ.T, (xiv, 25), a7)8 £ v;. U-f, (i, 44), oùx oùosi'ç (111, 27), etc.

5. L'adverbe sùG'jç se rencontre quarante-deux fois (trente-cinq fois dans i- sept fois seulement dans x-xvi. JACQUIER, ii, 413), et souvent sans, qu'il faille presser la signification. Emploi fréquent de e PX.°P.l avec un infinitif (i, 45; 23; iv, 1, etc. Vingt-six fois. Sur la portée de cette locution, cf. DALMAN, 22).

6. oeiv mopov [jLÉyav (iv, 41), ÁIXQ''Pr¡¡J.iCX; (j Xaaœ7]p.s?v (111, 28), sans compter formes analogues dans les citations de iv, 12 et vn, 10.

7. Voir, par exemple, i, 41; v, 25-27, 33; xiv, 67 ; xv, 43. Emploi fréquent participe avec slvai ou ÈXÔeiv : voir i, 6, 39; II 6; v, 5.

8. Bïjvapiov, xvjvtjoç, xevrupîwv, xo8pàvTY]C, xpa(3aTioç, Xeytiov, !: £ <jty|ç, (jj.exouAaxi ivavôv Ttoistv.

9. Cf. supr. p. 120.

crée, parfois avec une médiocre invention, selon son propre génie 1. Dans les récits, au contraire, il est sec, incolore et bref, enclin parfois à supprimer des détails nécessaii-es 2 ; il n'est pas conteur, et il manque de la vivacité qu'on trouve dans Marc, aussi bien que de l'harmonie artificielle qui se rencontre dans Luc. Il a des combinaisons singulières, comme dans l'histoire des deux aveugles 3 et dans celle des deux possédés 1. Sa préoccupation des prophéties l'induit quelquefois à altérer le bon équilibre des-récits primitifs 3, et le soin qu'il prend de marquer l'accomplissement des prophéties anciennes cause des répétitions monotones. « Cela se fit pour que la parole du prophète fût accomplie e », tel est le refrain dont il ne se lasse pas. Les .récits de la naissance du Christ n'ont guère plus de charme que la généalogie qui les précède : ce n'est pas une légende populaire, mais une série de combinaisons exégétiques 7. Son imagination paraît avoir été aussi pauvre que sa foi était naïve : le grand ressort du merveilleux, dans ses deux premiers chapitres, est le songe révélateur ; il en abuse véritablement. Certains récits ne sont pas exempts Iide gaucherie : Joseph découvrant l'état de sa fiancée, l'étoile qui conduit les mages, la femme de Pilate invitant son mari à ne pas assumer la responsabilité de la mort de Jésus, les défunts qui ressuscitent au tremblement de terre, les gardes à qui l'on fait dire que le cadavre de Jésus a été jenlevé pendant leur sommeil.

Le vocabulaire de Matthieu est moins personnel que celui de Marc 8 ; son style est plus correct; il n'évite pas, et l'on dirait même que, pour certains cas, il préfère des hébraïsmes que Marc et Luc ne connaissent pas, ou qu'ils n'ont pas voulu garder. Il suffit de rappeler ici l'emploi des formules : « royaume des cieux », c Père des cieux 9 JJ. Cependant il n'affecte pas l'imitation du langage biblique ; sa phrase est généralement coulante, friieux construite que celle de Marc ; à cet égard, on peut dire que Mat-

1. Voir l'analyse (supr. pp. 136-137), et le commentaire des discours évangéiques.

2. Par exemple, au commencement de l'histoire du paralvtiaue. ix. 2.

3. ix, 27-31; xx, 29-34 (supr. p. 126 et p. 133).

4. VIII, 28-34 (supr. p. 125). Noter aussi le double récit, ix, 32-34, et xii, 22Ï4 (supr. p. 126).

\.&.L J 5. Les deux ânes de Bethphàgé, xxi, 1-7 (supr. p. 133).

6. i, 22; 11, 15, 17, 23; iv, 14; vin, 17; etc.

7. Cf. supr. pp. 121, 139-140, et le commentaire de MT. I-ll.

8. Pour le nombre et la distribution des <xtoxÇ ÀEYÓP.EVa., voir JACQUIER, ii, 381.

9. Cf. supr. p. 228, n. 6. Autres hébraïsmes, conformes au langage biblique : ~iytvcoGxsv aÙTr]v (1, 25). P.ÉX.Pl ou SWC; ¡;1jc; crP.EpOV (xi, 23; xxvii, 8; xxviii, 15; cf.

~kX,.GEN. xxvi, 33; xxxv, 4, etc). ~àvoc'Ça; 16 airdjxa (v, 2). Aoyoc ï:opvdccc; (v, 30), etc.

thieu est, par goût, moins hébraïsant que Marc ne l'est par inexpéri et que Luc ne l'est parfois volontairement.

Luc a plus que Matthieu le souci d'une certaine correction, il ; prétentions d'historien et de littérateur. S'il ne les eût point laissé on ne serait pas obligé de dire qu'il reste passablement au-dessous qu'il a voulu être. Sa critique des sources a été superficielle, sa façc les combiner toute mécanique. Il n'a écrit, par bonheur, qu'une p] conforme à son idéal de belle prose, les quelques lignes de son prol( Quand il compose de lui-même en s'écartant des sources, il a bien et quelques morceaux légèrement filandreux 1, mais rien qui vaille po recherche des mots, l'harmonie des propositions, l'artifice de la cons tion, cette pompeuse et banale 2 dédicace à Théophile. Ce qui f.

charme des récits de Luc, ce n'est pas son style, qui, lorsqu'on l'étud près, apparaît inégal, maniéré, on oserait presque dire truqué3, mai; certaine note psychologique, un sens profond des choses de l'âme, un pénétré, ce je ne sais quoi qui vient du cœur et qui touche le cœur.

en eux-mêmes, et sauf quelques exceptions dont la plus notable est la ] bole du Fils prodigue 4, ces récits n'ont pas le parfait équilibre q leur attribue communément. Leur harmonie est souvent dans la f< plus que dans le fond, dans la coordination régulière des phrases p que dans leur contenu. L'histoire de Zachée:', par exemple, n'est

I. Par exemple, 111, 1-2; XXIII, 13-15; xxiv, 44-49.

2. L'auteur suit le formulaire commun des dédicaces. Voir le commen de Le. i, 1-4.

3. On le loue cependant généralement. Voir JACQUIER, II, 458. RENAN, Les l giles, 283 : « Luc. écrit, il montre une vraie entente de la composition.

livre est un beau récit bien suivi, à la fois hébraïque et hellénique, joig l'émotion du drame à la sérénité de l'idylle. c'est le plus beau livre qL ait. » Le même auteur dit de Marc (p. 116) : « La distribution logique matières y fait défaut ; à quelques égards, l'ouvrage est très incomplet, pui des parties entières de la vie de Jésus y manquent. Au contraire, la nettet précision de détail, l'originalité, le pittoresque, la vie de ce premier réc furent pas dans la suite égalés. » A propos de Matthieu (p. 212) : « Les ri que pseudo-Matthieu ajoute à ceux de Marc ne sont que légende ; les modi tions qu'il apporte aux récits de Marc ne sont que des façons de dissimuler tains embarras. L'assimilation des éléments que l'auteur puise hors de Mar< faite de la manière la plus grossière. Mais ce qui fait le prix de l'ouvi attribué à Matthieu, ce sont les discours de Jésus, conservés avec une fidf extrême, et probablement dans l'ordre relatif où ils furent d'abord écrits. >:

4. xiv, 11-32. Encore peut on trouver dans ce beau récit une double act Voir le commentaire.

5. xix, 1-10. Voir supr. p. 159, et le commentaire.

f très bien venue, et celle de la fille de Jaïr 1 l'est assez mal; La même remarque s'applique aux discours. Certaines transitions, que l'évangéliste supplée entre les sentences que les sources lui fournissaient, sont aussi peu réussies que possible2, et certaines introductions, déduites des discours mêmes 3, sont faiblement conçues.

y A peine peut-on dire que le livre a un plan 1 : c'est Marc, enrichi au début par les récits de l'enfance, modifié ensuite par quelques transpositions qui dérangent l'économie de l'histoire et même celle de la narration au profit du symbolisme, coupé artificiellement pour l'insertion des matériaux pris d'ailleurs. Rien de moins heureux que la grande entaille pratiquée à l'endroit du départ pour Jérusalem, en vue de loger la majeure partie de ces matériaux. Même les récits de l'enfance, où Luc a exploité une légende mieux construite et mieux définie que les éléments utilisés par Matthieu, sont loin de former un ensemble régulier 3 ; on y sent la etouche, l'imitation voulue de l'Ancien Testament jusque dans les détails du style. L'insertion des cantiques, suggérée aussi par l'Ancien Testament, a été exécutée sans habileté. L'abondance des hébraïsmes aIlS le troisième Évangile tient pour une bonne part à une imitation volontaire du langage biblique °.

A peine est-il besoin d'observer que le texte primitif des Évangiles Synoptiques, en tant que l'on peut parler d'un texte primitif7, n'a pas été gardé sans altération. Bien que, pour tous les trois, on doive admettre

1. vin, 40-36. Confusion de la mise en scène dans la dernière partie (vv. 516). Voir le commentaire.

2. Par exemple, vi, 27; xii, 33, 57. Groupement tout artificiel de sentences lans xvi, 15-28, que suit la parabole de Lazare.

! 3. xi, 37-38, 45; xii, 1; xiv, 7, 12, 15; xix, 11.

4. Cf. supr. p. 144.

5. Cf. supr. p. 145, et le commentaire.

6. Sur le vocabulaire de Luc et ses A^AF ÀEO{r.Íp.ëVCX, voir Jacquier, II, 451. DALAN, 29, écrit : « Les purs hébraïsmes sont presque exclusivement particularise de Luc. C'est chez lui surtout qu'on trouve employée la formule XCXt lyÉvETO » rariant avec èjeveto ÕÆ). Les hébraïsmes sont plus nombreux dans les deux premiers chapitres; mais il y en a un peu partout dans le reste de l'Évangile, aux endroits où le rédacteur a le plus travaillé, par exemple pour le ressuscité de laïn (VII, 11-17), pour Zachée (xix, 1-10), pour les disciples d'Emmaüs (xxiv, ~15). Luc emploie volontiers lÕOÚ, XCXt lOOÚ, des formules comme epyxTKt àSixi'aç

Se rappeler la complexité de l'évolution rédactionnelle, supr. p. 199.

un travail individuel de rédaction qui les a constitués dans leur foi relativement définitive, ce n'étaient pas, à proprement parler, des œu~ personnelles, mais la propriété des fidèles et des communautés qui servaient pour leur édification. Il paraît certain que, pendant assez lo~ temps, les copies se firent avec un médiocre souci de l'exactitude et la conformité rigoureuse aux rédactions originales. Ce souci est né d les écoles savantes, là et quand il y en eut. On peut nommer Alexand puis Césarée de Palestine, et Antioche. Le besoin de textes sûrs pour controverses, et de textes immuables pour l'usage liturgique, contril aussi à limiter la liberté de la transcription, quoique, d'autre part, l'ii rêt théologique et l'adaptation à la lecture publique aient exercé quel~ influence sur la tradition du texte.

On sait que le texte reçu depuis le XVIe siècle, antérieurement aux ( tions critiques, représente la recension officiellement admise dans l'Ég~ grecque à partir du vie siècle, par l'influence de Constantinople, hériti de la tradition d'Antioche 1. L'étude des plus anciens manuscrits con~ a ébranlé l'autorité de ce texte, et l'on a vu se succéder des éditions s'écartaient de plus en plus du texte reçu, jusqu'à ce qu'enfin l'on en s venu à prendre décidément pour base le manuscrit le plus ancien, semblait aussi le plus autorisé, le fameux Codex Vaticanus2. M d'autres témoins existaient, différents du manuscrit Vatican et du te: reçu. On avait pu prétendre que le texte du manuscrit Vatican était texte neutre, non influencé, non altéré, non glosé, fidèlement gai depuis le commencement, ou recouvré sur de bons originaux. La questi a paru plus complexe à mesure que l'on a connu ou étudié plus attenti~ ment un plus grand nombre d'anciens témoins. Tel de ces témoins semblait presque extravagant, le Codex Bezae 3, a gagné en importan~ quand on a eu constaté sa parenté avec les anciens écrivains latins et manuscrits de l'ancienne version latine, antérieure à la recension de sai Jérôme. La forme de texte représentée par ces témoins avait été d occidentale : il se trouve que les plus anciennes versions syriaques, version dite de Cureton, et la version dite sinaïtique, ont avec lui

1. Pour ce qui regarde en général la critique textuelle du Nouveau Testame~ consulter les prolégomènes des éditions critiques de TISCHENDORF-GREGO (1869-1894, repris partiellement dans GREGORY, Textkritik des Neuen Test mentes, 1-11, 1900-1902), et de WESTCOTT-HORT (1881); la partie de l'artic~ Text and Versions (F. C. BURKITT) qui concerne le Nouveau Testament dans E IV, 4981-5012 ; NESTLE, Einführung in das griechische Neue Testament2 (189 indications sommaires dans JACQUIER, II, 486-496 ; WELLHAUSEN, E. 3-9.

2. Ms. B, dans les éditions critiques précédemment citées, attribué IVe siècle. Patrie incertaine.

3. Ms. D, grec et latin, attribué au VIe siècle, copié sans doute en Occider

grandes affinités, et que Clément d'Alexandrie s'accorde avec lui sur certains points. On accepte le suffrage des témoins dits occidentaux quand ils s'accordent avec le manuscrit Vatican contre le texte reçu : le rejettera-t-on, sans autre forme de procès, quand il ne s'accorde pas avec le témoin prétendu hors pair ?

Il faut avouer que, à première vue, l'état du texte dit occidental ne plaide pas beaucoup en sa faveur Outre que ses témoins ont entre eux des divergences notables, il a un air des plus négligés. Si l'on met à part quelques omissions qui ne laissent pas d'être significatives, il est caractérisé surtout par un grand nombre d'additions plus ou moins étendues; par d'innombrables variantes ou transpositions de mots, par la contamination des textes parallèles. Combien plus sobre et plus correcte est la tenue du texte Vatican? Des critiques très autorisés continuent à penser que les particularités du texte occidental résultent uniquement de la liberté de transcription qui a régné pendant longtemps dans la plus grande partie de l'Église. Peut-être ne tiennent-ils pas suffisamment compte de ce que le laisser-aller a dû être partout le régime normal pendant un certain temps, et que l'absence, d'ailleurs relative, de ce caractère dans le manuscrit Vatican n'est pas un trait primitif, mais bien une marque correspondante à son âge, qui est celui des correcteurs et des recenseurs. D'autre part, le texte occidental a ses avocats plus ou moins décidés. Comme les variantes du Codex Bezae sont surtout considérables dans le troisième Évangile et dans les Actes, on a pu soutenir 2 que

1. « Le fait est que l'expression « texte occidental » a été mal choisie. Les documents « occidentaux » ne représentent pas une recension unique, comme e texte antiochien, ni même un ensemble de variantes, mais l'état du texte non révisé et progressivement détérioré dans tout le monde chrétien, durant la période anténicéenne. Il s'ensuit que les leçons occidentales sont de genres très différents, depuis l'original inaltéré jusqu'aux formes extrêmes de l'interpolation et de la paraphrase. La mauvaise réputation des textes « occidentaux » tient en grande partie à ce que l'on s'est habitué à regarder le Codex Bezae comme en étant le principal représentant. On se ferait une idée plus juste en prenant, d'une, part, les fragments latins dits Cod. Bobiensis (k), comme le meilleur type des textes qui avaient cours anciennement en Occident, et d'autre tart le palimpseste du Sïnaï (Ss.) comme le meilleur type des textes qui avaient ours anciennement en Orient. Selon l'opinion ordinaire, ces deux documents seraient à considérer comme « occidentaux » ; mais jusqu'à présent l'on n'a point prouvé qu'ils aient une source commune plus récente que l'archétype de tous les emoins existants. » BURKITT, 4989. Le ms. k a beaucoup d'affinité avec les citaions de s. Cyprien.

2. BLASS, Acta apostolorum, ed. philologica (1895); Acta apost. secundum rmam quae videtur romanam (1896); Ev. sec. Lucam. sec. formam quae idetur romanam (1897).

l'auteur de ces deux livres avait fait lui-même deux éditions successive de ses ouvrages. A moitié défendable pour les Actes, où le texte orient~ et le texte occidental semblent s'opposer comme deux recensions dis~ tinctes, dont aucune peut-être ne nous représente exactement la forme or ginale du livre, la thèse paraît inadmissible pour le troisième Évangil~ où les divergences ne sont pas de même nature. On n'a pas essayé d l'appliquer à Marc et Matthieu : pour celui-ci, on allègue la liberté d< copistes ; pour celui-là, on a mis en avant l'idée d'une double traductio d'un original araméen, conjecture qui paraît manquer de base.

Autant que l'on peut se permettre d'en juger maintenant, il semble qt le manuscrit Vatican et la plupart des manuscrits plus récents pr< cèdent de recensions plus ou moins heureusement pratiquées sur 1< textes qui étaient en cours auparavant. Il est probable que le manuscr Vatican représente une recension alexandrine qui a été faite dans d< conditions aussi satisfaisantes que le temps le permettait, c'est-à-dire si des manuscrits anciens, et avec la préoccupation très réelle de n'accepte dans le texte que ce qui était primitif et autorisé par une tradition solid~ Mais il était déjà impossible d'atteindre le primitif et d'instituer, quan même on eût voulu le chercher, un criterium infaillible pour le retro~ ver. Il semble que, pour certains détails linguistiques, on ait étab l'uniformité en se réglant sur ce qui aurait dû être, et l'on a pu élimi~ ainsi quelques éléments accessoires qui étaient réellement primitifs, bie qu'ils ne fussent pas au goût des grammairiens d'Alexandrie. Au demet rant, ce texte alexandrin doit être celui qui représente le plus fidèle ment dans l'ensemble, mais non dans tous les détails, la forme d( Synoptiques à l'époque où le canon des Évangiles fut constitué.

Les textes dits occidentaux, dans leur variété, ne peuvent avoir ] même prétention. Mais leurs variantes ne sont pas à rejeter en bloc. 0 doit se souvenir qu'un très grand nombre de leurs témoins sont plu anciens que la recension alexandrine, ou représentent des textes anté~ rieurs à cette recension. Dans la confusion des variantes engendrées ps la liberté des copistes, des éléments primitifs ont pu se conserver que recension alexandrine a éliminés. Beaucoup de cas sont à examiner en pa~ ticulier. Il n'est pas impossible que, dans ce chaos apparent, aient survéc des traits précanoniques, c'est-à-dire des exemples qu'on a justeme~ appelés de non-interpolation ,en des endroits où la plupart des témoins e~ l'irréprochable manuscrit Vatican contiennent des fragments que n'ont pa les meilleurs témoins occidentaux 1, et aussi des exemples contraires, de passages où un développement inconnu au texte oriental a chance d'avoi été supprimé dans les recensions officielles qui ont préludé à l'uniformit

1. Tel pourrait être le cas de Le. XXII, 196-20. Voir le commentaire.

ultérieurement acquise par la diffusion du texte constantinopolitain 1.

Certaines formes de langage plus ou moins correctes, soit au point de vue littéraire, soit au point de vue théologique, pourraient appartenir à la même catégorie. En un sens, la canonisation du texte a été progressive, et à ce progrès de la canonisation correspond un travail de rédaction officielle qui implique une certaine mesure d'additions, suppressions et retouches sur les textes auparavant reçus. Que ce travail ait toujours eu pour effet de ramener le texte évangélique à sa pureté primitive, il suffit d'énoncer une telle opinion pour en faire sentir l'invraisemblance, disons l'inanité.

Une discussion sur l'authenticité de tel ou tel passage ne serait point ici à sa place, les principales variantes des anciens témoins devant être signalées et appréciées dans le commentaire. Il suffit de marquer la signification de certains faits importants, tels que l'absence de finale dans les plus anciens manuscrits du second Évangile, celle des versets relatifs à la sueur de sang 2 chez plusieurs témoins du troisième, l'attribution du Magnificat à Élisabeth par quelques témoins latins 3. Les deux premiers exemples ont beaucoup d'analogie avec celui de l'Adultère dans le quatrième Évangile4. Le dernier montre également, sur un point de détail qui est de conséquence pour l'économie des récits de la naissance dans Luc, la flexibilité de la tradition non seulement textuelle mais réelle des Évangiles. S'il a été possible à la finale de Marc, qui manquait encore dans la plupart des manuscrits grecs au commencement du IVe siècle, peutêtre même au commencement du ve, de s'imposer à toute l'Église, la fortune d'interpolations de moindre étendue, et que le sentiment chrétien favorisait tout autant sinon davantage, comme serait l'addition, dans Luc, des paroles concernant la consécration eucharistique du vin3, n'aurait pas de quoi surprendre à une époque plus ancienne. Si un trait comme celui de la sueur de sang 6 a pu être longtemps ballotté dans la tradition, c'est qu'une certaine incertitude y régnait, dont on s'est dégagé moyennant d'énergiques partis pris qui se justifiaient par de tout autres principes que ceux de la critique moderne. Ne pourrait-on pas dire que les contours de la tradition évangélique, toujours flottants depuis le commencement, se sont arrêtés dans la rédaction des Évangiles, se sont précisés ensuite en même temps que se formait la doctrine chrétienne,

1. C'est peut-ê tre le cas de Le. XXII, 43-44.

2. Supr. cit. n. 1.

3. Voir supr. p. 145, et infr. pp. 302-306.

4. Voir QÉ. 534-549.

5. Supr. p. 264, n. 1.

6. Supr. n. 1.

qu'ils se sont fixés au IVe et au ve siècle, à l'époque des conciles la doctrine s'est cristallisée en dogme, et que, s'il peut y avoir intérêt à reconstituer les formes les plus anciennes des textes évangéliques, il est presque chimérique de vouloir rechercher jusque dans ses moindres détails le texte primitif et authentique de Marc, celui de Matthieu, celui de Luc?

La tradition évangélique et les Évangiles ont été la nourriture spirituelle de l'Église des premiers siècles. D'abord on lut les Évangiles. Plus tard on les commenta. Les plus anciens commentaires des Synoptiques qui nous soient parvenus sont ceux d'Origène sur Matthieu1, les homélies de Chrysostome2, les commentaires d'Hilaire de Poitiers 3 et de saint Jérôme4 sur le même Evangile, le commentaire de saint Ambroise sur Luc 5, l'explication du discours sur la montagne, de saint Augustin fi, le commentaire de Victor d'Antioche 7 sur Marc, un commentaire latin, incomplet, sur Matthieu, d'un auteur arien, longtemps attribué à Chrysostome 8. Il suffit de nommer, pour le moyen âge, chez les Latins Bède 9, Rupert10, Thomas d'Aquin11, Nicolas de Lyra 12; chez les Grecs, Théophylacte 13 et Euthymius 14; pour la période moderne, dans l'Église romaine, Cornelius Jansen 'Ii;, Maldonat16, Luc de Bruges17, Cornelius

1. Il n'en subsiste qu'une partie, les tomes X-XVII (MT. XIII, 36-XXII, 53) en grec, et la suite en traduction latine (Delarue, III; Migne, P.g. XIII).

2. Quatre-vingt-onze homélies (Montfaucon, VII; Migne, P.g. LVII-LVIII).

3. Comment. in ev. Matthaei (Coustant, I; Migne, P.l. IX).

4. Com. in ev. Matth. libri IV (Vallarsi, VII; Migne, P.l. XXVI).

5. Expos. Ev. Lucae lihr X (Migne, P.l. XV).

6. De sermone Domini in monte, libr. II (Migne, P.l. XXXIV). Du même Père : De consensu evangelistarum, libr. IV; Quaestion. evang. libr. II; Quaest. XVII in ev. sec. Matth. (Migne, P.L. XXXIV et XXXV).

7. Extrait des Chaînes sur Marc, et publié par Matthaei (1771)).

8. Dit Opus imperfectum (dans les œuvre de s. Jean Chrysostome, Migne, P.g. LVI). --

9. Expos. in Matth. ev. libr. IV (Migne, P.l. XCII).

10. In Matth. de glor. et honore Filii hominis (Migne, P.l. CLXIX).

11. In Matth. evangelistam expositio. Catena aurea in quat. evang.

12. Postilla in universa Biblia. Nombreuses éditions.

13. Comment, in quat. evangelia (Migne, P.g. CXXIII).

14. Comment. in quat. evangelia (Migne, P.g. CXXIX).

15. Commentariorum in suam concordiam ac totam hisloi-inii-i evaierlelictiti partes IV (édité d'abord à Louvain en 1577).

16. Commentaria -< in quatuor evangelia (1596. On citera, dans le présent ouvrage, l'édition de Mayence, 1874).

17. In ss. quatuor J. C. evangelia (1606).

à Lapide 1, Calmet2, Patrizzi3, Schegg4, Bisping3 ; chez les protestants, Luther6, Calvin 7, Bèze8, Bengel9, Fritzsche 10, Olshausen 11, Meyer12, Bleek 13, B. Weiss14, Wickelhaus 15, Keil16, Godet17, Gould18.

On a vu plus haut l'histoire de la critique. Les principaux commentaires qui ont paru dans ces dernières années chez les protestants sont les rééditions du commentaire de Meyer sur les trois premiers Évangiles, par B. Weiss19, le commentaire de H.-J. Holtzmann20, sur les Synoptiques, celui de T. Zahn21 sur Matthieu. On peut se faire une idée de leur caractère par ce qui a été dit plus haut de ces auteurs. Les deux premiers ont été spécialement mis à contribution dans le présent ouvrage. Il convient d'accorder une mention particulière à la huitième édition du commentaire de Meyer sur Luc, par J. Weiss 22, à la traduction des trois Synoptiques et aux notes de Wellhausen 23. Signalons les commentaires

1. Commentarii in quatuor evangelia (1641. Nombreuses éditions).

2. Dans La sainte Bihle en latin et en français, avec un commentaire littéral et critique (1707-1716).

3. De evangeliis lihri tres (1853).

4. Evangelium nach Matthaeus übersetzt und erklärt (1856-1858).

5. Erklärung des Evangeliums nach Matthaeus (1864).

G. Annotationes in aliquot capita Matthaei (1538).

7. Comment, in harmoniam ex tribus evangeliis Matth. Marc. et Luc. compos.

(1553)..

8. Annotat. maiores in N. T. (1565).

9. Gnomon N. T. (1742).

10. Ev. Matthaei (1826). Ev. Marci (1830).

11. Bibl. Kommentar über d. N. T. I-II (1830, 1832).

12. Kritisch-exeqetischer Handbuch üher das N. Testament I-II (1832).

13. Synopt. Erklärung der drei ersten Evangelien (1862).

14. Das Matlhäusevang. und seine Lukasparallelen (1876). Das Markusevang.

und seine synoptischen Parallelen (1872).

15. Vorlesungen über das N. T. II, Ev. Matth. (1876).

16. Kommentar über das Ev. des Matth. (]Sll),'Mark. u. Liik. (1879).

17. Commentaire sur s. Luc (1871).

18. A crit. a. exegetical commentary on the Gospel accord. to St. Mark (lnter-

national crit. Commentary, 1896).

19. Ev. Matth9. (1898); Ev. Marc. u. Luc9. (1901).

20. Die Synoptiker3 (1901).

21. Das Ev. des Matthäus (1903).

22. 1892. Le travail critique du même auteur sur Marc a déjà été signalé, supr. p. 78.

23. Supr. cil. p. 79.

catholiques de Schanz 1, Knabenbauer3, Minocchi 3 et Rose 4.

Les progrès de la critique, de l'archéologie et de l'histoire font que l'exégèse elle-même se renouvelle et progresse incessamment. Le présent commentaire n'a pas la prétention d'être définitif. On a tâché d'abord d'y être au courant de ce qui peut sembler acquis par les travaux antérieurs ; on croit s'être tenu en garde contre les hypothèses risquées, mais on n'a reculé nulle part devant aucune conjecture nouvelle, d'où qu'elle vienne, et quand même elle n'aurait été encore suggérée par personne, toutes les fois que l'on a pensé y trouver une solution probable des difficultés que l'interprète des Évangiles rencontre à chaque pas sur son chemin. Inutile de dire que l'on s'est proposé de suivre en tout une méthode purement scientifique, sans autre parti pris que celui de la sincérité.

I. Coniiiieiiiai- über das Ev. des heil. Matthacus (1879) : Markus 1881); Lukas (1883).

2. Commenturius in evang. sec. Matthaeum (1892-1893); in ev. sec. Marcum (1895); in ev. sec. Lucam (1896).

3. Il Nuovo Testamento tradotto e annotato. I, I Vangeli i 1900).

4. Evangile selon s. Matthieu, É. selon s. Marc (1904).

LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES TRADUCTION ET COMMENTAIRE 1 IRE

PROLOGUE DE LUC

Luc, I, 1-4)

La belle phrase classique 1 par laquelle Luc inaugure son récit est la seule de ce genre qui existe dans tout le livre. L'auteur s'y réfère au commencement des Actes, dont le préambule ne manque pas non plus de solennité, mais se perd, en quelque façon, dans la narration qu'il introduit. La préface de l'Évangile est bien caractérisée comme telle, et délimitée relativement à l'ouvrage qu'elle annonce. Elle tend à classer celui-ci dans la catégorie des œuvres personnelles, et l'on peut dire qu'elle tend pareillement à en faire une œuvre hellénique, au lieu d'un écrit impersonnel et sémitique, comme les deux premiers Évangiles. Il y a là toutefois plus d'apparence que de réalité, les procédés de composition employés par

1. P. DE LAGARDE (Psalterium juxt. Hebr. Hieronymi, p. 165) a signalé la grande ressemblance qui existe, au point de vue de la forme, entre le prologue de Luc, et celui du traité De materia medica de Dioscorides. On en a conclu que Luc avait imité Dioscorides. Mais le thème de ces phrases dédicatoires étant partout le même, Luc a pu employer des formules plus ou moins stéréotypées, sans les copier dans un auteur particulier. Dioscorides ne doit pas être le seul écrivain de ce temps qui ait parlé de ceux qui l'avaient précédé, ou du soin avec lequel il avait composé son œuvre, ou de la méthode qu'il avait suivie.

Luc n'étant pas sensiblement différents de ceux dont usent Marc et Matthieu.

Luc, I, 1. Plusieurs ayant entrepris de composer un récit des choses qui se sont accomplies parmi nous, 2. d'après ce que nous ont transmis ceux qui ont été, depuis le commencement, témoins oculaires et ministres de la parole, 3. j'ai trouvé bon, moi aussi, après m'être informé soigneusement de tout depuis l'origine, de te l'écrire avec ordre, excellent Théophile, 4. pour que tu connaisses la certitude des enseignements que l'on t'a donnés.

On admet volontiers que ce prologue ne vise que l'Évangile et non les Actes. Il est vrai pourtant que l'auteur, n'a pas, à proprement parler, de préface pour les Actes ; il désigne assez nettement ce livre comme la seconde partie ou le second tome d'un ouvrage qui en comprend plusieurs 1, et l'objet du premier livre, qui est rappelé au commencement du second, à savoir « ce que Jésus a commencé à faire et à enseigner » 2, peut sembler n'être pas tout ce que l'auteur annonce dans « les choses accomplies parmi nous » 3.

Que Luc ait eu déjà l'intention d'écrire les Actes quand il se mit à écrire l'Evangile 4, on ne peut l'affirmer avec certitude, mais il peut y avoir quelque témérité à le nier.

Quand l'évangéliste rédigea son œuvre, beaucoup d'autres 5 l'avaient précédé comme historiens des choses qui s'étaient passées fi chez les chrétiens, c'est-à-dire des faits concernant Jésus et, si l'auteur a déjà en vue les Actes, la fondation des premières communau-

t. ACT. I, L. TOV jj.èv 7TPW-OV Xoyov £ JCOIT]<IAFJI.YJV. On entend généralement ;~TPT3TOV au sens de reporspov, Luc n'ayant écrit que deux livres. ZAHN (E. II, 371, 386) allègue l'emploi de Ttpâyroç pour soutenir que Luc avait l'intention d'en écrire un troisième.

4. Thèse de ZAHN, II, 366-371.

5. èTCi§7)7; £ p TÏOXXOL l^ £ £ TPR]AAV ÀVA-aÇaaOat Snrjyrjcr'.v. Le majestueux i~E~~ep ne se rencontre nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament.

6. Luc emploie ici 7iXr]poçopsîa0a'., comme expression plus sonore, au sens de 7;ÀripoÏÏŒ0a' Comme rcXripoipopeïv peut signifier « certifier, convaincre », le sens de « faits bien garantis » a été admis par Eusèbe et d'autres interprètes grecs ; mais il n'est pas autrement imposé par l'usage du Nouveau Testament; il n'est pas réclamé non plus par le contexte, sv TjrjJv supposant plutôt le sens de «faits accomplis », ainsi que l'a entendu la Vulgate : « Quae in nobis completae sunt rerum. » Cf. II TIM. IV, 5, 17.

tés. Dans la dernière hypothèse, on comprend peut-être plus facilement qu'il désigne comme « faits accomplis parmi nous » la matière de son histoire, la carrière de Jésus, considérée à part,.

ne répondant pas bien à cette définition. Il justifie son entreprise par l'exemple de ceux qui l'ont précédé, et qui n'étaient pas mieux placés que lui pour la tenter. On doit donc reconnaître qu'il existait alors un assez grand nombre d'écrits ressemblant à nos Évangiles canoniques. L'abondance relative de cette littérature, qui s'est perdue presque tout entière et assez promptement, mérite d'être remarquée. L'ancienne tradition pensait que Luc avait eu en vue les évangiles apocryphes ; mais ces compositions sont plus récentes que les écrits de Luc. Il s'agit certainement de Marc et d'autres écrits qui n'ont pas été conservés ; et si Luc a connu quelque rédaction de notre premier Evangile, antérieure à la rédaction canonique, il ne l'attribuait pas à l'apôtre Matthieu.

Tous les évangélistes connus de Luc se trouvaient dans les mêmes conditions que lui-même : ce n'étaient pas des apôtres ni des disciples immédiats du Christ; ils n'étaient pas de ceux qui avaient vu le Maître et qui étaient devenus les prédicateurs de son Évangile après lui; ils avaient recueilli, directement ou indirectement, la tradition des témoins oculaires 1. Ceux-ci ont assisté Jésus « depuis le commencement », parce qu'ils se sont attachés à lui pendant son ministère, et dès les premiers temps, car Luc a principalement en vue les apôtres ; et ils ont été aussi « depuis le commencement » les « ministres de la parole » 2, parce que ce sont eux qui, après que

1. V. 2. XAÔWÇ TÏAPÉOOAXV RJJJLIV a1t' àpy% aùzo-izzai xai 6ÏEYJPÉTAI y £ vd;x £ vot TOÎJ ÀOYOU.

Le pronom [J.l'/ ne se rapporte pas spécialement aux écrivains évangéliques, mais désigne les chrétiens en général, comme au v. 1.

2. « La parole» désigne l'Évangile prêché (cf. ACT. VI, 2; VIII, 4, etc.), non l'histoire de Jésus, et moins encore le Verbe johannique; xou ÀÓjOU dépend donc seulement de tarips-cai ; mais, l'article ot n'étant pas répété, les aÙTOTrxat sont les mêmes que les JTiripÉTai xou ÀÓjOU, et c'est aux deux qu'il faut rapporter arc' àp'/rjç et y £ vd(j. £ voi. Le « commencement» dont il s'agit ne peut être que le commencement de l'Évangile, c'est-à-dire le ministère de Jésus à partir du baptême de Jean, et les débuts de la prédication apostolique à Jérusalem : ces deux commencements n'en font qu'un dans la perspective, et les témoins du premier sont les acteurs du second. Il serait arbitraire de chicaner Luc sur ce que les apôtres n'ont pas assisté au baptême du Sauveur (cf. ACT. I, 21-22; x, 37-42, où l'on voit ce que Luc entend par commencement eL par témoins; il attribue à l'Évangile le même « commencement » que MARC, 1, 1) et de reculer le com-

le Sauveur est entré dans sa gloire, ont porté l'Evangile dans tout l'univers. Ces témoins n'ont pas écrit ; d'autres, les prédécesseurs de Luc, ont déjà recueilli leur enseignement.

C'est de cet enseignement que Luc lui-même prétend dépendre, non des rédactions qui en ont été déjà faites ; du moins les rédactions n'ont-elles de prix à ses yeux qu'en tant qu'elles représentent la tradition des témoins ; il ne se prévaut pas de relations directes avec les disciples immédiats de Jésus, et il a puisé, en réalité, presque tout le fond de son Évangile dans des ouvrages plus anciens : il a dû les utiliser selon le mérite qu'il leur attribuait ; le parti qu'il a tiré de Marc donne à penser qu'il voyait dans notre second Évangile un écho sincère de la tradition apostolique. Son intention, d'ailleurs, n'est pas d'indiquer ses sources ni de révéler ses procédés de composition : de ce qu'il dit sur les témoins et les rédacteurs de l'Évangile on ne peut rien conclure touchant le rapport de son livre avec la tradition orale ou les écrits antérieurs ; il indique seulement comme source dernière et autorisée de ses informations le témoignage apostolique.

Luc ne veut pas jeter le discrédit sur ses prédécesseurs 1. Ils ont essayé ce qu'il essaie lui-même, et avec les mêmes ressources. Il ne dédaigne en aucune façon le fruit de leurs travaux, mais il trouve leurs livres insuffisants, puisqu'il se décide à écrire. En indiquant la méthode qu'il a voulu adopter, il laisse deviner ce qui faisait, à son avis, la raison d'être et la supériorité de son propre ouvrage.

Comme il avait suivi pas à pas, depuis l'origine, et dans le plus grand détail, tout le développement de l'histoire évangélique, il s'est proposé de la raconter avec ordre 2. Ce n'est pas à dire que, parmi les évangiles connus de lui, aucun ne fût bien ordonné, ou aucun ne racontât la naissance du Sauveur. Luc a rarement modifié la

mencement jusqu'aux premières années et à la naissance du Christ, afin de compter sa mère et ses frères parmi les témoins (ZAHN, II, 363).

1. Les anciens entendaient c-eystprjaav dans ce sens, et y voyaient la condamnation des évangiles apocryphes; mais le mot n'implique ni approbation ni blâme. Luc aussi se considère comme « entreprenant ».

2. V. 3. ËooÇî xàjxot 7capr]y.oXou0rixÔTi àvtoôsv nàaiv ày.ptj3w; xaOsÇf,; so; y?cÍ'fiXt. Il faut entendre JTt des recherches que Luc a faites avant de se décider à écrire, non d'une participation aux événements qui ferait de lui un témoin ; avwQev, « de haut », montre que l'auteur, dans ses investigations, est remonté le plus loin qu'il a pu, et avant même ce qu'il vient d'appeler « le commence-

suite de Marc, pour les récits qu'il lui emprunte, et quand il change cette suite, ce n'est pas au bénéfice de l'enchaînement régulier et historique des faits ; mais, Marc n'ayant pas les récits de l'enfance, on peut dire qu'il est incomplet ; un autre évangéliste qui avait ces récits pouvait manquer d'ordre, présenter sans suite les actes et les paroles de Jésus. Il s'agit d'être à la fois complet et bien ordonné.

Mais l'ordre dont il est question n'a souvent que l'apparence d'une suite historique et chronologique, bien que l'évangéliste ait pris soin de relever certaines dates ; c'est une économie régulière de la narration, où chaque fait et chaque sentence trouvent la place qui leur convient, qui aide à les comprendre et qui les met en relief.

La personne de l'évangéliste s'efface derrière le grand objet qu'il donne à son œuvre littéraire, et derrière les hommes apostoliques, les témoins du fait chrétien. Que l'on soit en présence d'un disciple des apôtres, d'un compagnon de Paul, d'un homme qui a dù connaître personnellement Pierre et d'autres disciples de Jésus, le prologue ne permettrait pas de l'affirmer. Non seulement l'auteur se range dans la catégorie commune des écrivains évangéliques, en qui l'on n'est pas fondé à voir uniquement des convertis de la première génération, mais il n'entend pas se distinguer de la masse des chrétiens ses contemporains, si ce n'est pour le soin qu'il a mis à recueillir les souvenirs traditionnels, et le désir qu'il a d'être utile à ses frères en faisant de ces souvenirs un recueil aussi parfait que possible. Quand il dit « nous », il parle des chrétiens de son temps, dont beaucoup n'avaient pas connu les apôtres, et il se désigne simplement comme un de ces fidèles qui, depuis la fin de l'âge apostolique se préoccupaient de procurer à leurs frères et aux communautés chrétiennes les livres d'histoire évangélique dont on sentait le besoin.

- Son but principal est le même que celui de Marc et de Matthieu.

Ces premiers historiens' de Jésus n'avaient pas l'intention de composer une biographie du Sauveur telle qu'on voudrait pouvoir l'écrire

ment »; jtaaiv se réfère aux « choses accomplies parmi nous » ;~ àxpiptoç concerne surtout le soin de « tout » recueillir exactement, et il est certain que Luc est le plus complet des Synoptiques; XQ.eEÇ, du moment qu'il s'agit d'histoire, signifie l'ordre chronologique, mais Luc ne conçoit pas cet ordre à la façon d'un historien moderne, et une combinaison didactique avantageuse est pour lui une chronologie satisfaisante. Pour l'emploi de H¡WE,- cf. ACT. XV, 22, 25, 28.

aujourd'hui. Ils ont voulu faire connaître Jésus par son histoire, prise d'un certain point de vue, qui est celui de l'édification, afin de gagner les âmes à la foi, ou de les entretenir et les affermir dans la foi acquise. Leur œuvre de narrateurs est elle-même inspirée par la foi et le zèle apostolique. Luc a donc pensé qu'un livre, de proportions ordinaires, où, grâce à une bonne distribution des maté - riaux, on trouverait intégralement reproduits les discours de Jésus et les récits de son existence terrestre, serait un utile complément des instructions orales données par les prédicateurs chrétiens. La doctrine que ceux-ci enseignent reposant sur des faits et sur l'enseignement de Jésus lui-même, un ouvrage où sont exposés ces faits et cet enseignement démontre la solidité de la doctrine, la certitude de la catéchèse dont on nourrit ordinairement la foi 1.

Tel est le fruit qu'en retireront Théophile et les autres lecteurs.

Car Luc n'a pas écrit pour un seul individu ; mais son prologue laisse entendre qu'il a écrit à l'instigation de Théophile et pour lui. Ce Théophile devait être un homme assez haut placé, qu'il serait superflu de vouloir identifier. L'épithète honorifique jointe à son nom 2 conviendrait peu à une personnalité fictive, au chrétien idéal.

On ne voit pas pourquoi le Théophile de Luc serait moins réel que les personnages mentionnés par les écrivains de ce temps dans leurs dédicaces ; il est de même peu vraisemblable que le nom soit inventé 3, attendu que, si l'évangéliste avait pu craindre de compromettre quelqu'un, il aurait plutôt pris le parti de ne dédier son livre

1. V. 4. t'va irtyvw; T:êpt ()'J y.arrjyjr)07)ç Xoycov r>]v àasâXscav. Les Xdyo; ne sont pas les îioayjjixTa que Luc se propose de raconter, mais les éléments du ~Xoyoç dont il a été question v. 2, c'est-à-dire de la catéchèse apostolique, de la doctrine chrétienne, des vérités que l'on propose à la foi. On doit construire : ¡'ViX s7uyvo>; TV àuçxXeiav 7ispt Xoywv ou? zaTTjyrjQr;;, « pour que tu reconnaisses l'inébranlable certitude qui appartient aux doctrines dont tu as été instruit ».

2. xpa7i<rcs QeofptÀs. Cf. ACT. XXIII, 26; XXIV, 3; XXVI, 25. L'épithète ayant dans les Actes un caractère honorifique, il est peu probable qu'elle soit ici une expression d'amitié. Luc ne l'a pas répétée au commencement des Actes. Ce n'est pas raison toutefois pour admettre, avec ZAHN (II, 359, 384), que Théophile n'était pas encore chrétien quand l'Évangile fut écrit, et qu'il était déjà baptisé quand Luc écrivit les Actes.

3. D'après RENAN (Ifangiles, 256), le nom de Théophile « peut n'être qu'une fiction ou un pseudonyme pour désigner quelqu'un des adeptes puissants de l'Église de Rome, par exemple un des Clemens ». Mais l'Évangile et les Actes ont-ils été composés à Rome? Cf. supr. p. 174.

a personne. Mieux vaudrait supposer que la dédicace aurait été pour l'auteur un moyen de déguiser son identité, si le nom de Théophile devait évoquer celui de Luc, dont le rédacteur aurait voulu prendre le personnage. Mais ce ne serait qu'une hypothèse 1.

1. Cf. supr. p. 174.

II

ANNONCIATIONS. NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE (Luc, I, 5-80.)

Luc a remonté aussi haut qu'il était possible sans sortir de l'histoire humaine, puisque sa relation de la vie de Jésus commence plusieurs mois avant la naissance et même la conception du Sauveur ; mais son début ne laisse pas d'être parallèle à celui de Marc.

On racontait la mission du Christ en partant de la prédication de Jean : Luc va décrire son existence terrestre en partant de la con- ception miraculeuse du Baptiste.

Luc, I, 5. Il était, au temps d'Hérode, roi de Judée, un prêtre nommé Zacharie, de la classe d'Abia; et il avait une femme, de la raCE d'Aaron, qui s'appelait Élisabeth; 6. ils étaient justes tous les deux devant Dieu, suivant sans reproche tous les commandements et les préceptes du Seigneur; 7. et ils n'avaient pas d'enfant, parce qu'Élisabeth était stérile.

et tous deux étaient avancés en âge. 8. Il advint, comme il était de service, au tour de sa classe, devant Dieu, 9. qu'il fut, selon la règle du service divin, désigné par le sort pour aller offrir l'encens dans le sanctuaire du Seigneur ; 10. et toute la foule du peuple priait dehors, à l'heure df l'encensement. 11. Et un ange du Seigneur lui apparut, debout à droite de l'autel de l'encens ; 12. et Zacharie fut troublé à cette vue, et la peu~ le saisit; 13. et l'ange lui dit : « N'aie pas peur, Zacharie, car ta prière a été exaucée, et ta femme Élisabeth t'enfantera un fils, que tu appelleras du nom de Jean ; 14. et tu auras joie et allégresse, et beaucoup se réjouiront de sa naissance; 15. car il sera grand devant le Seigneur; ne boira ni vin ni liqueur enivrante ; il sera rempli d'Esprit saint dès le sein de sa mère; 16. il ramènera beaucoup des enfants d'Israël au Seigneur leur Dieu, 17. et lui-même marchera devant Lui, en esprit et puissance d'Élie, (pour) ramener les cœurs des pères vers les enfants, et leÈ rebelles au sentiment des justes, (pour) préparer au Seigneur un peuple bien disposé. » 18. Et Zacharie dit à l'ange : « A quoi connaitrai-je cela~ Car je suis vieux, et ma femme est avancée en âge. » 19. Et l'ange répondant, lui dit : a Je suis Gabriel, qui me tiens devant Dieu, et j'a' été envoyé pour le parler et t'annoncer cette bonne nouvelle ; 20. et tu

vas être réduit au silence et tu ne pourras parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que tu n'as pas cru à mes paroles, qui s'accompliront en leur temps. » 21. Et le peuple était à attendre Zacharie, et l'on était étonné qu'il s'attardât dans le sanctuaire ; 22. et étant sorti, il ne put leur parler, et ils comprirent qu'il avait eu une vision dans le sanctuaire ; et lui leur faisait des signes, et il resta muet. 23. Et quand ses jours de service furent accomplis, il s'en alla dans sa maison; 24. et après ces jours, sa femme Elisabeth conçut, et elle se cacha pendant cinq mois, disant : 25. « C'est que le Seigneur m'a fait cela au temps où il lui a plu d'enlever mon opprobre devant les hommes. »

La forme tout hébraïsante de ce récit et des suivants tranche sur l'ampleur classique du prologue ; elle n'est pas non plus tout à fait dans le style ordinaire de l'Évangile, mais il ne faut pas exagérer cette différence. Le rédacteur sait fort bien imiter le style de l'Ancien Testament, et s'il y a lieu de supposer qu'il emprunte ses récits de l'enfance à une source écrite, l'argument tiré du langage ne suffirait pas à le prouver. Cette source, d'ailleurs, était grecque, et rien ne prouve que ce fût une traduction de l'hébreu ; on est donc obligé, en toute hypothèse, d'admettre une imitation réfléchie de l'Ancien Testament dans la version des Septante. La précisron des renseignements sur les coutumes du temple et les observances légales, l'esprit même des récits rendent à peu près certaine l'existence de ce document, et invitent à lui attribuer une origine palestinienne. Il est beaucoup moins évident que l'on doive en placer la composition avant la destruction de Jérusalem 1 ; car ni

l'idéal de piété que représentent Zacharie et Elisabeth, ni les détails concernant le culte du temple, ni le caractère judaïsant de l'idée messianique ne rendent cette conclusion indispensable ; il s'agit seulement d'une probabilité, d'autant plus forte, d'ailleurs, que l'on doit renvoyer la rédaction de la source assez longtemps avant celle de l'Évangile.

Les premiers mots rappellent le début des histoires de l'Ancien Testament : « Il arriva, aux jours d'Hérode2 ». Cette donnée s'accorde avec les récits de Matthieu, qui fait aussi naître Jésus vers la fin du règne d'Hérode le Grand 3. Ce prince était maître de toute

1. J. WEISS (MEYER8), 291.

2. V. 5. i yi'Jê:ro âv txïç Vjpspaia cJI ~pfooou. Le règne d'Hérode s'étend de l'an 40 à l'an 4 avant l'ère chrétienne.

3. MT. II, 1.

t

la Palestine ; en appelant Hérode « roi de Judée », Luc prend ce mot dans un sens large 1. Comme la naissance extraordinaire de Jean prélude à celle de Jésus, on introduit d'abord les parents du Précurseur. Le père de Jean, Zacharie 2, était prêtre et appartenait à la classe ou famille d'Abia. Dès avant la captivité, la caste sacerdotale était divisée en vingt-quatre familles ; après le retour, on maintint le même nombre de classes, bien que le livre d'Esdras 3 mentionne seulement quatre familles sacerdotales parmi les exilés qui rentrèrent dans leur patrie. La famille d'Abia est la huitième dans le catalogue de la Chronique. Ces familles étaient employées alternativement au service du temple, de semaine en semaine, d'un sabbat à l'autre ; le tour de service revenait donc deux fois par année, en dehors des grandes fêtes. Quelques-uns ont voulu tirer de là une indication chronologique, en partant des classes que l'on sait avoir été de service au temps de la destruction du temple, et en essayant de fixer ainsi les semaines où la classe d'Abia remplit son ministère dans les dernières années d'Hérode ; mais on ignore la loi qui gouvernait le roulement des classes, et, supposé qu'on la connût, il faudrait savoir si elle a toujours été régulièrement appliquée5. Ajoutons que ni le premier rédacteur ni l'évangéliste ne semblent avoir pensé si loin.

Élisabeth 6, la femme de Zacharie, était aussi de famille sacerdotale. Son nom est le même que celui de la femme d'Aaron 7, comme Marie 8 est celui de la sœur de Moïse. Le nom de la mère de Jésus appartient à la tradition historique de l'Evangile ; mais on s'est demandé si ce nom n'aurait pas suggéré celui d'Élisabeth9 En rattachant celle-ci à la race d'Aaron, l'on n'a pas voulu dire sans doute qu'elle fût issue d'une simple classe comme celle d'Abia, mais qu'elle appartenait à la lignée des grands-prêtres : par là on a voulu rehausser la naissance de Jean-Baptiste, et faire valoir

1. Cf. IV, 44 ; VI, 17 ; VII, 17; XXIII, 5 ; ACT. X, 37,

2. iTHDT, (celui dont) « Iahvé se souvient ».

3. I ESD. II, 37-39.

4. I CHRON. XXIV, 10.

- 5. Cf. SCHURER, II, 280.

6. :V:J.'IZi'N, « Dieu est serment ».

7. Ex. VI. 23.

8. Miriam. Ex. xv, 20.

9. HOLTZMANN, 305. Cette hypothèse ne peut être ni prouvée ni réfutée.

aussi l'origine aaronide du Christ ; car on aura soin de dire 1 que Marie était la cousine d'Elisabeth. Les simples prêtres, comme était Zacharie, avaient le droit de prendre femme en dehors de leur tribu. On présente les parents de Jean comme de rigoureux observateurs de la Loi ; ils étaient justes devant Dieu, comme autrefois Noé 2; ils marchaient en sa présence, dans la pratique exacte de tous les préceptes 3. Mais Dieu ne leur avait pas donné d'enfants : Élisabeth était stérile, comme Sara, Rébecca, la mère de Samuel ; et maintenant ils étaient déjà très vieux, comme Abraham et Sara lorsque le Seigneur leur donna Isaac 14.

Parmi les fonctions que les prêtres de service avaient à remplir, et que l'on distribuait chaque jour par le sort, il y avait celle de l'encensement, qui se pratiquait matin et soir, au moment du sacrifice, dans l'intérieur du temple, sur l'autel des parfums placé devant le Saint des saints 5. Zacharie donc, « étant de service devant Dieu », c'est-à-dire dans le temple, séjour de Dieu, parce que c'était « le tour de sa classe », fut désigné par le sort pour aller offrir l'encens dans le sanctuaire li. Bien que, d'après la tradition juive, le prêtre chargé de cet office n'entrât pas seul dans le temple 7, Zacharie est censé y pénétrer sans acolyte, comme le grand-prêtre entrait seul dans le Saint des Saints, au jour de l'Expiation 8. On ne doit pas oublier que le sacrifice proprement dit s'accomplissait en plein air, et que le peuple y assistait dans le

1. V. 36.

2. GEN. VII, 1.

3. V. 6, , , sv ¡:icrélt; Ta?; ÈvtoXaîç xai. ô'.xa;</»ijLaatv xou ~xupîou apsux'oi. Il n'y a sans doute pas lieu de faire une distinction pour le sens entre les IvtoXaî, qui seraient des prescriptions particulières, et les ÔtXlXt(J)[J.lXa, qui seraient des règles générales. L'ensemble du passage est imité de GEN. XVII, 1 : « Marche devant moi et sois parfait » (LXX, AJIEJAÎÏ-O;), peut-être avec réminiscence de XXVI, 5.

Ik. Cf. GEN. XVIII, H.

5. Cf. SCUiiREH, II, 294-298.

6. V. 9. Lire xxrà I0o; TÏ)Ç Upaireîaç sXa/Î Tou 9uu.[SjK'.

7. La présentation de l'encens était l'action la plus solennelle du sacrifice, et il fallait apporter dans le sanctuaire les parfums et le feu ; les prêtres désignés pour la purification de l'autel et le soin des lampes assistaient à l'encensement. SClIümm, loc. cil.

8. C'est ce qui a fait supposer très gratuitement à quelques-uns que Zacharie était grand-prêtre.

parvis 1. L'encens était devenu le symbole de la prière : c'est pourquoi l'on observe que le peuple, assemblé dans la cour du temple, priait « à l'heure de l'encens 2 », pendant que Zacharie offrait l'encens dans l'intérieur du sanctuaire. Cette cérémonie avait lieu le matin avant, et le soir après l'holocauste quotidien. Comme l'acte rituel est mis ici en relation avec le tirage au sort, on a supposé qu'il s'agissait probablement du sacrifice du matin 3; mais, si le narrateur a songé à distinguer les deux sacrifices, le passage de Daniel qu'il imite en cet endroit inviterait plutôt à rattacher l'apparition de Gabriel au sacrifice du soir.

Pendant que Zacharie s'acquittait de son ministère, ou plutôt quand il l'eut rempli, et avant qu'il s'éloignât, l'ange Gabriel apparut à droite de l'autel 4. Cette place d'honneur convient à la dignité du messager céleste et ne marque pas spécialement un heureux présage ; en ce dernier cas, on aurait plutôt amené l'ange à la droite de Zacharie. La frayeur du vieux prêtre fi, les paroles rassurantes de Gabriel conviennent à la situation, mais sont aussi des traits imités de l'Ancien Testament. Gabriel annonce à Zacharie que sa prière a été entendue. Ainsi parle-t-il déjà dans Daniel mais ici aucune prière de Zacharie n'a été rapportée, et l'on se demande à quoi l'ange fait allusion. L'hypothèse d'une prière qui aurait été faite à l'instant, pour obtenir une postérité 7, est exclue par l'ensemble du récit, vu que Zacharie et Élisabeth ont perdu toute espérance d'avoir des enfants. Celle d'une prière actuelle

1. Sur la distribution du temple et de ses dépendances, voir SCHÜRER, II, 285-288. La cour intérieure, où se célébraient tous les actes du culte, était partagée en deux par un mur; la partie orientale était appelée « cour des femmes », parce que les femmes juives y avaient accès; dans la partie occi- dentale, où les hommes d'Israël pouvaient seuls pénétrer, étaient le temple et, devant le temple, l'autel des holocaustes ; le peuple était tenu à distance du temple et de l'autel par une barrière à l'intérieur de laquelle un laïque ne pénétrait que pour les actes sacrificiels où sa participation était nécessaire.

2. V. 10. wP7 zoiï Ôujj.iàfj.aToç, « l'heure de l'encens », c'est-à-dire de l'obla- tion de l'encens. Cf. DAN. IX, 21.

3. HOLTZMANN, 306.

5. Cf. Ex. xv, 16.

6. DAN. X, 12.

7. Le rapprochement avec 1 SAM. I, 11, 17, ne s'impose pas, car la prière de Hanna est formulée expressément.

pour le salut du peuple et l'avènement du Messie 1 ne s'accorde pas mieux avec la réponse de l'ange, où la naissance d'un fils est présentée comme l'exaucement de la prière. L'acte liturgique accompli par Zacharie ne peut d'ailleurs être considéré comme une prière à laquelle Gabriel donnerait une réponse au nom de Dieu. Il faut donc admettre une certaine incohérence dans la mise en scène : bien que Zacharie n'ait pas réellement prié en cette occasion pour avoir un fils, l'ange lui annonce qu'il est exaucé et qu'un fils lui naîtra. Zacharie a longtemps désiré d'avoir postérité ; il a longtemps prié ; ce sont ces désirs et ces prières qui vont être accomplis maintenant 2. Élisabeth lui donnera un fils, et il devra l'appeler 3 Jean, Iochanan4, « le Seigneur est propice ».

Jean est le nom historique du Précurseur, et l'idée du salut messianique n'y est pas autrement signifiée, ce nom, comme celui de Jésus, étant très commun parmi les Juifs. Mais, dans l'esprit du récit, le nom convient au rôle de l'homme qui préparera l'avènement du royaume des cieux. Aussi bien sa naissance sera-t-elle un sujet de joie pour son père h et pour beaucoup d'autres personnes 6.

Il n'est pas appelé à continuer simplement la lignée des prêtres d'Abia; il sera grand dévant le Seigneur, et au jugement de Dieu même7; il sera nazir comme Samson 9, s'abstenant de vin et de

1. HOLTZMANN, loc. cit., observe que les deux idées ne se distinguaient pas dans l'esprit de l'auteur, parce que la naissance de Jean prélude au salut messianique. Mais le narrateur pense-t-il à tant de choses ?

2. Cf. ACT. x, 4.

3. Cf. GEN. XVI, 11 ; XVII, 19 (LXX).

4. ■JJJTK'P, pm L'ange, c'est-à-dire le premier rédacteur, parait expliquer le nom au sens d'exaucement : « Le Seigneur a exaucé » la prière de Zacharie.

5. V. 14. xaî SO""t'iXl XiXpa. aoi xaî àyaXXiaaiç. Formule biblique où apparaît ici une sorte d'emphase. C'est que la joie de Zacharie sera double, d'avoir un fils, et un tel fils;

6. C'est ce qui est vérifié plus loin, v. 58.(65-66). Comme cette joie correspond à celle de Zacharie et se rapporte à la naissance de l'enfant, il n'y a pas lieu de comprendre ceux qui profiteront de la prédication de Jean (SCIIANZ, Lk., 70) parmi les personnes qui se réjouiront.

- 7. V. 15. serrai yàp jxéyaç èvoSîtiov xupiou. Rapport d'expression plutôt que d'idée avec GEN. x, 9 ; mais l'évangéliste a pu entendre le passage de la Genèse : « Nemrod, le héros chasseur devant Iahvé », conformément à l'adaptation qu'il en fait. La qualité de « grand » marque l'éminence, non le caractère spirituel du rôle de Jean. Anticipation du jugement prononcé (VII, 28) par Jésus lui-même.

8. Cf. NOMBR. VI. 3. 1 SAM. I. 11.

9. JUG. XIII, 4, 7, 14. C'est de ce récit que dépend la narration évangélique.

shékar 1 ; dès son âge le plus tendre 2, il sera rempli d'esprit divin, et, au cours d'une vie sainte, il ramènera nombre d'Israélites à leur Dieu.

La mission de Jean est décrite d'après le texte de Malachie 3 dont Jésus lui-même 4 a fait l'application au Baptiste : « Voici que j'envoie mon messager pour qu'il prépare le chemin devant moi.

Voici que je vous envoie Élie le prophète, avant que survienne le grand et terrible jour de Iahvé, et il ramènera le cœur des pères vers les fils, et le cœur des fils vers leurs pères ». Dans la dernière partie de cette citation, Malachie est plus clair que Gabriel ; il prédit qu'Elie réconciliera les pères avec les enfants, et qu'il rétablira ainsi la paix dans les familles et dans la société. Il n'est pas difficile d'expliquer l'Evangile par Malachie 5; mais celui-ci ne fait pas loi pour l'interprétation de celui-là; Luc ayant modifié en partie, et avec intention, le texte prophétique, l'on peut douter qu'il ait compris de cette façon la mission de Jean. A la fin du discours, Gabriel met les rebelles à la place des fils, et les justes à la place des pères ; il semble donc identifier les fils avec la géné-

1. Boisson fermentée, faite de grains et de fruits, non de raisin, dont il est souvent Question dans l'Ancien Testament.

2. V. 15. xai TïvsufiaTOç ciYlOI) 7uXY]<j07]'asxai en Èx ~xotXiaç p-r¡"tpa; athou. Le sens n'est pas que Jean sera sanctifié dès le sein de sa mère, mais saint presque aussitôt qu'il en sera sorti ; le mot Ixi ne signifie pas ( déjà », mais (l encore » ; le narrateur, du reste, ne s'inspire pas de Jeu. 1, 5, mais de JUG. XIII, 5 : 8xi vaÇetp 0EOU saxon TïaiBàpiov am) xrjç xoiÀiaç (v. 7, bTt aytov 0sou O'"ta¡ 7uai8apiov ootô yaaxpdç) ; et ce qui suit dans Luc : « il ramènera beaucoup des fils d'Israël au Seigneur leur Dieu », est parallèle à ce qu'ajoute l'historien de Samson : « et il commencera à sauver Israël de la main des Philistins ». On remarquera qu'il a été question de la naissance de Jean-Baptiste au v. 14, et que sa carrière est décrite à partir du v. 15 ; il ne serait pas naturel de mentionner en cet endroit une sanctification particulière de l'enfant avant sa naissance ; il s'agit de la sainteté qui se manifestera en lui dès l'âge le plus tendre et durant toute sa vie ; cette sainteté, qui apparaît dans le genre extraordinaire de son existence, est une manifestation de l'Esprit divin (cf. v. 80) ; cette singularité de vie sainte, non une effusion d'Esprit antérieure à la naissance du Baptiste, vient bien à signaler entre sa grandeur devant Dieu et son action sur le peuple.

3. MAL. ni, 1, 23-24 (Vulg. IV, 5-6). Cf. ECCLI, XLVIII, 10. 1

4. MT. XI, 10; Le. VII, 27 ; MC. IX, 13; MT., XVII, 11-13. Luc atténue, au moins dans l'expression, la donnée traditionnelle; il évitera toujours de dire que Jean est Élie.

5. Schanz, J. Weiss, etc.

ration présente, et les pères avec les justes d'autrefois, les patriarches, Moïse, les anciens prophètes ; l'union qu'il s'agit d'établir n'est pas la concorde domestique, mais, bien que la partie conservée du texte de Malachie ne se prête qu'à demi à cette adaptation, la conformité des sentiments religieux, l'harmonie de la piété, qui réconciliera la génération présente avec ceux de ses ancêtres qui ont mérité le nom de justes ; c'est en effet par cette conversion et l'accession des pénitents d'aujourd'hui au groupe des saints d'autrefois que se constituera la société messianique.

Jean viendra donc pour réconcilier par la pénitence beaucoup d'Israélites avec le Seigneur 1. Il précèdera l'avènement de Dieu et le préparera ; il sera pourvu de l'esprit et de la puissance miraculeuse 3 qui étaient dans Élie; il ramènera le cœur des pères vers les enfants qui s'étaient montrés indignes d'eux, en ramenant ces rebelles eux-mêmes aux sentiments de leurs pieux ancêtres 4; par cette conversion 5, il formera le peuple à qui Dieu doit se manifester dans son règne. Ce que la tradition évangélique disait de la mission de Jean se trouve ainsi anticipé dans le discours de Gabriel.

Zacharie est dans un lieu trop redoutable pour se mettre à rire, comme Abraham et Sara ; mais il hésite à croire, et il demande un signe, comme le père des croyants quand Iahvé lui promet la Palestine 6, comme Ézéchias quand Isaïe lui promet sa guérison 7 ;

1. V. 16. "ai TuoXÀoù; TWV UIWV 'Iapo:-I¡), i7uaTpéi £ En!. ~xupio'/ xov Osov aùrwv. Le Seigneur, Dieu d'Israël, n'est pas le Messie.

2. V. 17. xal alhà; TïprjsXs'jasTai (BGL, jupooeXeutjeTon) ivoJTCIOV ~aùxou, c'est-à-dire devant le Seigneur Dieu. Dans ces récits, Jean apparaît comme le précurseur du royaume, non précisément du Messie.

3. ÉV 7îV £ UfiaTi xai 8uvà[j.î'. 'HÀStcx. Le mot oûva'xu ne peut s'entendre de l'action spirituelle du Baptiste : cf. IV, 14, 36; IX, 1 ; x, 13 ; XIX, 37 ; XXIV, 49; MC. VI, 14.

L'assertion de JN. X, 41, n'est pas à considérer pour l'interprétation de Luc.

4. sTiiaxpé'- xapôiaç Ttaxlprov iid xéxva ~xat àTuetOeï; iv (ppovrjaei oixaîwv. Les indications sont vagues et générales, parce que ni les pères justes ni les enfants rebelles qui doivent se convertir ne forment des groupes nettement déterminés.

5. Èxotjiàaai xupuo Xaov xaTsaxsuaufjLsvov est une proposition coordonnée, non subordonnée à la précédente. La préparation est acquise par le fait que les rebelles ont pris les sentiments des justes ; XOC"tScrY.EuOCcr¡J.Évov s'entend des dispositions morales qui sont nécessaires pour avoir part au royaume. Noter encore que c'est pour le Seigneur Dieu, non pour le Messie, que Jean est censé devoir travailler.

6. GEN. XV, 8.

7. II Rois, xx, 8-11.

il dit les raisons de son doute, dans le style de la Genèse 1. L'ange alors, pour faire valoir toute l'autorité de sa parole, décline son nom et sa qualité. Il est Gabriel, « l'homme de Dieu 2 », un des sept assistants au trône de l'Éternel 3. Il a été envoyé à Zacharie, comme autrefois à Daniel, pour lui transmettre la promesse divine 4.

Puisque 5 Zacharie ne l'a pas cru sur parole et veut un signe, il en aura un ; sa rencontre avec l'ange va le rendre muet, comme Daniel 6, mais pour plus longtemps, jusqu'à ce que les paroles qui lui ont été dites, et qu'il n'a pas voulu croire sur-le-champ, aient reçu leur accomplissement. La suite montre que Zacharie ne sera pas, seulement incapable de parler, mais aussi d'entendre 7 ; il sera sourd-muet 8. Le signe demandé se tourne en châtiment, mais l'ange a soin d'observer que l'infirmité de Zacharie sera temporaire, et d'affirmer, en terminant, que la promesse se réalisera au temps marqué, comme celle de l'ange à Abraham sous le chêne de Mamré ■.

La cérémonie de l'encensement ne durait pas longtemps ; c'est pourquoi le peuple ne tarde pas à s'étonner que Zacharie ne revienne pas. Quand il sort enfin, il ne peut dire ce qui lui est arrivé ; les assistants comprennent qu'il s'est passé quelque chose d'extraordinaire, et que son impuissance résulte d'une vision 10. On sait que, dans l'Ancien Testament, l'apparition de Dieu ou d'un ange pouvait être mortelle 11. Le prêtre essaye d'expliquer le fait par signes ; mais il ne peut rien de plus ; car l'ange a dit vrai, Zacha-

1. GEN. XVII, 17; XVIII, 12.

3. Cf. TOB. XII, 15.

4. DAN. IX, 23; cf. x, 11, 12.

6. DAN. x, 15-17. L'aspect du personnage céleste a rendu Daniel muet pendant quelques instants ; mais une « forme d'homme » touche ses lèvres et lui rend l'usage de la parole.

- 7. V.62.

8. V. 22. ~xwrpÓ;. Cf. VII, 22. L'ange insiste sur la privation de la parole, parce que c'est le côté le plus apparent de la punition, et parce que son discours est influencé parle passage de Daniel, supr. cit.

9. GEN. XVIII, 14 (XVII, 21).

10. Conformément à l'idée qui se traduit dans DAN. x, 15-17, supr. cil.

11. Cf. JUG. VI, 23.

rie est muet 1. L'usage était que les prêtres, au nombre de cinq, qui étaient entrés dans le sanétuaire pour l'encensement, donnassent une bénédiction au peuple en sortant L'on suppose volontiers que le mutisme de Zacharie apparaît en ce qu'il ne peut dire la bénédiction accoutumée. Mais l'évangéliste ne semble pas avoir songé à ce détail, non plus qu'à la présence d'autres prêtres à côté de Zacharie. Il représente celui-ci sortant seul du sanctuaire, après s'être fait attendre, et incapable d'expliquer son retard aux assistants, désignés sous le nom de peuple, comme si le service liturgique n'avait pas comporté la participation d'un assez grand nombre de ministres, et qu'une conversation pût s'établir tout naturellement entre le prêtre, à sa sortie du sanctuaire, et le peuple venu pour le sacrifice 3.

Après sa semaine de service, pendant laquelle il devait rester au temple, suivant l'usage, Zacharie, qui n'habitait pas à Jérusalem, s'en retourne chez lui. Sa femme alors devient enceinte, et elle se tient cachée pendant cinq mois. L'auteur dit cinq mois, parce qu'il va raconter ce qui est arrivé au sixième mois ; mais il n'en faut pas conclure qu'Elisabeth se soit montrée au bout de ce temps. On ne dit pas pourquoi elle se cacha. La vraie raison est dans l'économie du récit : Élisabeth se cache pour que tout le monde ignore son état ; Zacharie est muet ; sa femme ne voit personne, nul ne peut savoir que la parole de Gabriel est déjà réalisée ; Marie le saura seulement par Gabriel, et la rencontre des deux mères est ainsi préparée par Dieu seul. Quant au motif d'Elisabeth, l évangé- liste ne l'indique pas, et il peut être téméraire de le chercher ; ce serait plutôt une sorte de honte 4 que l'intention d'être à Dieu dans le recueillement de sa joie 5, à moins que Luc n'ait simplement attribué à la mère de Jean l'intention de tenir secrète la faveur dont elle avait été l'objet ; Élisabeth aurait pensé qu'il ne lui appartenait pas de la divulguer6. Si elle se tait, ce n'est point

1. V. 22. xai OtÉP.¿VEV xtoçdç a une signification particulière si l'auteur a dans l'esprit le cas de Daniel.

2. SCHÜRER, II, 297.

3. Voir supr, p. 280, n. 1.

4. HOLTZMANN, 308.

5. B. WEISS, Die vier Evangelien im berichtigten Text (E.) 282. SCHANZ, 81.

6. 11 ne semble pas que gTt soit simplement narratif dans la phrase : ~Xéyou<ra

faute de reconnaissance ; car, en son particulier, elle loue Dieu, comme Sara et Rachel, d'avoir fait cesser l'opprobre de sa stérilité Son discours est en rapport avec l'opinion juive et orientale qui voit dans la stérilité de la femme une marque du mécontentement divin et une grande humiliation.

Luc, 1, 26. Et au sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, 27. à une vierge, fiancée à un homme appelé Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. 28. Et l'ange étant entré chez elle, dit : « Salut, pleine de grâce, le Seigneur soit avec toi. » 29. Et elle fut troublée de ce discours.

et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. 30. Et l'ange lui dit : « Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce devant Dieu ; 31. tu vas concevoir et tu enfanteras un fils, et tu le nommeras Jésus ; 32. il sera grand, et on l'appellera Fils du Très-Haut; et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; 33. il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles, et son règne n'aura pas de fin. » 34. Et Marie dit à l'ange : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme? » 35.

Et l'ange, répondant, lui dit : « L'Esprit saint viendra sur toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira ; c'est pour cela même que le saint enfant sera dit Fils de Dieu. 36. Et voici qu'Elisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi.

un fils dans sa vieillesse, et celle qu'on disait stérile en est à son sixième mois, 37. parce que rien n'est impossible à Dieu. » 38. Et Marie dit : « Voici la servante du Seigneur; qu'il m'arrive selon ta parole. » Et l'ange la quitta.

L'évangéliste ne s'est pas soucié d'indiquer le mois ni même l'année où le Christ fut conçu ; il se contente, pour le moment, de dater la conception de Jésus par rapport à celle de Jean-Baptiste.

Au sixième mois de la grossesse d'Elisabeth, le messager Gabriel est envoyé par Dieu près de celle qui doit être la mère du Christ, à Nazareth en Galilée, où elle demeurait2. Le nom de Galilée appliqué autrefois à une région peu étendue, a voisinant le lac Tibériade, et où la population était mêlée de païens et de Juifs;

gTt OUTCOÇ JJLOI 1tEltOi7jXE'I xûpioç. Rien n'empêche de donner un sens explicatif : Eli- sabeth se cache parce que la faveur de sa grossesse est comme un secret divin qu'elle doit garder provisoirement.

1. GEN. XXI, 6; XXX, 23.

2. V. 26. 81 roi jxïjvî TM É'XTO) à^tixdXri 6 àyyelo; riXptÀ :x;:( ,,-, Oeoù E"; TOXIV xîjç TaXiXauaç TJ ovou.a NaÇapét.

désigne officiellement, aux temps évangéliques, la province septentrionale de la Palestine, en deçà du Jourdain. Nazareth, située sur l'ancien territoire de la tribu de Zabulon, presque à égale distance du lac de Tibériade et de la Méditerranée, dans la montagne qui limite au nord la plaine d'Esdrelon, était une petite ville dépourvue de toute célébrité 1 ; elle n'est pas mentionnée dans l'Ancien Testament ni dans Josèphe.

D'après Luc, Nazareth est donc la patrie du Christ, l'endroit où ses parents, dès avant sa naissance, étaient domiciliés. Cette indication est conforme à la tradition historique de l'Évangile, et Luc, bien que préoccupé, tout autant que Matthieu, d'établir la thèse messianique de la naissance à Bethléem, se montre ici mieux informé que le rédacteur du premier Evangile. Il affirme comme lui, dès le début, la thèse de l'origine davidique, en observant que Joseph était de la race de David ; et il s'abstient aussi, comme Matthieu, de faire allusion dans ce récit au métier que Joseph exerçait; il n'indique pas plus que Mathieu la famille de Marie.

Car la notice : « de la maison de David », se rapporte seulement à Joseph Que Marie, pour épouser un descendant de David, ait dû appartenir elle-même à la race royale, c'est à quoi sans doute il n'a pas songé. Il lui était trop facile de le dire, et il aurait dû le dire, pour que la conception virginale ne fournît pas un argument contre l'origine davidique de Jésus. L'évangéliste n'a pas prévu cette objection, ou, s'il la prévue, il n'a pas voulu affirmer que Marie descendait de David, sa source ne le disant pas.

On peut même soupçonner que la source rattachait Marie à une famille plus ancienne et non moins illustre que celle des rois.

Gabriel dira plus loin qu'Elisabeth est sa parente ; or Élisabeth est de la race d'Aaron, et les paroles de l'ange n'ont pas été écrites à la légère ; elles supposent que Marie aussi est de la race d'Aaron. On peut aller plus loin encore et dire qu'elles supposent dans le récit antérieur une indication, maintenant supprimée, touchant l'origine aaronide de Marie. La place

1. Cf. JN. 1, 46; vii, 41, 52.

2. V. 27. Tcpoç "apOevov dtvapt ) ovojxa £ ç oixou aauEiô, ~xoci TO ovo[a<x TTjç 7tap0 £ vou M~apiau. Si la notice èÇ cuxou Aaueto se rapportait à Marie, l'évangéliste aurait écrit XOCl ,0 ~ovofxa ocù'tTi, non ,Tiç jzapOévoo. Cf. II, 4, où l'origine davidique est affirmée pour Joseph seul.

de cette indication est restée vide, à la fin d'une phrase qui a perdus on équilibre ; on s'attend à trouver, après le nom de Marie, la mention de sa famille, comme on a trouvé mentionnée la maison de David après le nom de Joseph; si l'on ajoute : « de la maison d'Aaron », tout le récit gagne en unité, et l'allusion de Gabriel est préparée. Mais l'origine davidique de Jésus tombe en même temps. C'est peut-être ce qu'aura pensé l'évangéliste, et il aura supprimé l'indication, se contentant, pour son propre compte, des hypothèses auxquelles se sont arrêtés les exégètes : Marie pouvait être de la race de David, puisque Joseph en était, et sa parenté avec Élisabeth n'implique pas le contraire. D'autres, moins réservés, ont introduit dans le texte l'origine davidique de Marie 1.

Marie n'est encore que fiancée à Joseph, et non mariée. A cet égard, Luc ne contredit pas Matthieu, dont le récit présente d'abord Joseph et Marie comme fiancés, en plaçant la conception de Jésus avant leur mariage. La vierge est seule dans sa maison, comme Zacharie était seul dans le sanctuaire, lorsque l'ange lui est apparu.

Gabriel la salue avec le respect qui convient à la mère du Christ2 : il la dit « gratifiée » de Dieu, honorée et comblée de la faveur céleste. Les paroles : « salut », et « le Seigneur soit avec toi », appartiennent au formulaire commun des salutations ; il n'y a pas lieu de leur attribuer ici une signification particulière, ni de traduire la seconde : « le Seigneur est avec toi. » Plusieurs témoins ajoutent : « bénie entre toutes les femmes » ; mais ces paroles ont dû être empruntées à la salutation d'Elisabeth3. Marie est troublée de ce qu'elle entend 4 ; elle ne ressent pas cette frayeur extrême qui accablait Zacharie, mais l'espèce d'inquiétude que donne le pressentiment d'une communication importante dont on ne peut deviner l'objet ; elle se demande ce que peut présager la salutation du messager divin. Elle sait qu'elle a devant elle un

1. Vers. syriaque du Sinaï (Ss.) dans II, 4, d'où l'on peut conjecturer qu'il en était de même ici; mais le texte de 1, 16-38 fait défaut.

2. V. 28. x £ yapi~ojjiÉvT], xuptoç fx-exa crou (cf. JUG. VI, 12; RUTH, II, 4). Une promesse spéciale d'assistance divine (B. WEISS, E. 282) n'a pas ici de raison d'être ; cette garantie viendra au v. 30. j

3.V. 42. j

4: 'V. 29, lire ~7) ÕÈ ÉTUI, TW Sierapàyjîrj (XBL D), au lieu de rt ÕÈ '.Soucra SUTOC- 1 ?cÍx.alj Èlt1. tw ÀÓj) aùxou (texte reçu).

ange, puisque Gabriel lui parle en envoyé de Dieu, sans autrement se faire connaître. L'ange la rassure, comme il a rassuré Zacharie, et comme l'ange anonyme de Matthieu rassure Joseph 1. Il lui redit la parole, si fréquente dans l'Ancien Testamment : « Tu as trouvé grâce devant Dieu 2 ». Et pour preuve de cette assertion, il lui annonce qu'elle va devenir mère du Messie.

Les termes dont il 3 se sert sont imités de la prophétie d'Isaïe touchant la naissance d'Emmanuel, et l'on peut croire que l'évangéliste y renvoie implicitement le lecteur. Le nom de Jésus se substitue au nom d'Emmanuel; il n'est pas plus expliqué que celui de Jean.

Ces noms ont cependant une signification que l'auteur primitif avait en vue lorsqu'il écrivait ces récits, mais qu'il n'a point exprimée, non plus que la référence à Isaïe, parce que ses lecteurs n'avaient pas besoin de telles explications. Luc n'aura pas jugé à propos de les suppléer. Le discours de l'ange marque très nettement que Jésus sera le Messie annoncé par les prophètes ; « il sera grand », lui aussi, mais non seulement par la sainteté de sa vie et par les conversions nombreuses qu'il lui sera donné d'opérer : on l'appellera « Fils du Très-Haut 5 ». Qu'il s'agisse du Fils de Dieu promis, ou de la dignité du Fils de Dieu que l'on devra reconnaître à Jésus, l'idée contenue dans cette désignation est purement juive et sans rapport avec celle de la conception virginale. Le Fils du Très-Haut est celui que Dieu appelle son Fils en tant que Messie, roi prédestiné à gouverner, dans la paix et la gloire, le peuple élu de Dieu 6, selon que Gabriel le dit ensuite : « le Seigneur lui donnera le trône de David son père », et il règnera éternellement sur Israël. La

I 1. MT. 1, 20.

1 2. V. 30. ejpe; yào yàpiv i':OCpZx -.io - 0ew. Cf. GEN. VI, 8.

3. V. 31. xai tooj èv yaaipî (cf. v. 34) XOCl ":ÉEn uiôv, xai XOCÀÉcrEl; ,0 Õ',Iop.:x aù-uou 'Irjaouv. Is. VII, 14 (LXX) : ~tôoù 7j 7iap0lvoç iv yaCTTpî ÀP.'¥E":OCl xat TËÇsrat uiov, jxaî xaXÉaeiç to avo^a aùrou 'Ep.:J.oc',louÀ. Le rapport de Luc avec ce passage ne serait pas garanti par le seul v. 31 (cf. GEN. XV, 11), si la vierge de l'Évangile ne devait être celle d'Isaïe, et si tout le contexte n'attestait l'influence des prophéties anciennes.

1 4. "'tV'iI\ YIUP, « Iahvé secourt ».

5. V. 32. oùxoc ïtcou aiyaî xai uiôc OtLîcrrou XÀT)ÛTl<J:TXt..

6. Cf. Ps. II, 7; Il SAM. VII, 13, 16; Is. IX, 6; MICH. IV, 7; DAN. VII, 14, 27.

L'idée de Paul (I COR. XV, 24-28), qui subordonne le règne du Christ au règne de Dieu, procède d'une conception beaucoup plus large et plus spirituelle du règne messianique.

mention de David comme père de Jésus n'est pas une allusion à la qualité de Messie, mais au lien de parenté qui unit le Christ à son ancêtre. Luc paraît donc insinuer ici que Marie appartient à la famille davidique. Mais, dans l'économie naturelle et primitive du récit, le rapport serait avec l'indication concernant l'origine davidique de Joseph. Jusqu'à présent rien ne fait attendre la conception virginale. Gabriel annonce le Messie théocratique, et l'ensemble du récit est conduit comme si l'auteur, tout en lisant Isaïe dans le grec, jugeait la prophétie accomplie par le fait que le Christ sera conçu par une vierge, non par une vieille femme comme Elisabeth, quoique non miraculeusement. Une interruption de Marie dirige l'entretien dans un autre sens.

L'objection de la vierge : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme 1 », sert en effet, dans l'économie présente de la narration, à introduire la déclaration formelle de l'ange touchant la conception virginale. Rien ne faisait prévoir cette difficulté. Puisque la vierge est fiancée, elle doit conclure des paroles de Gabriel que le premier enfant à naître de son mariage sera le Messie. Comment peut-elle dire qu'elle ne connaîtra pas d'homme, puisqu'elle est fiancée ? Et comment peut-elle croire utile de dire à l'ange qu'elle n'en connaît pas maintenant parce qu'elle n'est pas encore mariée ? Si la question devait être discutée au point de vue de l'histoire, les deux hypothèses pourraient sem bler aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre. Mais il faut considérer avant tout la pensée de l'évangéliste, qui fait parler Marie en prévision de la réponse qu'il va lui faire donner par l'ange t.

Marie déclare ne pas connaître d'homme, pour que l'ange puisse lui répondre que le Messie ne sera pas conçu d'un homme, mais du Saint-Esprit. > La pensée de Luc va-t-elle seulement à la conception du Christ, comme le croient volontiers les exégètes protestants, de façon à ne pas exclure la naissance naturelle de frères puînés de Jésus?

Il est permis d'en douter. L'assertion de Marie est tellement absolue que le sentiment commun des exégètes catholiques, qui y voient l'intention de garder perpétuellement la virginité, ne peut être qualifiée d'arbitraire. Aucun passage de l'Évangile et des Actes

1. V. 34. ~Tîojç "i arai toù'tci, £ £ '- avopa ytvojaxw ;

2. Holtzmann, 309.

n'y contredit ; car s'il y est question des frères de Jésus, on ne les présente- jamais comme fils de Marie, et il est à noter qu'on n'en cite jamais un en particulier, pas même Jacques, comme frère du Seigneur. L'évangéliste a déjà pu entendre ce titre de frère comme ont fait plus tard les exégètes chrétiens ; après avoir parlé de Marie comme vierge et fiancée, il ne dit pas ce qui advint du mariage projeté ; au moment de la naissance de Jésus, Joseph apparaît comme époux de Marie, sans qu'on puisse dire comment Luc s'estreprésenté la manière dont Joseph a été instruit du message de Gabriel. On dirait que la situation de Joseph, dont Matthieu a senti la difficulté, lui paraît aisée à comprendre. Ne serait-ce point parce qu'il s'est représenté Joseph et Marie dans la disposition de deux époux chrétiens gardant la continence ? Marie est censée vivre en état de virginité pour être agréable à Dieu ; c'est pourquoi la promesse d'un fils lui paraît simplement irréalisable. Mais il est difficile de reconnaître dans l'auteur qui lui fait exprimer ce doute, où il y a plus que de l'étonnement 1, celui qui a raconté le châtiment dont Zacharie a été frappé pour un doute semblable.

Si le sens très spécial du mot « connaître », dans ce dialogue, ne peut prêter à discussion, il en est de même pour les premières paroles de l'ange, qui expliquent comment Jésus sera conçu sans intervention humaine. Les termes employés par Gabriel pour signifier l'opération de l'Esprit divin sont chastes et discrets, mais ils n'en figurent pas moins de façon très nette la part du mari dans l'acte physique de la génération ; ils sont tout aussi expressifs à cet égard que le mot « connaître » auquel ils correspondent 2. « Esprit saint » est synonyme de « puissance du Très-Haut », et ne désigne

1. B. WEISS, E. 282, y voit une expression de simple surprise.

2. C'est ce qu'ont reconnu implicitement les anciens auteurs qui voyaient dans l'approche de l'Esprit (v. 35. *:veu[j.a à-ytov iTïeXsiSaExai ètîI ~de) l'accomplisse- f. ment d'Is. VIII, 3. Pour £ 7ria-/.ta<7Ei, cf. ACT. V, 15; la signification du mot est locale, non morale (idée de protection divine, SCHANZ, Lk. 89, d'après Ps.

XCI, 1,4), ou religieuse, allusion aux théophanies de l'Ancien Testament, à l'apparition de la nuée sur l'arche d'alliance (HOLTZMANN, 309; J. WEISS, 302, d'après Ex. XL, 34; NOMBR. IX, 15; 1 Rois, VIII, 10). On ne représente aucunement l'Esprit descendant du ciel en forme de nuage. Noter le parallélisme du rôle joué ici par l'Esprit et la vertu de Dieu, avec celui que la tradition plus ancienne leur attribuait dans la consécration messianique de Jésus à son baptême (ACT. X, 38).

pas un être personnel, mais l'Esprit divin en tant qu'agent intermédiaire du Créateur. Sans que l'on spécule autrement sur la nature du Christ, cet Esprit est présenté comme le principe de sa vie physique. Une telle idée, on a eu raison de l'observer1, ne pouvait s'énoncer en hébreu et en araméen, où le mot « esprit » est du féminin : les apocryphes judéo-chrétiens font du Saint-Esprit la mère ou la sœur du Christ. Quant au fond même de l'idée, il ne s'accorde pas mieux avec la théologie juive en ce qui fait l'originalité propre de celle-ci, à savoir la notion de la transcendance divine, qui ne permet guère de concevoir Dieu comme le principe générateur, physique et immédiat d'une vie humaine individuelle. En grec et pour l'esprit hellénique, ces embarras n'existent pas. L'apologiste Justin trouvait tout naturel de comparer la naissance de Jésus à celle des héros ou demi-dieux, nés d'un dieu et d'une mortelle 2.

C'est précisément parce que l'Esprit divin tient à son égard le rôle de père, que l'être saint qui va être engendré sera appelé Fils de Dieu 3 , il sera vraiment tel. Cette notion physique de la filiation divine du Christ ne se distingue pas seulement de la notion métaphysique exprimée dans le quatrième Evangile 4, elle se distingue aussi, et plus profondément peut-être, de la notion théocratique exprimée dans le premier discours de Gabriel.

La seconde explication vient en surcharge de la première, et il n'y a pas lieu de s'étonner que plusieurs critiques -7, la déclarent sura-

1. Cf. HOLTZMANN, N T. I, 412-415.

2. 1 Apol. 21. Justin (op. cit. 33) dit de l'Esprit divin : xuoçopfjaa: r.xpOsvriV 7rE-o £ rixe, ce qui est le sens exact de Le. 1, 35.

3. V. 35. Ûtf) ~xact xo y £ vvojp. £ vov aytov xXr]07)'a £ iat utoç Owu. Un certain nombre de témoins ajoutent sx crou, d'après MT. I, 16, entendant, par -o ysvvfojxevov, « ce qui doit naître » ; mais le sens est plutôt (conformément à MT. I, 20) : « le Saint qui doit être engendré », l'être saint que Marie va concevoir, qui va être engendré par l'Esprit. - - -

4. « Vocabitur, id est, erit filius Dei, quia non a viro, sed a Deo, virtute spiritus sancti generabitur. Neque enim de Christi natura, sed de modo generationis angelus agebat. » MALDONAT, II, 48. Il est vrai cependant que cette génération par l'Esprit doit avoir pour résultat la présence permanente d'un élément divin dans « le Saint engendré », ou bien il n'y aurait que miracle et non génération.

5. HILLMANN, Jahrbücher f. protestant. Theologie, 1891,213-231 ;J. WEISS,305; HARNACK, Zeitschrift f. neutestam. Wissenschaft (ZNTW.) 1901, 53-57 ; USENER, même revue, 1903, 16. KATTENBUSCH, Apostol. Symhol, II, 623; MERX, Die vier

joutée dans un récit où il n'était pas parlé de conception virginale.

On a déjà vu que d'autres indices corroborent cette hypothèse. De même que la question de Marie vient inopinément, l'allocution de l'ange paraît se continuer suivant la ligne indiquée par le premier discours, sans tenir compte de la réponse qui vient d'être faite.

Pour confirmer la vérité de sa promesse, Gabriel va donner à Marie un signe, et ce signe n'est pas autre que la grossesse d'Elisabeth.

Les paroles : « Voici que ta parente Élisabeth a conçu, elle aussi, un fils dans sa vieillesse 1 », ne sont pas amenées naturellement par ce qui précède. Un signe est-il nécessaire avec ou après le miracle de la conception virginale? Un plus grand prodige a-t-il besoin d'être garanti par un moindre ? La comparaison de ces deux conceptions ne devient-elle pas forcée, presque choquante, si l'une des deux ressemble si peu à l'autre ? Celui qui a écrit : « Elisabeth, elle aussi, a conçu », voit-il une autre différence que celle qui est rappelée par « la vieillesse » d'Elisabeth? A-t-il pu dire, pour faire ressortir le miracle dont celle-ci a été l'objet : « parce que rien n'est impossible à Dieu 2 » en oubliant qu'il vient de signaler

kanonischen Evangelien, II, I, 180, retranchent seulement, comme glose É7t £ i àvSpa o £ i yivœaxto, ce qui supprime une difficulté, sans expliquer la constitution du récit. Selon Harnack, les vv. 34-35 auraient été insérés après coup dans l'Évangile. Ses arguments semblent décisifs contre l'unité du récit, mais non pour l'interpolation postérieure à la rédaction définitive du livre. Les incohérences de la rédaction ne sont pas plus fortes que celles qui se rencontrent dans le corps de l'ouvrage, et les indices tirés du vocabulaire sont assez faibles.

MERX (op. cit. 196) observe que le ms. lat. b, amenant le v. 38 a à la place du v. 34 donne une meilleure suite; mais c'est à condition qu'on omette le v. 35. Ce témoignage pourrait être allégué en faveur de l'hypothèse de Harnack. L'évangéliste aurait écrit, après le v. 33, 38 a : « Et Marie dit : Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'arrive selon ta parole » 35a. Et l'ange, répondant, lui dit : 36. « Voici que ta cousine Elisabeth, etc.-37. 38 b. Et l'ange la quitta. »

1. V. 36. XCll lorJV EXiaajkr Vj auyysviç ~crou xai aùxr] crUVElÀr¡ifiEV ulov sv y^ps'- auTÎjç.

L'existence d'une tradition sur l'origine lévitique et davidique de Jésus est attestée par un fragment d'Irénée (fragm. XVII, éd. Stieren, ap. RESCH, Kin- dheitsEvangelium, 96), par Origène (Select. in Num. XXXVI, 6; ibid. 97), et le Testament des douze patriarches (ibid.) en plusieurs endroits, notamment Siméon, 7 àvatj-7ja £ L yàp xupîoç iX xoij A £ uV àpy[ £ péa, xoctÈx toïï 'Ioúo" (î)? paaiXia.

0 £ DV xal avôpcozov. Paul, l'Épître aux Hébreux (vu, 14), l'Apocalypse (v, 5) ne connaissent que la filiation davidique.

2. Citation de GEN. XVIII, 14, pour assimiler le cas d'Élisabeth à celui de Sara.

un miracle bien plus important? On essaie, il est vrai, de rapporter ces paroles à la conception du Sauveur1 ; mais le texte résiste à la violence qu'on lui veut faire.

Tout s'enchaîne parfaitement si l'on fait abstraction des deux versets qui contiennent l'objection de la vierge et la réponse de l'ange Après avoir annoncé à Marie la naissance de Jésus, et déclaré que celui-ci sera le Messie qui doit régner sur la maison de Jacob, Gabriel donnerait à Marie, sans qu'elle le demande, un signe dont elle a besoin, parce que le fait de la conception ne lui garantit pas que son enfant sera le Messie promis. Ce signe existe dans la grossesse miraculeuse d'Elisabeth, que Marie ne connaît pas encore.

Ainsi la conception extraordinaire du Précurseur, devient, conformément à son rôle, un signe avant-coureur et indiscutable de la qualité de Christ qui appartiendra au fils de Marie. La remarque de l'ange sur le rapport des deux conceptions n'a plus rien qui doive surprendre ; ce qu'il dit sur le cas d'Elisabeth ne sert plus qu'à faire valoir l'importance du signe donné ; le rappel de la parenté qui unit Marie et Élisabeth cesse d'être une allusion sans objet, car on comprend que le Messie théocratique, s'il doit se rattacher à la race de David par Joseph, doive se rattacher par Marie à la lignée d'Aaron; il aura tous les pouvoirs et tous les titres de légitimité, à la différence des rois-pontifes de la famille hasmonéenne, qui étaient issus d'une simple famille sacerdotale et n'appartenaient pas à la postérité de David.

L'adhésion de Marie à la parole de l'ange, bien qu'elle n'eût pas encore vérifié le dire de Gabriel en ce qui concerne Elisabeth, est dans la dignité de son rôle ; l'ange l'a traitée avec plus de respect que Zacharie, et elle ne se montre pas non plus hési- tante, comme le vieux prêtre, devant la promesse divine. Il n'en 1 est pas moins vrai qu'elle ne tarde pas à se rendre auprès d'Eli- sabeth pour constater la réalité de ce qu'elle a cru. Cette démarche, dont le motif est effacé au point que les exégètes sont obligés

Il est possible que Luc ait entendu p'Pjpx au sens de « parole », ordinaire dans le Nouveau Testament, et non de « chose », et qu'on doive traduire : « De la part de Dieu, aucune parole n'est inefficace. » B. WEISS, E. 284.

1. Hofmann ap. J. WEISS, 304. MALDONAT II, 50 : « Probat angelus hypothesim ex thesi, potuisse Deum efficere et ut ante sterilis, et ut nunc virgo „ concipiat, quia non erit impossibile apud Deum omne verburn. »

maintenant de le chercher, s'expliquait d'elle-même dans le récit primitif. Aussitôt qu'elle était devenue enceinte, Marie allait voir sa parente, pour vérifier le signe après avoir éprouvé la vérité de la promesse.

Telle paraît avoir été l'ordonnance du récit que le rédacteur du troisième Évangile a eu à sa disposition, et qu'il n'a sans doute modifié que très légèrement. Ce récit marque une étape dans le travail de la pensée chrétienne sur les origines du Christ. La rédaction de Luc en marque une autre, notablement plus avancée ; on verra que, sur l'échelle de ce développement, le récit de Matthieu se place entre les deux. Dans la perspective actuelle de la narration, la conception du Sauveur s'accomplit aussitôt après l'adhésion de Marie à la parole de l'ange 1 ; l'évangéliste n'a pas cru qu'il fût nécessaire de le dire ; mais l'omission est encore plus facile à comprendre s'il s'est contenté de supprimer la transition qui devait exister dans la source entre le récit de l'annonciation et celui de la visite à Zacharie.

La source ne devait pas négliger de dire que Marie devint enceinte, puisqu'elle a eu soin de l'observer pour Elisabeth.

Luc, I, 39. Et Marie s'étant mise en route, en ces jours-là, s'en alla promptement dans la montagne, à une ville de Juda2, 40. et elle entra dans la maison de Zacharie et salua Elisabeth. 41. Et quand Élisabeth entendit le salut de Marie, l'enfant tressaillit dans son sein, et Élisabeth fut remplie d'Esprit saint, 42. et elle parla à voix haute et dit : « Bénie (sois) tu parmi les femmes, et béni (soit) le fruit de ton sein ! 43. Et d'où me vient que la mère de mon Seigneur entre chez moi ? Car dès que ta parole de salutation est arrivée à mes oreilles, l'enfant a tressailli d'allégresse dans mon sein. 45. Heureuse celle qui a cru qu'il y aurait accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! »

46. Et elle dit : « Mon âme glorifie le Seigneur, 47. Et mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur, 48. Parce qu'il a regardé l'humiliation de sa servante ; Car désormais toutes les nations me diront bienheureuse,

1. Non dès le v. 28. Mais II, 21 ne prouve pas que la conception suive immédiatement l'annonciation, et laisserait plutôt supposer un intervalle ; c'est que n, 21 vient de la source ; dans la perspective de l'évangéliste, le nom de Jésus a été donné à l'enfant « quand il a été conçu », et non « avant ».

49. Parce que le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses, Et son nom est saint; 50. Et sa miséricorde, d'âge en âge, Est sur ceux qui le craignent.

51. Il fait victoire avec son bras, Il disperse les orgueilleux d'esprit.

52. Il renverse les puissants des trônes, Et il élève les humbles ; 53. Il rassasie de biens les affamés, Et il renvoie les riches à vide.

54. Il relève Israël son serviteur, Pour se souvenir de la miséricorde, 55. Comme il a dit à nos pères, Envers Abraham et sa race, à jamais. »

56. Et Marie resta avec elle environ trois mois, et elle s'en retourna dans sa maison.

Quelques jours semblent s'être passés entre la visite de l'ange et le départ de Marie ; l'on dit cependant qu'elle s'en va bien vite, comme si elle avait hâte de voir sa parente. Le retard s'expliquait dans la source, parce que le mariage de Joseph et de Marie avait lieu après la visite de l'ange ; bientôt après et promptement, Marie se rendait auprès d'Elisabeth, non pour un échange d'impressions et une communication de joies 1, mais parce qu'elle voulait s'assurer de ce que Gabriel lui avait dit au sujet d'Elisabeth2; elle n'était conduite ni par un doute inquiet, ni par une curiosité vulgaire, mais bien plutôt par sa foi qui voulait connaître le signe donné, ce signe lui ayant été proposé pour qu'elle pût le vérifier.

Le texte actuel ne fournit pas la matière d'une conjecture probable sur le motif du voyage et le sentiment qui fait que Marie se presse. On apprend seulement ici que Zacharie habitait dans la montagne, comme les parents de Samuel; mais il s'agit de la montagne de Juda, non de celle d'Ephraïm. L'évangéliste ne dit pas le nom de la ville, et ceux qui prétendent la connaître sont bien téméraires3. Il est pareillement superflu de se demander si Marie

1. MEYER, ap. J. WEISS, 305. SCHANZ, Lk. 93.

2. B. WEISS, E. 284. BOLTZMANN, 310.

3. Beaucoup tiennent pour Juttha (Jos, XXI, 16), qui aurait été remplacée dans le texte par Juda : .hypothèse gratuite et d'autant moins vraisemblable que l'évangéliste n'aurait pas introduit, sans autre indication, une ville si peu

a voyagé seule ou avec d'autres femmes1, ou bien avec Joseph, et si Zacharie n'était pas chez lui quand elle est arrivée. Le narrateur veut amener la rencontre de Marie et d'Elisabeth, il ne se soucie pas d'autre chose.

En entrant chez sa parente, Marie la salue, et, à ce moment, l'enfant qu'Elisabeth portait tressaille dans son sein "2. C'est ainsi que les jumeaux de Rébecca s'agitaient dans le sein de leur mère 3, préludant à leur antagonisme futur. Mais le tressaillement de l'enfant précurseur n'est pas une marque d'hostilité, c'est un mouvement de joie. Elisabeth, que l'Esprit divin envahit en cet instant même, le comprend, et elle connaît, en vertu de la même illumination intérieure, la présence du Messie dans celle qui la salue. L'inspiration qui la remplit se manifeste par les paroles qu'elle prononce à voix haute 4 et dans une sorte de transport prophétique. C'est d'abord une réponse à la salutation de Marie : « Bénie entre les femmes et béni le fruit de ton sein 5 ! » Le sens du qualificatif peut être : « bénie de Dieu », ou bien « louée, digne de louange » ; et l'on peut suppléer aussi : « sois-tu », ou bien « es-tu ». L'optatif semble préférable pour une salutation 6, et, dans ce préambule, Élisabeth ne fait que rendre le salut de Marie, mais elle le rend ainsi qu'il convient de le rendre à la mère du Christ. Préférer l'indicatif comme indispensable à la prophétie serait mettre celle-ci dans une nuance de la pensée, tandis qu'elle réside, pour le fond et quant à cette partie du discours, dans la connaissance qu'Elisabeth témoigne avoir de la dignité de Marie. Le passage est facile du sens de « béni » au sens de « loué » ; le « Dieu béni » est le Dieu loué et digne de toute louange ; bénie plus que toutes les femmes,

connue (cf. I, 26 ; on attendrait le nom de la ville après sis; rcdXiv 'Icrjôa, mais il ne faut pas chercher ce nom dans ~'Iouoa); d'autres ont pensé à Jérusalem, qui n'est pas une ville quelconque, ni en Juda ; ou bien à Hébron, qui n'est pas plus désignée qu'une autre ville de la montagne de Juda, et que l'évangéliste n'aurait pas manqué de nommer s'il l'avait eue en vue.

1. SCHANZ, loc. cit.

6. Cf. V. 28.

Marie peut être louée au-dessus d'elles ; et il semble qu'Elisabeth entend célébrer ici le Messie et sa mère, les vanter comme bénis de Dieu, non leur souhaiter la bénédiction divine qui leur est acquise 1. Après avoir salué de ce vœu Marie et l'enfant qu'elle porte, Élisabeth s'humilie devant elle en la reconnaissant pour la mère du Christ : « D'où me vient que la mère de mon Seigneur entre chez moi 2? » Elle se reconnaît indigne d'une telle visite.

Par le mot « seigneur » elle désigne le Messie, selon la parole du psaume Elle dit à quel signe elle a reconnu la présence de ce Seigneur : son propre enfant a tressailli d'allégresse devant celui qu'il reconnaît aussi pour maître. Cette première effusion de l'Esprit s'achève dans une louange en terme de proposition générale et impersonnelle, mais qui, dans la réalité, s'applique à Marie seule : « Heureuse celle qui a cru qu'il y aurait accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur 4 ! »

Ayant rendu hommage au Christ et à sa mère, Élisabeth se reprend, et l'Esprit lui dicte un cantique de louanges pour Dieu.

C'est le Magnificat, véritable psaume, imité en grande partie du cantique d'Anne, mère de Samuel 5, avec d'autres réminiscences de l'Ancien Testament. Luc a dû le trouver dans sa source à la place où il est maintenant, et les premières paroles d'Élisabeth lui servent d'introduction. On s'est demandé s'il n'en avait pas existé d'abord une rédaction hébraïque, sans aucun rapport avec l'histoire de Jean-Baptiste, dont notre texte grec serait la traduc-

1. Cf. JUD. XIII, 18. £ 'jÀoyy]Tï| ctj, Quya'TYjp, Tto 0 £ fo :Jtcr'tt:) T.OCp:Í ¡:i.croc; ,,:il; yovoù- xaç., zat £ ÙÀOYï|fj^voç xÓpw ô asÓ;. La rencontre de Luc avec Dbut. XXVIII, 4, pour le dernier membre du v. 42, peut être accidentelle.

«

3. Ps. ex, 1. Le Christ est appelé dplO; dans le discours des anges, Il, 11 (cf.

v. 26). L'influence de l'usage chrétien sur ces textes doit passer sans-doute avant celle du psaume ; mais l'usage chrétien n'est pas indépendant du psaume.

4. V. 45. xal p.O:XOCptOC fj 7u<jT £ Ôaaaa OTI sarai 'tEÀEiwcr¡ toiç X £ ).aAT]p.svoiç auTT] rcapà ~xupiou. La conjonction on dépend de jctaxEucracTa et doit se traduire « que» (cf. ACT.

XXVII, 25) ; elle n'est pas à rattacher à fJ-O:xocp[, ni à traduire « parce que ». Il ne s'agit pas de louer la foi en soi, et ce qui a été dit à Marie est déjà accompli. -= Marie est félicitée de n'avoir pas fait comme Zacharie (ce qui laisse de côté le v. 34). Il est inutile de se demander comment Élisabeth a su ce qui s'était passé entre Gabriel et Zacharie, et même entre Gabriel et Marie, puisqu'elle parle « en esprit ». u

5. 1 SAM. II, 1-10.

tion1on a supposé 2, non sans vraisemblance, que le premier auteur du récit avait adapté ce psaume à la circonstance, en y insérant le verset : « Parce qu'il a regardé l'humiliation de sa servante; car désormais toutes les générations m'appelleront bienheureuse >», le seul passage qui semble se rapporter à la situation.

Ce verset enlevé, il n'est pas trop difficile de reconstituer un petit psaume de quatre strophes, formées chacune de deux distiques :1.

La question de l'origine hébraïque n'a pas grande importance ; que le cantique ait préexisté au récit, ou qu'on l'ait composé tout exprès pour l'y introduire, il est entièrement dépourvu d'originalité. Mais, en tant que cantique, il est un fruit de l'inspiration d'Elisabeth, qui se trouve ainsi prendre rang à la suite des femmes illustres de l'Ancien Testament, Marie, sœur de Moïse, Débora, Anne, Judith.

L'exorde est fait d'expressions familières aux psalmistes. « Ame » et « esprit » sont synonymes de « moi », et ne correspondent pas à des idées distinctes. Le changement de temps qui se produit dans le second membre du premier distique est un hébraïsme 4, et l'on aurait tort de penser que la joie de l'esprit remonte plus haut que la « louange » émise par l'âme ; la « magnification 5 » du Seigneur n'est que l'expression de la « joie » actuellement ressentie en « Dieu sauveur ». « Dieu secourable » est une idée commune, qui semble recevoir ici une application particulière à raison de ce qui suit, c'est-à-dire du verset qui paraît avoir été interpolé, et qui, en

1. HILLMANN, op.,cit. 201; SPITTA, Zur Geschichte u. Litter. d. Urchristenthums, II, et ZNTW. 1906, 284-317, y voient un psaume purement juif.

2. B. WEISS, Leben Jesu, I, 226, qui présente cette hypothèse comme possible, conjointement avec la précédente et celle de l'authenticité absolue (prière de Marie).

3. On obtient les quatre strophes, sans éliminer le v. 48, en comptant respectivement pour un seul vers le v. 52 et le v. 53; mais cette computation est arbitraire, chacun de ces versets contenant deux membres parallèles, et les deux formant une strophe. Au lieu de la division strophique : 46-48 ; 49-50, 51-53; 54-55 (Westcott-Hort, J. Weiss, Holtzmann), on peut proposer celle-ci 46-47, 49: 50-51 ; 52-53; 54-55.

4. Traduction d'un imparfait hébreu avec le i consécutif. Rien de plus facile que de remettre ce premier distique en hébreu :

5. Cf. Ps. XXXIV, 4; LXIX, 35.

toute hypothèse, est censé contenir le motif de la louange et la raison de tout le cantique. Dieu a regardé l'humiliation de sa servante 1 : la formule est prise de l'histoire d'Anne 2, et la référence à l'opprobre de la stérilité, dont le Seigneur a délivré Élisabeth 3, fournit à ce passage une interprétation très satisfaisante. Et comme Lia disait que « les femmes la proclameraient bienheureuse '• » 1 Élisabeth le dit après elle, en mettant, pour plus de solennité, et parce que son fils sera plus grand que l'enfant de Lia, » toutes les générations n » à la place des « femmes ». Le verset suivant fait double emploi avec celui-ci, car il indique un motif général d'actions de grâces, qui semble rejoindre l'exorde, par-dessus le motif spécial qui vient d'être indiqué : « Mon âme glorifie le Seigneur, parce que le Fort a fait pour moi de grandes choses », formule de louange qui devient une expression de reconnaissance personnelle, grâce au pronom « pour moi »; « et son nom est saint : H.

élevé au-dessus des hommes qui l'emploient humblement. Après quoi, la prière prend décidément un caractère impersonnel, et décrit les conduites ordinaires de la Providence. Les aoristes du grec correspondent à des parfaits hébreux qui énonceraient des vérités générales, sans égard à la circonstance du temps 8. L'évangéliste, et peut-être déjà le premier rédacteur de l'histoire ont pu les entendre des biens apportés par l'avènement de Jésus-Messie L'embarras des commentateurs, dont les uns croient devoir entendre cette description du passé, et les autres de l'avenir, tient à l'existence de ce double point de vue : celui du psaume, qui est sans relation particulière avec l'Evangile, et celui de l'évangéliste.

Dieu est bon, perpétuellement, pour ceux qui le craignent; sa puissance10 est redoutable à ceux qui s'enorgueillissent en eux-

:i. V. 25.

8. Il en est ainsi dans le cantique d'Anne, que l'on va suivre de plus près dans les vv. 51-53. Cf. Ps. LXXXIX, 11.

9. Le renversement des conditions sociales, l'exaltation des humbles et des pauvres conviennent à l'idéal de Luc. HOLTZMANN, 312.

mêmes1; il abat les puissants, il élève les humbles; il comble les affamés et n'accorde rien aux riches '2 On ne saurait dire le sens particulier que Luc a pu rattacher à ces antithèses. La fin montre que ces manifestateurs de la puissance et de la miséricorde ne sont pas sans relation avec l'avènement du règne messianique. Toutes ces œuvres diverses sont coordonnées au relèvement d'Israël3, le serviteur de Dieu, comme il est dit en Isaïe ; et Dieu s'occupe d'Israël, le prend sous sa protection, pour se souvenir de la miséricorde 4 ; il doit intervenir, parce qu'il est miséricordieux par nature, comme il a montré déjà qu'il l'était, et comme il a promis de l'être en parlant aux grands ancêtres ; il se souviendra de cette miséricorde en faveur d'Abraham et de sa race ; ce qu'il fera pour Israël sera fait pour Abraham. Cette finale aurait pu être écrite par un juif aussi bien que par un judéo-chrétien; en toute hypothèse, elle forme la conclusion naturelle du psaume et ne peut être considérée comme un élément adventice La femme inspirée se tait. Sans entrer dans d'autres détails, et parce que l'objet de la mise en scène était d'encadrer la double prophétie d'Elisabeth, le narrateur ajoute simplement que Marie resta avec elle environ trois mois, ce qui conduit à peu près au terme de la grossesse d'Elisabeth. Cette indication ne paraît pas avoir de signification particulière, elle atteste seulement le souci qu'a le narrateur de tenir le fil de sa chronologie. Marie s'éloigne avant la naissance de Jean-Baptiste, parce que sa place n'est pas marquée dans le tableau qu'on va décrire. Elle s'en retourne chez elle.

On ne peut dire si, dans la pensée de Luc, la maison où elle rentre est celle de Joseph ; il est permis de le croire, et de supposer même que c'est déjà dans cette maison qu'a eu lieu l'annonciation, les époux étant dits fiancés à raison de l'idée que Luc se fait de leur mariage. Dans l'esprit du récit primitif, Marie retourne dans sa

2. Cf. I SAM. II, 5, 7-8. Ps. XXXIV, 10-11; CVII, 9. JOB, V, 11; XII, 19; XXII, 9.

<Í-. uvïiaOrivat ÈXeou; marque l'intention.

5. Dans le v. 55, ZAÔW; iltxlr]<j £ v -poç TOVÇ T:oc'tÉpoc RJ FXWV (cf. MICH. VII, 20) forme une proposition incidente qui sépare fAVT)<j0ï)vai ÈÀÉou; de son complément : TW 'APpaàiji xat TM <j7ïsp[i.a-t aùrou si; xàv attiïva. Cf. Ps. XCVIII, 3.

6. Opinion de J. WEISS, 311.

maison, qui est celle de Joseph ; mais ce n'est pas là sans doute qu'a eu lieu l'annonciation, la vierge fiancée devant être alors chez ses parents.

Tous les manuscrits grecs et tous ceux de la Vulgate hiérony- mienne attribuent le Magnificat à Marie 1. Mais les plus anciens manuscrits de la Vulgate antéhiéronymienne 2 l'attribuent à Élisabeth; Nicéta; probablement l'évêque de Remesiana en Dacie, et l'ami de saint Paulin de Nole, fait de même 3. La formule d'introduction : « Et Élisabeth dit », au lieu de : « Et Marie dit », devait donc être assez répandue en Occident à la fin du IVe siècle et au commencement du ve, bien qu'elle ne fût probablement pas la plus commune. L'interprète latin de saint Irénée paraît l'avoir connue 4.

Tertullien cependant attribue le Magnificat à Marie. Les plus anciens témoins orientaux semblent avoir été également partagés.

Dans une de ses homélies sur l'Evangile de Luc, conservées dans la traduction de saint Jérôme, Origène signale deux catégories de manuscrits, dont l'une présente la leçon ordinaire, et l'autre assigne le cantique à Elisabeth. Il est peu probable que cette indication vienne du traducteur et se rapporte à des manuscrits latins ; elle fait partie d'un développement exégétique où se reconnaît la marque d'Origène, et il semble plutôt que saint Jérôme abrégeant

1. Le problème de l'attribution du Magnificat a été discuté dans la Revue d'histoire et de littérature religieuses, 11 (1897), 424-432 (après avoir été indiqué dans l'Enseignement hiblique, 1893, v, 35-36). L'attribution à Élisabeth a été défendue par HARNACK, Sitzungsberichte d. Berliner Akademie, 1900, 27, 538550 (les arguments ne diffèrent pas sensiblement de ceux qui avaient été proposés, en 1897, dans la Revue précitée), et par CONRADY, Die Quelle der kan.

Kindheitsgeschichte, 48-51. Elle a été combattue par BARDENHEWER, Biblische Studien, VI, I-II, 189-200.

2. Mss. a ( Vercellensis, IVe s.), b ( Veronensis, Ve s.), I (Rhedigeranus, VUe s.).

3. Fragment du traité De psalmodiae hono, publié par D. MORIN, dans la Revue biblique, 1897, 286-287.

4. Haer. IV, 7, 1, où deux mss. (c. Claromontanus, IXe s., c. Vossianus, XIVe s.) lisent : « Élisabeth dit : Magnificat anima mea Dominum » (sur la présence de la même leçon dans un ms. arménien, voir ZNTW. 1906,192). Un autre ms. (c. Arundelianus, XIIIe s.) lit : « Marie dit ». Mais dans III, 10, 2, le Magnificat est attribué à Marie par tous les mss. Il semblerait donc qu'Irénée ait attribué le cantique à Marie. L'attribution à Élisabeth viendrait de l'interprète ou de la tradition.

le texte de son auteur, en ait par là obscurci les données, avec ou sans intention 1.

La leçon : « Et Élisabeth dit » a donc été assez répandue tant en Orient qu'en Occident, dès le IIIe siècle, et sans doute auparavant.

Cette diffusion ne peut avoir son origine dans l'inadvertance ou la fantaisie d'un copiste qui aurait substitué en quelque manuscrit le nom d'Elisabeth à celui de Marie. Supposé qu'un tel accident se fût produit cinquante ou soixante ans après que le troisième Évangile eut été répandu dans les Églises, la variante n'aurait pas eu le moindre-succès; la raison qui lui a fait perdre tout le terrain qu'elle avait gagné l'aurait empêchée de le prendre. Cette leçon, partout où on la trouve, a dû précéder la leçon : « Et Marie dit ».

Elle est, par conséquent, très ancienne, et il est au moins vraisemblable qu'elle est sortie, par voie d'addition explicative, d'un texte où le sujet du verbe n'était pas indiqué. Il n'est pas téméraire d'admettre que le sujet manquait dans le texte primitif, et que la diversité des leçons vient de ce que l'on a suppléé dans certains manuscrits le nom d'Elisabeth, dans d'autres celui de Marie. S'il y avait eu un nom propre après le verbe, on ne l'eût pas supprimé ; s'il y avait eu le nom de Marie, on n'eût jamais songé à le remplacer par celui d'Elisabeth, quand même le nom de la vierge aurait été omis accidentellement dans quelque manuscrit ; et s'il y avait eu le nom d'Elisabeth, la tentation d'y substituer le nom de Marie ne serait pas venue. Mais le nom de Marie une fois introduit dans le texte, son succès est facile à expliquer : on a trouvé tout naturel que Marie louât Dieu, puisqu'elle avait encore plus de raisons de le faire qu'Elisabeth. Il n'en est pas moins vrai que l'addition du nom d'Elisabeth était conforme à l'idée du narrateur, tandis que celle du nom de Marie ne satisfait qu'un sentiment d'esthétique pieuse qui est encore étranger à l'évangéliste.

1. In Luc. hom. VII (P. 1. XXVI, 233). « Non est itaque dubium quin, quae tune repleta est Spiritu Sancto, propter filium sit repleta. Neque enim mater primum Spiritum sanctum meruit, sed cum Johannes adhuc clausus in utero Spiritum sanctum recepisset, tune et illa post sanctificationem filii repleta est Spiritu sancto. Poteris hoc credere, si simile quid etiam de Salvatore cognoveris. Invenitur beata Maria, sicut in aliquantis exemplaribus reperimus, prophetare. Non enim ignoramus quod secundum alios codices et haec verha Elizabeth vaticinetur. Spiritu itaque sancto tune repleta est Maria, quando cœpit in utero habere Salvatorem. »

Le Magnificat suit la réponse d'Elisabeth à la salutation de Marie ; il se trouvait primitivement encadré entre ces deux courtes phrases : « et elle dit », pour servir d'introduction, « et Marie resta auprès d'elle trois mois » 1, pour servir de conclusion. L'introduction donne à entendre que la personne qui va parler est la même que celle à qui appartient le discours précédent 2; elle indique seulement le début du cantique, et représente une sorte de pause, pour que le cantique ne soit pas confondu avec le discours. La conclusion, où Marie est rappelée directement à la pensée du lecteur, tandis qu'Elisabeth lui est toujours censée présente, montre que la personne qui vient de parler n'est pas Marie, mais Elisabeth. Si l'évangéliste avait attribué le cantique à Marie, il n'aurait pas dû se contenter de la nommer, ce que pourtant il n'a probablement pas fait, mais il aurait dû rappeler en termes exprès le mouvement qui lui suggéra le cantique. Avec la formule : « et elle dit », on n'est pas averti que Marie va parler, et l'on est invité à croire que c'est Elisabeth, dont l'inspiration a été signalée. Avec la formule : « et Marie dit », on est tout étonné de trouver, au lieu d'une réponse aux paroles d'Élisabeth, un cantique inspiré que rien n'a fait prévoir. Quand il s'agit d'introduire le Benedictus, l'inspiration de Zacharie est mise en relief par une formule solennelle :1.

Si le Magnificat est prononcé par Elisabeth, il y a un parallélisme exact entre les deux situations. L'évangéliste, en disant qu'elle fut remplie d'Esprit saint et parla à voix haute », n'aura pas eu en vue que les paroles de la salutation adressée à Marie, mais encore le cantique d'action de grâces qui vient ensuite. Les deux vieillards prophétisent l'un après l'autre, comme le font plus tard Siméon et Anne. Marie garde cette réserve qu'elle a partout ailleurs dans le récit de Luc, et qui donne à son rôle un caractère si particulier. Élisabeth et Zacharie prophétisent comme les saints d'autrefois, en vue du Messie qui vient. Pourquoi Marie, qui porte le Sauveur, prophétiserait-elle ? N'est-elle pas dans la réalité des prophéties, et non dans l'attente ? Pour le lecteur moderne, le Magnificat est une effusion de reconnaissance ; mais, au point de

1. V. 46. XOCl £ î~ev V. 56. ïfAEivev ÕÈ Maptàix XTX. Cf. l'introduction du cantique d'Anne (I SAM. II, 1, LXX) : xou elrcev èaxepEt»0r) ~R] XOCpOlOC p.O\) èv xupifJ-I.

2. S'il y avait changement de personnes, on aurait e'ircev oÉ.

3. V. 67.

vue de l'évangéliste, c'est un vrai psaume, inspiré comme le Benedictus, comme le cantique d'Anne, mère de Samuel, comme les psaumes davidiques ; c'est une pièce de poésie sacrée, une prophétie ; et il n'est pas vraisemblable que Luc ait voulu donner à Marie la qualité de prophétesse.

Le contenu même du cantique n'a rien qui soit personnel à Marie. La tradition a mis dans les paroles : « désormais toutes les nations m'appelleront bienheureuse », une plénitude de sens qu'elles n'ont pas nécessairement ; le lyrisme des psaumes, imité dans la pièce, autorise un tel mouvement, qui, dans la pensée de l'évangéliste, n'est même pas une hyperbole ; Élisabeth a pu se procla- mer bienheureuse devant toutes les générations à venir, et déclarer que le Tout-Puissant avait fait pour elle un grand miracle. Elle seul e a pu dire, en faisant allusion à sa stérilité, que le Seigneur avait regardé l'humiliation de sa servante ; ces paroles qui assimilent celle qui les prononce à Anne, mère de Samuel, devenue mère après une longue stérilité, ne conviennent qu'à Elisabeth ; pour les trouver bien placées dans la bouche de Marie, il faut les détourner de leur sens naturel. C'est, comme on l'a vu, la seule allusion qui soit faite à la situation particulière d'Elisabeth, tout le reste du cantique ayant une signification générale et vague.

Dans l'ensemble, et sauf le passage qui vient d'être cité, le Magnificat n'est qu'un décalque du cantique d'Anne, et c'est la situation d'Elisabeth, non celle de Marie, qui est analogue à celle de la mère de Samuel. Le rédacteur du Magnificat et du Benedictus n'aurait pas eu besoin de recourir au cantique d'Anne pour exprimer les sentiments de Marie ; mais, pour traduire ceux d'Elisabeth, il se trouvait au dépourvu, parce qu'il réservait les prévisions concernant l'avenir de Jean-Baptiste pour le cantique de Zacharie. Le cantique d'Anne s'offrait de lui-même comme un modèle à suivre; et comme il ne contient rien qui soit en rapport direct avec la circonstance à laquelle on l'a rattaché 1, le cantique d'Elisabeth, si l'on.excepte l'allusion du début, empruntée aussi à l'histoire d'Anne, a pris la même forme impersonnelle. Le silence de Marie n'a pas lieu de surprendre, car la scène qui se passe entre les deux mères prélude à celle où figureront plus tard les deux fils : Jésus se taira

1. C'est un psaume intercalé après coup dans ce récit.

devant Jean-Baptiste, qui lui rendra témoignage; Marie se tait devant Élisabeth saluant le Messie dans sa mère et prophétisant l'avènement du royaume de Dieu.

Luc, 1. 57. Et le temps de sa délivrance vint à s'accomplir pour Elisa- beth , et elle enfanta un fils; 58. et ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait fait éclater sa miséricorde envers elle2, et ils s'en réjouirent avec elle3. 59. Et quand, le huitième jour, ils vinrent pour la circoncision de l'enfant, ils l'appelaient du nom de son père, Zacharie; 60. et sa mère, prenant la parole, dit : « Non, mais il s'appellera Jean. » 61. Et ils lui dirent : « Personne de ta famille ne s'appelle de ce nom. » 62. Et ils demandaient par signes à son père comment il voulait qu'on l'appelât ; 63. et demandant des tablettes, il écrivit : « Jean est son nom. » Et ils furent étonnés tous. 64. Et sa bouche s'ouvrit à l'instant [ainsi que sa langue], et il parlait en bénissant Dieu. 65. Et il y eut une crainte sur tous leurs voisins; et dans toute la montagne de Judée, toutes ces choses étaient racontées, 66. et tous ceux qui les apprenaient les recueillaient dans leur cœur, disant : « Que sera donc cet enfant. ? » Car la main du Seigneur était avec lui. 67. Et Zacharie son père fut rempli d'Esprit saint, et il prophétisa, disant : 68. « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, Parce qu'il [le] visite et qu'il a opéré la délivrance de son peuple.

69. Et qu'il nous a suscité une corne de salut Dans la maison de David son serviteur, 70. Selon ce qu'il a dit par la bouche de ses prophètes d'autrefois, 71. (Nous) sauvant de nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous 72. Afin d'exercer la miséricorde envers nos pères, haïssent, Et de se souvenir de sa sainte alliance, 73. Le serment qu'il juré à Abraham notre père, 74. De nous accorder, étant sans crainte (et) délivrés de la main des 75. De le servir dans la sainteté et la justice, [ennemis, Devant lui, durant tous nos jours.

76. Et toi, enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut; Car tu marcheras devant la face du Seigneur pour préparer ses voies,

1. V. 57. E Xta 6E-c 2.7z;~ a0~ & y p -ro5 rExE~v a -r v. D'a p rès GEN. XXV, 24.

Littéralement : « le temps pour qu'elle enfantât ».

2. V. 58. oxt EfJ-Sy:D..uVEli 'ÉXeo; aù-ou [ast 'oc't*. Cf. GEN. XIX, 19.

3. ~xai auvéyaipov aÙTîj. Cf. GEN. XXI, 6 (LXX). La traduction : « Ils la félici- tèrent », ne convient pas ici. Cf. Le. XV, 6, 9.

77. Pour donner la connaissance du salut à son peuple.

Par la rémission de leurs péchés, 78. Moyennant la grande miséricorde de notre Dieu.

Par laquelle nous visitera la lumière d'en haut, 79. Pour éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de Pour diriger nos pas dans le chemin de la paix. » [la mort, 80. Et l'enfant grandit et se fortifia en esprit, et il fut dans les déserts jusqu'au jour de sa manifestation à Israël.

Élisabeth a continué à se tenir cachée pendant que sa parente demeurait auprès d'elle, puisque les voisins et les autres membres de sa famille ont connu seulement par sa délivrance que le Seigneur avait fait cesser sa stérilité. Ils se réjouissent de ce qui lui arrive, et ainsi commence de s'accomplir la prophétie ds Gabriel1. Au bout de huit jours, suivant l'usage, ils se réunissent, dans la maison de Zacharie, pour la circoncision de l'enfant 2. L'attribution du nom se faisait dans cette cérémonie 3, et c'est ce qui va amener, dans des circonstances tout à fait merveilleuses, la réalisation d'une autre parole de l'ange 4.

La coutume étant de donner à un fils le nom de son père, ou de son grand-père, ou de quelque autre proche parent, la famille se dispose à nommer l'enfant Zacharie6. Élisabeth s'y refuse nettement et déclare que son fils s'appellera Jean. Il serait tout à fait contraire à l'esprit de la narration d'admettre que Zacharie ait communiqué à sa femme les instructions de l'ange 7; dans cette hypo- thèse, elle aurait opposé la volonté de Dieu, ou du moins le désir de son mari, à celui des parents. Elle agit visiblement par une

1. V. 14.

2. GEN. XVII, 12; XXI, 4; LÉv. XII, 3.

3. Cf. GEN. XXI, 3.

4. V. 13.

5. Cf. RUTH, IV, M.

6. Dans les inscriptions votives de Carthage, le fils porte assez souvent le nom de son père, très ordinairement celui de son grand-père.

7. J. WEISS, 313. B. WEISS, E, 286, écarte cette hypothèse en alléguant avec raison le v. 20, qui impose à Zacharie le devoir et la nécessité du silence; mais il rationalise également le récit en disant qu'Élisabeth trouve le nom toute seule, pour exprimer sa reconnaissance de la faveur octroyée par Dieu, d'après le v. 25. Ce n'est pas le v. 25, mais le v. 13, qui est en rapport avec l'étymologie du nom.

suggestion de l'Esprit divin. La rencontre de sa décision avec celle que va donner Zacharie serait une comédie jouée devant la famille par les deux époux, s'il y avait eu entente préalable ; ce n'est pas cet effet que l'auteur a dessein de produire, mais il veut montrer comment la Providence est arrivée à ses fins en inspirant à la femme le nom qui avait été révélé au mari devenu muet.

Les parents surpris ne se tiennent pas pour battus ; ils veulent en référer à Zacharie, et leur obstination sert à préparer l'accomplissement de la dernière prophétie de Gabriel, touchant le terme où Zacharie recouvrera l'usage de la parole. Zacharie est présent à la discussion, et il est censé n'y pouvoir rien entendre, parce qu'il est sourd en même temps que muet ; c'est pourquoi on lui fait comprendre par signes de quoi il s'agit 1. S'il n'avait été sourd, on lui aurait demand é son avis de vive voix, ou plutôt il n'aurait pas été nécessaire de le lui demander, et c'est lui-même qui aurait usé de signes pour appuyer l'avis de sa femme. Qu'avaitil besoin d'écrire le nom de Jean, s'il l'avait entendu prononcer autour de lui ? Les commentateurs modernes qui nient la surdité de Zacharie pensent retirer de cette histoire un élément d'invraisemblance ; ils n'en retirent qu'un élément de merveilleux qui y a été mis avec intention, et ils dérangent l'équilibre du récit.

Zacharie, sachant qu'on ne s'accorde pas sur le nom de l'enfant, ignorant que le nom de Jean-a été proposé, incapable de signifier ce nom par gestes, demande ce qu'il faut pour écrire ; on lui apporte des tablettes 2, et il y écrit le nom de Jean 3. Étonnement de l'assistance devant cet accord que l'on sait n'avoir pu être prémédité entre les deux époux, sur un nom dont on ne voit pas la raison d'être. Mais voici bien un autre sujet de surprise. A cet instant j

1. V. 62. svsveuov ÕS xw ,,"Cpl ~aùrou to tc av OsXot xaXeîaOai auTO. Pour ne pas 1 admettre que Zacharie ait été sourd, certains commentateurs imaginent qu'on ¡ fait des signes pour ne pas froisser Élisabeth, ou bien par compassion pour le pauvre Zacharie, ou bien parce qu'un signe suffit, étant donné qu'il a entendu di ce dont il s'agissait.

2. 7uvax(oiov désigne sans doute une de ces tablettes enduites de étaient dans l'usage ordinaire des anciens.

cire qui 1

3. V. 63. ~sypassv ).:!.ywv' 'Ioj<xvï]ç èariv ovofia auTou. Le mot ÀÉywv équivaut à a l'hébreu inxb et peut se traduire : « en ces termes ». Zacharie est encore 1 muet quand il écrit. La réponse est aussi catégorique que celle d'Elisabeth, J v. 60 : ou~/, ~àÀXà zXr)07]'cr £ Tai 'IwcXvr¡. Dans les deux cas, sous l'affirmation déci- dée, on entrevoit une nécessité providentielle.

même, le terme fixé par Gabriel étant arrivé, le sourd-muet est délivré de son infirmité; la voix lui revient, sa langue se délie ; le voilà qui parle et dit des louanges à Dieu 1. Cette fois la stupeur est au comble, et comme on sent la main du Seigneur en toutes ces choses extraordinaires 2, une religieuse terreur se répand dans tout le voisinage; il n'est bruit dans la contrée que de ces prodiges 3.

Tout le monde en conçoit un présage de haute portée pour la destinée d'un enfant sur qui, à son entrée dans le monde, la puissance divine se manifeste avec tant d'éclat 4.

Le Benedictus vient en supplément de ce tableau, comme le Magnificat dans le précédent ; mais tandis que le Magnificat est intercalé dans le récit, le Benedictus est presque en dehors et semble venir après le moment où il a dû être prononcé, comme s'il avait été impossible de le mieux placer. Il a été dit que Zacharie ouvrit la bouche et bénit Dieu oj : ce sont ces louanges inspirées que représente le cantique ; mais la référence, au lieu de prouver que le rédacteur du cantique est le même que celui du récit, est bien plu-

1. V. 64. àvewy 07] ~SI to O"¡;Óp.oc a'Jxoïï zapay orjp.a XOC:. T] yÀroaaa aùroij, xai èXàXsi etiXo-j-ôv xôv 0eov. Ss. transpose la fin du v. 63 après le v. 64 : « Et le lien de sa langue se dénoua, et il bénit Dieu, et tous furent étonnés. 65. Et il y eut une crainte sur tous leurs voisins, etc. ». Cf. D, 64. xaî 7:apayj57];j.a ÈÀúa7j 7] yÀwcrüoc ~aùtou, xexl È6oc6p.occrexv 1tcÍV'tEç' àvEi:¡Jx.alj 8k. to arduia auTou xai SÀcÍÀEt ~xtX. Ce passage prêtait à confusion, mais le texte ordinaire est encore le meilleur; l'étonnement de l'assistance vient bien après la déclaration du nom, et la stupeur générale après la guérison de Zacharie ; on est obligé de suppléer, au moins pour le sens, ÈÀ681j devant t) yXwaaa aÙToïï, et l'on peut se demander si les deux propositions parallèles, qui sont séparées dans D : « Sa bouche s'ouvrit », et « sa langue se délia », ne seraient pas variantes l'une de l'autre, le • texte primitif ayant contenu seulement l'une des deux; le rapport avec Dan.

x, 16 (xaî Tj'votÇa to œtojjloc p.ou xai IXàXïjaa) inviterait à préférer la première, nonobstant le témoignage rendu par Ss. à la seconde. Ss. peut procéder d'un texte analogue à D, où les deux se trouvaient, et d'où la première aura été éliminée.

2. V. 65. 7ûàvta p7j[xaxa xauTx s entend des choses, non seulement des paroles prononcées par les personnages de l'histoire.

3. V. 66. ~xai £ 0svto 7cavi £ ç oi axou(javxeç ev xîj xapôia autwv. Cf. 1 Sam. XXI, 12.

4. -,t' ccpa to 7rat.8tov ~touto 'serrai ; xai yàp 'I.sip xupiou p.n 'octhou. Le dernier membre de phrase est une réflexion du narrateur ; car elle n'a pas de sens satisfaisant dans la bouche des voisins, à moins d'omettre vjv, avec D et Ss. :

« Car la main du Seigneur est avec lui. » Cette leçon donne une construction plus naturelle et un meilleur sens que la leçon ordinaire.

5, V. 64.

tôt un indice du contraire 1. On peut enlever les deux cantques sans faire tort à la narration qui les encadre. Le Magnificat paraît avoir été ajouté pour donner une expression plus complète à l'inspiration d'Elisabeth, et le Benedictus, pour figurer l'action de grâces de Zacharie, le montrer lui-même en prophète inspiré 2, à l'instar d'Elisabeth, et faire pendant au Magnificat. Mais il ne suit pas de là que les cantiques aient été insérés dans le récit par l'évangéliste, et qu'il ne les ait pas déjà trouvés dans la source 3.

Dans le cantique de Zacharie, comme dans celui d'Elisabeth, l'élé- ment personnel se détache aisément du contexte, et, une fois enlevé, laisse subsister un psaume, imité de l'Ancien Testament, dans le même esprit que le Magnificat. On y retrouve cinq strophes, de deux distiques chacune, la quatrième seule se rapportant à JeanBaptiste 4 ; la mesure, d'ailleurs, ne paraît pas fort régulière, et l'on peut ici encore se demander si l'on est en présence d'un cantique hébreu plus ou moins librement traduit et glosé, ou d'une composition grecque où l'on aurait imité le style des Septante. Cette dernière hypothèse n'est peut-être pas la moins vraisemblable 5.

Après la formule solennelle qui introduit le Benedictus comme une prophétie inspirée, le cantique commence par la doxologie usitée dans les Psaumes : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël 6 ». Le motif de la louange est le salut messianique ; mais, comme dans le Magnificat, la description procède par traits généraux, exprimés par des aoristes grecs, que l'on pourrait être tenté de traduire au

1. J. WEISS, 314. Le v. 64, en effet, ne prévoit pas le cantique. « Il parlait en bénissant Dieu » ne signifie pas : « Il dit un psaume », mais indique l'usage que fait Zacharie de la parole recouvrée. Le rédacteur s'empare de ces « bénédictions » pour y rattacher son cantique : « Béni soit le Seigneur ! ».

2. V. 67. XOCt Z':l.ï ocpioc ~*Ó TMTTJp octhoù £ 7i:X^'a0Y) 7;vsu[.«.aTo; &yiou xat S7tpoç7)TEuasv Xéywv. Cf. vv. 41-42 (supr. p. 297, n. 4).

3. Hypothèse de Hillmann.

4. Vv. 68-69; 70-72; 73-75; 76-77: 78-79. -'-

5. HOLTZMANN, 313, attribue les psaumes au rédacteur du troisième Evan- gile, et il est vrai, du moins, que ce rédacteur les a retouchés et appropriés à son style ; mais on peut faire valoir contre l'hypothèse de la composition par le rédacteur un argument de fait : les cantiques ne semblent pas avoir été composés pour la fin à laquelle ils sont employés, et les passages concernant Élisabeth dans le Magnificat, Jean dans le Benedictus, ont tout l'air d'y avoir été ajoutés pour les mieux adapter à cette fin. v

6. Cf. Ps. XLI, 14; LXXII, 18; LXXXIX, 53: CVI, 48.

passé ; c'est à la fin du cantique seulement que s'ouvre la perspective de l'avenir. Ainsi les deux poèmes, taillés sur le même patron, sont aussi conçus dans le même style, et l'on doit interpréter les aoristes du Benedictus comme ceux du Magnificat: dans les morceaux exploités par le psalmiste, ils ne sont pas en rapport avec la circonstance du temps ; dans l'emploi qu'on en fait ici, ils visent le présent et l'avenir messianiques. Dieu visite son peuple afin de le sauver t; c'est pourquoi il suscite dans la maison de son serviteur David2 « une corne de délivrance 3 », c'est-à-dire la puissance, le roi messianique, par qui vient le salut. Cette affirmation très nette de la venue du Messie serait inexplicable dans un psaume juif : mais elle convient à un psaume judéo-chrétien 4.

En assurant le bonheur des fidèles Israélites, Dieu accomplit les promesses qu'il a faites par les prophètes d'autrefois, il dégage la parole qu'il a donnée à Abraham : la même idée s'est rencontrée dans le Magnificat Le salut 6 d'Israël consiste en ce qu'il sera délivré de ses ennemis, c'est-à dire des païens qui l'oppriment ; l'ancienne alliance dure toujours ; elle s'identifie avec le serment juré par Dieu à Abraham 7; le but de toutes ces prophéties et promesses,

1. V. 68. oti ireu/céAaio Xt ÈTtoiriacv XÛTpcoatv TMÀXM aùxou. Cf. Ps. eXl, 9. Le complément de Ë;':Ecrxif'o : « son peuple », est sous-entendu et facile à suppléer par le contexte. Cette « visite » de Dieu est un terme familier à l'Ancien Testament ~(7pSJ ; Dieu visite pour le châtiment ou le secours; il s'agit ici d'une visite favorable (Cf. Ps. CVI, 4). La comparaison avec la visite d'un médecin (HOLTZMANN, loc. cit.) paraît étrangère à la pensée de l'évangéliste. Noter la correspondance de ce début avec celui du Magnificat, vv. 46-47 et (48) 49.

2. Cf. ACT'. IV, 25.

3. Cf. I Sam. ii. 10: Ps. XVIIl. :{. etc.

4. J. Weiss, 316.

5. Noter le rapport des vv. 70, xocarJ); âXâXrjaev ~xtX. et 73, OPXOli ôv w[i.(oasv 7tpo; 'Apocp. xÚ., avec le v. 55; et cf. de même, v. 69, « son serviteur David », avec « son serviteur Israël », v. 54. Les « saints prophètes » àx' aîwvoç, v. 70, ne sont pas les prophètes qu'il y a eu depuis le commencement du monde, ou depuis le commencement de la prophétie, mais les prophètes du temps jadis :::J'Y iU7 ; cf, GEN. VI, 4).

6. V. 71 (cf. Ps. XVIII, 18; CVI, 10). awtriptav Èç ÈXapwv 7) p.wv. Ce v. dépend du v. 69, et awiT|pLav vient en apposition de xépaç awTrjpiaç, le v. 70 s'intercalant en proposition incidente, comme le premier membre du v. 55. V. 71. ;roL9jaac EÀEO.

xal p.vï)<j0T)vai oiaOrJxï); marque le but de l'intervention salutaire; cf. v. 54, ULV7ia0rîvat ÈÀSI)\Jç.

7. Cf. Gen. XII, 16-18; Ps. cv, 8-11. V. 73. opxov (J'i waoasv est en apposition avec ÕtocO*.(¡;, v. 72, l'accusatif opxov étant dû à l'influence de ov w[i.oa £ v.

le résultat de l'avènement messianique, est de soustraire à toute sujétion étrangère et à toute crainte les enfants d'Israël, qui serviront Dieu 1 en piété et en justice, dans la terre promise à Abraham ; ils formeront une sorte de nation sacerdotale, vouée tout entière au culte du Seigneur, et consacreront à son service liturgique 2 tous les jours de leur vie 3. Cet idéal n'a rien de paulinien, et même un judéo-chrétien n'aurait pu s'exprimer de la sorte après la destruction de Jérusalem.

L'apostrophe à Jean-Baptiste coupe le développement de cette perspective. Sauf le mouvement oratoire4, elle ne contient guère que ce qu'a dit Gabriel, et ce que disait l'ancienne tradition évangélique : Jean précédera, annoncera, préparera l'avènement du royaume de Dieu 5, en prêchant la pénitence 6. Ce passage aurait pu être écrit par un sectateur de Jean aussi bien que par un croyant de l'Evangile; car le rôle du Précurseur n'est pas décrit par rapport à celui de Jésus. Luc a pu voir le Christ dans « le Seigneur » devant qui Jean marchera ; mais telle ne paraît pas avoir été l'idée du premier rédacteur, pour qui « le Seigneur » s'identifie avec le « Très-Haut », non avec Jésus. L'effacement du Christ peut provenir de ce que le véritable avènement messianique, surtout pour les judéo-chrétiens, était l'avènement glorieux; c'est en vue de celui-là, non de la prédication de Jésus, que Jean a prêché la pénitence ; Jean n'est pas le héraut de Jésus, mais celui du royaume.

Il semble que la dernière strophe rejoint la troisième, sans tenir compte de la quatrième, car on ne peut rattacher naturellement.

1. Vv. 73-74. TOU ~Souvai TJJAÏV. ~Xaxpsuav dépend de opxov ~ov r':)p.ocrEli : « le serment qu'il a fait de nous accorder.. que nous le servions J), ou bien « le serment qu'il a fait pour nous accorder, etc. w. Il serait possible aussi de rattacher -ou couvai comme parallèle à rancirai. ^.vy|a0rjvai, v. 72.

2. V. 75. ÓcrtÓ"t..(¡-:t désigne proprement la piété, non la sainteté objective; èvrôrtov aùxou dépend de ~Xaxpeuav, non de ~Sixaioauv^, Il s'agit du service cultuel, mais d'autres qu'un prêtre auraient pu se représenter ainsi l'occupation des élus dans le royaume messianique.

3. BL, îMcaaiç xaïç fLSpOCl; yfjuov. Leçon ordinaire Tzdiaç xi; rj^pa;. NBLD omettent xfjç Çwrjç devant yjpicov.

4. V. 76.. Xai crÙ Õi, —aiôiov, -poœr]XY]ç uiiaxou zÀr)6r)ar).

« à cause de la bonté miséricordieuse de notre Dieu, par laquelle nous visitera la lumière d'en haut 1 », ni au « pardon des péchés », ni à la « connaissance du salut », ni à la mission du Baptiste 2.

C'est le bonheur messianique décrit dans les premières strophes, qui arrivera par un effet de la miséricorde divine 3. La « visite » dont il est question maintenant n'appartient pas au passé ni au présent, mais à l'avenir, car c'est de l'avenir qu'on attend l'apparition lumineuse 5 et la paix du Messie. Maintenant les enfants d'Israël sont encore assis « dans les ténèbres et l'ombre de la mort » , dans une condition misérable, spirituellement et temporellement, qui ne répond ni aux promesses des prophètes ni à la perfection du royaume des cieux. Pour que le peuple fidèle marche sans obstacle dans la voie qui mène à l'accomplissement du salut, il a besoin de la lumière divine qui accompagnera la parousie 6. Selon plusieurs commentateurs i, « l'orient d'en haut » signifierait le salut messia-

2. J. WEISS, 319.

3. Les « entrailles » mXiyyva., siège du sentiment, s'entendent ici, comme l'hébreu aiQm, au sens de « bienveillance, compassion »; mais ÈÀÉou a dû être ajouté devant asou pour atténuer l'anthropomorphisme, et parce que (jjtXayya seul n'exprimerait pas suffisamment l'idée que représente Diam. Cf.

COL. 111, 12, cr7'CÀa.yx.voc obmpp.ou. Quand il s'agit de Dieu, LXX traduit aîDHl par OWCTipuOÎ.

4. NBL (Ss.) lisent È7riaxéiJ» £ Tai, qui est réclamé par le contexte; la leçon commune £ 7U £ ax £ <!iaT0 est pour la conformation avec le v. 68, et parce qu'on ne comprenait plus qu'il s'agissait de la parousie.

5. Le verbe iîuaxàpeTai a pour sujet àvaxoXr{. üou se rattache plus facilement à ava-roX^ qu'à l7ci<jxé<j> £ Tat, et l'image n'est pas : « un soleil qui se lève d'en haut » mais « un lever d'astre qui vient du ciel » (cf. XXIV, 49), bien que l'on songe à une aurore, non au lever d'une étoile. Ni l'étoile de Balaam, ni l'étoile des mages ne sont en cause. Outre que le mot àvaTOÀ.7]' s'emploie couramment pour désigner le lever du soleil ou l'orient, un lever d'étoile n'est pas ce qu'il faut pour éclairer le monde.

6. V. 79. lîriçpavai xoï; Fv crxÓnt Y.OCt crXt 0avà~ou xa0T)[xévoiç. L'infinitif ÈTCiœàvat marque le but de « la visite »; et de même dans le second membre, ~tou ~xa-su- , ôuvai ious 7uo'oaç rjijLÔjv El; ôSov EÎprfvr)?, le but de « l'illumination » est indiqué par ~tou xateuOûvai; ce sont les ténèbres qui empêchent de marcher. Le premier membre se réfère implicitement à Is. IX, 1 (cf. JOB, III, 5; Ps. CVII, 10, 14), dont MT. IV, 16, fait application au ministère de Jésus. « Le chemin de la paix » est le chemin qui conduit à la paix, et cette paix n'est pas simplement la tranquillité, mais le salut messianique.

7. B. Weiss, J. Weiss, Holtzmann, Schanz. MALDONAT, II, 77 : « Vocat enim Christum tacite solem. »

nique 1, non le Messie lui-même. Un sujet personnel convient mieux pourtant au verbe « visiter », et rien n'empêche de voir dans cette expression une désignation personnelle du Messie, suggérée par certains passages des Septante 2.

Le Benedictus, abstraction faite de la strophe relative à Jean, est un psaume judéo-chrétien, qui suppose, dans ses premières strophes, la venue du Christ, et qui regarde, dans la dernière, cet avènement comme futur, les deux avènements étant d'ailleurs coordonnés l'un à l'autre dans la perspective, et le premier n'étant que la condition du second, qui est proprement la venue du Messie. L'intrusion de la quatrième strophe ne modifie pas le point de vue primitif, qui reste encore celui de Luc ; mais l'évangéliste a pu entendre des Gentils le passage concernant ceux qui sont assis dans les ténèbres ; il faut dire même que tous les éléments judéo-chretiens ont dû prendre dans sa pensée un caractère figuratif dont le texte ne nous donne pas la clef.

La notice concernant l'enfance et la jeunesse de Jean-Baptiste est évidemment destinée à rattacher les récits merveilleux de sa naissance aux faits de sa carrière publique. On aura pensé qu'il avait dû rompre de bonne heure avec la société, pour s'adonner au genre de vie extraordinaire que fait connaître la tradition apostolique de l'Evangile 3. Peut-être aussi a-t-on supposé que Jean n'avait pas dû rester longtemps dans son pays natal, parce que ses relations ultérieures avec Jésus montrent qu'il ne l'avait jamais vu avant leur rencontre au bord du Jourdain, lorsque Jean était dans le plein exercice de son ministère 7 et que Jésus vint se faire baptiser par lui.

Les indications ont le caractère vague qui convient à leur nature.

L'enfant grandit ; son développement intérieur suivit celui de son corps ; on ne dit pas au juste depuis quel temps il vécut dans les déserts; ce fut seulement quand il fut devenu grand; les déserts sont ceux de Juda, à l'ouest de la mer Morte. Il y avait des esséniens dans cette région, mais Luc n'a pas songé que Jean aurait pu

1. On renvoie à MAL. ni, 20; Is. LVIII, 8; LX, 1-2; JUG. v, 31.

2. JÉR. XXIII, 5 ; ZACH. III, 8; VI, 12. On objecte que l'hébreu a, en ces endroits, le mot nGï « rejeton », dont le sens ne convient pas ici. Mais il ne s'agit pas du sens de l'hébreu. Le lecteur de LXX entendait àvaxoX r| au sens ordinaire, et voyait dans « orient » un nom du Messie (cf. Is. IV, 2, LXX). « L'orient d'en haut » est « le Messie de Dieu ». DALMAN, I, 183.

3. HOLTZMANN, 315.

être en relations avec eux ; si le Précurseur a subi, directement ou indirectement, leur influence, son rôle historique ne permet pas de le rattacher à leur secte. Par la manifestation de Jean à Israël, l'évangéliste entend le ministère de sa prédication publique, où Jean, sur l'ordre de Dieu, se révéla prophète. Le rédacteur de cette notice, qui peut fort bien être le premier auteur des récits 1, paraît s'être souvenu du jeune Samuel grandissant dans la retraite du sanctuaire, jusqu'à ce que sa réputation de prophète se répande dans tout Israël, depuis Dan jusqu'à Beersabée 2.

Luc raconte ensuite la naissance du Christ à Bethléem ; mais ici nous rencontrons le premier Evangile, dont la relation prend son point de départ quelques mois avant la naissance de Jésus. Matthieu commençant par la généalogie du Sauveur, il y a lieu de comparer cette généalogie avec celle que Luc donne un peu plus loin.

1. HILLMANN, supr. cit., veut que ce soit l'évangéliste.

2. Le rapport semble être, plutôt, avec 1 SAM. II, 11, III, 19-21, qu'avec JUG.

XIII, 24-25. Sur l'origine préchrétienne de la légende de Jean, cf. supr. p. 145.

III

GÉNÉALOGIES DU CHRIST (MATTH. I, 1-17. Luc III, 23-38) On ne voit pas que Jésus, au cours de son ministère, se soit jamais prévalu d'une descendance davidique. Dans le seul passage des Synoptiques 1 où il parle de l'opinion commune touchant l'ori- gine du Messie, il laisse plutôt entendre que cette opinion n'est pas fondée, et qu'elle est contredite par David lui-même ; à cet égard, l'attitude du Christ johannique 2 est la même que celle de Jésus dans les premiers Evangiles. Mais, pour les Juifs, fils de David et Messie étaient des termes synonymes, et ce fut tout un pour les premiers prédicateurs de l'Evangile d'affirmer que Jésus était le Messie, et qu'il descendait de David. Le témoignage de Paul 3 concorde sur ce point avec les traditions recueillies dans les Actes 4.

Mais si, pour les croyants, l'origine davidique était impliquée dans la qualité de Messie, il était nécessaire de prouver, contre ceux qui contestaient la mission de Jésus, sa qualité de Messie par son origine davidique. C'est à ce besoin de l'apologétique chrétienne que répondent les généalogies de Matthieu et de Luc.

L'existence de deux généalogies divergentes montre que la tradition n'en a possédé d'abord aucune. La famille du Sauveur n'avait pas de titres authentiques, et les arrière-neveux de Jésus, pour expliquer cette lacune, dirent à Jules Africain que le roi Hérode, voulant dissimuler la bassesse de son origine, avait fait brûler tous les registres généalogiques des Juifs 5. L'obscurité où était tombée l'ancienne famille royale ne permettait pas de dénombrer sûrement les personnes qui en provenaient, et l'humble condition de Jésus créait

1. ME. XII, 35-37 ; MT. XXJI, 41-45; c. xx, 41-44.

2. JN. VII, 41-42; VIII, 13-14; cf. QÉ. 526, 553. 1

3. ROM. I, 3; supr. p. 6. f

4. ACT. II, 30; XIII, 23; supr. p. 1-1. u

5. EUSÈBE, Hist. eccl. I, 7. É

une objection non moins sérieuse que sa patrie galiléenne. A cette seconde difficulté on répondait par les récits de la naissance à Bethléem; les généalogies vinrent d'abord, pour suppléer à l'insuffisance de la première tradition. Leur antiquité relative semble résulter du fait qu'elles aboutissent toutes les deux à Joseph, en sorte que les récits de la conception virginale les rendent superflues.

Autant il. est certain que les évangélistes ont trouvé moyen de leur conserver une valeur probante, en attribuant à la paternité putative de Joseph une signification juridique, autant il est clair que l'on n'aurait jamais songé à dresser de pareilles listes en vue d'un si maigre résultat. L'idée de la conception virginale est en rapport avec la notion du Christ fils de Dieu, qui doit sa dignité à une origine surnaturelle ; comme l'idée johannique de l'incarnation du Verbe, elle éclipse et annule, en quelque façon, l'origine davidique.

Quelle que soit leur date, de pareils essais correspondent à un degré inférieur et tout primitif de la pensée chrétienne sur le rôle messianique de Jésus. Le Messie est encore et surtout le Sauveur d'Israël, le roi qui s'assiéra, comme héritier naturel et légitime, sur le trône de David. Saint Paul, qui a brisé ce cadre pour faire place aux Gentils, le garde comme point de départ et comme dernier terme de sa théorie du salut. Les généalogies n'ont de sens que par rapport à l'idéal messianique des Juifs, et c'est en vue de la controverse avec les Juifs qu'elles ont été composées. Elles sont restées dans les Évangiles de Matthieu et de Luc, écrits au point de vue du christianisme universel, comme des morceaux de tradition incomplètement assimilés. Celle de Matthieu ne fait pas corps avec le récit, et celle de Luc y est insérée par un artifice de rédaction que l'évangéliste n'a pas cherché à dissimuler. Elles existaient avant les Evangiles qui nous les ont conservées, et qui n'y ont guère fait d'autres modifications que celles qui étaient indispensables pour les adapter aux récits de la conception virginale 1.

MATTH. 1, 1. Généalogie de Jésus- Luc 111, 23. Et Jésus lui-même, en Christ, fils de David, fils d'Abra- commençant, avait environ trente ham. ans, étant le fils, à ce qu'on croyait, 2. Abraham engendra Isaac ; de Joseph, (fils) d'Héli, 24. (fils) de Isaac engendra Jacob ; Jacob engen- Mattat, (fils) de Lévi, (fils) de Meldra Juda et ses frères; 3. Juda chi, (fils) de Jannaï, (fils) de Joseph,

1. Se reporter, pour Luc, au commentaire de i, 3i-3;i, supr. pp. 290-294.

engendra Pharès et Zara, de Tha- 25. (fils) de Mattathias, (fils) d'Amar; Pharès engendra Esron; Esron mos, (fils) de Naoum, (fils) d'Esli, engendra Aram ; 4. Aram engendra (fils) de Naggaï, 26. (fils) de Maat, Aminadab ; Aminadab engendra (fils) de Mattathias, (fils) de Séméïn, Naasson; Naassonengendra Salmon; (fils) de Josech, (fils) de Joda, 27.

5. Salmon engendra Booz, de Rahab; (fils) de Jean, (fils) de Résa, (fils) Booz engendra Obed, de Ruth ; de Zorobabel, (fils) de Salathiel, Obed engendra Isaï; 6. Isaï engen- (fils) de Néri, 28. (fils) de Melchi, dra David le roi; David engendra (fils) d'Addi, (fils) de Chosam, (fils) Salomon, de la femme d'Urie; d'Elmadam, (fils) d'Er, 29. (fils) de 7. Salomon engendra Roboam; Jésus, (fils) d'Éliézer, (fils) de Jorim, Roboam engendra Abiam ; Abiam (fils) de Mattat, (fils) de Lévi, 30.

engendra Asa; 8. Asa engendra (fils) de Siméon. (fils) de Juda, (fils) Josaphat ; Josaphat engendra Jo- de Joseph, (fils) de Jonam, (fils) ram; Joram engendra Ozias ; 9. d'Éliakim, 31. (fils) de Méléa, (fils) Ozias engendra Joatham ; Joatham de Menna, (fils) de Mattata, (fils) de engendra Achaz; Achaz engendra Nathan, (fils) de David, 32. (fils) Ézéchias; 10. Ézéchias engendra d'Isaï, (fils) d'Obed, (fils) de Booz, Manassé; Manassé engendra Amon; (fils) de Salmon, (fils) de Naasson, Amon engendra Josias; 11. Josias 33. (fils) d'Aminadab, (fils) d'Aram, engendra Jéchonias et ses frères, (fils) d'Esrom, (fils) de Pharès, (fils) dans la déportation à Babylone ; de Juda, 34. (fils) de Jacob, (fils) 12. et après la déportation à Baby- d'Isaac, (fils) d'Abraham, (fils) de lone, Jéchonias engendra Salathiel; Tharé, (fils) de Nachor, 35. (fils) de Salathiel engendra Zorobabel ; 13. Sarug, (fils) de Ragau, (fils) de PhaZorobabel engendra Abiud; Abiud leg, (fils) d'Éber, (fils) de Sala, 36.

engendra Éliakim; Éliakim engen- (fils) de Caïnan, (fils) d'Arphaxad, draAzor; 14. Azor engendra Sadoc; (fils) de Sem, (fils) de Noé, (fils) de Sadoc engendra Achim; Achim en- Lamech, 37. (fils) de Mathusala, gendra Éliud; 15. Éliud engendra (fils) d'Hénoch, (ifls) de Iared, (fils) Éléazar; Éléazar engendra Mathan; de Malaleël, (fils) de Caïnan, 38.

Mathan engendra Jacob; 16. Jacob (fils) d'Énos, (fils) de Seth, (fils) engendra Joseph, l'époux de Marie, d'Adam, (fils) de Dieu.

de laquelle est né Jésus, qu'on appelle Christ.

17. Ainsi toutes les générations, d'Abraham jusqu'à David, sont quatorze générations; et de David jusqu'à la déportation à Babylone, quatorze générations ; et de la déportation à Babylone jusqu'au Christ, quatorze générations.

La généalogie de Matthieu est pourvue d'un titre particulier 1 que l'évangéliste a pu trouver joint à la liste même, et qui ne vise pas autre chose. Ce titre est imité de celui des sections généalogiques de la Genèse 2, bien qu'il n'ait pas tout à fait le même sens que la formule correspondante de l'hébreu 3. Il doit se traduire : « Livre de l'origine de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham », et l'on entend par origine la descendance généalogique 4. Jésus-Christ est le nom solennel du Messie des chrétiens. Paul emploie déjà cette formule, qu'on ne trouve pas dans Luc, et que Marc a seulement dans le titre de son Evangile. On a dit d'abord « le Christ Jésus » ; puis on a fait de Christ une sorte de nom propre que l'on a transposé après Jésus, comme un surnom, pris de la qualité de la personne, pour s'ajouter au prénom 5. Le mot hébreu correspondant était venu de la formule « oint de Iahvé » 6, qui désignait, en style relevé, le roi d'Israël ; l'emploi de cette formule pour désigner le roi des élus, le prince des saints dans le royaume de Dieu, n'est pas très anciennement attesté ; comme on évitait de prononcer le nom de Iahvé, on en vint à dire simplement « l'oint ». Le titre de « fils de David » était plus populaire, et l'on a soin de le rappeler ici dès l'abord, le but de la généalogie étant de montrer que Jésus peut bien être le roi-Messie, puisqu'il est descendant de David. On croyait, en effet, que le Messie ne devait pas seulement être investi de la royauté, comme David, mais être né de son sang. La mention d'Abraham comme père de David 7, et conséquemment de Jésus, est faite aussi dès l'abord, et la série généalogique part de ce patriarche, parce que la généalogie a été composée en vue du Messie d'Israël,

2. Cf. GEN. V, 1 (LXX). autï) ~ri 8!3Xoç vevÉaeto; àvopcàrtov.

3. Les rmbln de la Genèse s'entendent de la succession des générations, tandis que Matthieu donne la liste des ascendants de Jésus. Il y a en commun l'idée de succession généalogique.

U Il 4. On a voulu voir dans ce titre celui des récits de l'enfance, mais « l'origine » n'est pas la naissance; ou même de tout l'Évangile (notamment ZAHN, II, 270271), mais « l'origine » n'est pas l'histoire. L'imitation des généalogies de la Genèse est voulue, et l'exemple qui est cité plus haut, n. 2, ne vise qu'une série généalogique.

l 5. HOLTZMANN, 187.

1 6. rvirp rPttJO. Cf. 1 SAM. XXIV, 7, 11, etc.

7. Il ne serait pas conforme au style des généalogies hébraïques de traduire : « Jésus-Christ, fils de David (et) fils d'Abraham ».

et parce que l'évangéliste lui-même tient à prouver que Jésus est le Messie promis au peuple juif, celui en qui se réalisent les promesses faites aux grands ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob.

D'Abraham à David, la liste est conforme à celle que fournit la Chronique 1. La mention des frères de Juda s'explique par l'intention de signaler en bloc les patriarches des tribus israélites, héritières des promesses. Celle de Thamar, de Rahab, de Ruth, et plus loin de Bethsabée, a de quoi surprendre, car le nom de ces personnes, à l'exception de Ruth, rappelle des souvenirs médiocrement édifiants.

On conçoit cependant que Thamar et Bethsabée 2 aient figuré dans la généalogie, parce que leur nom pouvait sembler presque inséparable de celui de leurs fils. Mais pourquoi désigner Bethsabée comme « celle qui fut femme d'Urie 3 »? Aurait-on craint de laisser oublier le double crime qui la rendit mère de Salomon? Quant à la courtisane Rahab, les anciens textes ne disaient pas qu'elle eût épousé Salmon et fût devenue mère de Booz, mais la tradition haggadique avait développé sa légende 4. Il serait puéril d'objecter que le bisaïeul de David n'a pu être fils d'une femme qui vivait au temps de Josué.

La légende ne connaît pas ces difficultés. Ce qui est plus extraordinaire, c'est que l'évangéliste ait trouvé opportun de mettre cette femme dans la généalogie du Christ. On est moins étonné, après cela, d'y trouver Ruth la Moabite. Sa qualité d'étrangère lui aura valu l'honneur qu'elle partage avec Thamar l'incestueuse, Rahab la prostituée, Bethsabée l'adultère. Toutes ces femmes sont entrées par une voie extraordinaire ou irrégulière dans la lignée messianique, et l'on dirait qu elles sont, pour l'évangéliste, comme des types de Marie, qui entre, elle aussi, par une voie miraculeuse, dans la même généalogie 5. Cette combinaison est visiblement artificielle et surajoutée au schéma primitif, qui n'a d'autre intérêt que celui de la descendance, et qui ignore la conception virginale. Il ne paraît pas possible d'aller

1. I CHRON. I, 34; II, 1-15.

2. Cf. I CHRON. II, 4; III, 5.

4. Cf. HÉBR. XI, 31 ; JAC. II, 25.

5. HOLTZMANN, 188. On ne voit pas bien comment la mention de ces femmes prouverait que Jésus est le sauveur des païens et des pécheurs (SCHANZ, Mt.

70). C'est plutôt l'intrusion de Marie dans la généalogie qui a besoin d'être préparée. L'évangéliste a signalé toutes les femmes qui pouvaient y figurer..

On conçoit qu'il ait négligé Athalie.

plus loin, en supposant, par exemple, que Matthieu aurait voulu répliquer aux calomnies des Juifs sur la naissance de Jésus 1 ; car la réfutation aurait été plutôt de nature à encourager les calomniateurs.

L'évangéliste ne soupçonnait pas encore des imputations qui semblent s'être produites chez les Juifs en réponse aux récits concer nant l'origine surnaturelle du Sauveur.

Le nombre des générations comprises entre Abraham et David est certainement insuffisant ; mais il n'y a pas lieu d'en être surpris, car l'évangéliste utilise les données de l'Ancien Testament. Les lacunes de la seconde série semblent d'abord moins explicables, parce qu'on peut les contrôler par la série biblique des rois de Juda.

Joram, dit l'évangéliste, « engendra Ozias ». Or, d'après le livre des Rois et la Chronique, Joram engendra Ochozias, qui engendra Joas, qui engendra Amazias, qui engendra Ozias. Trois générations ont été supprimées. L'hypothèse d'une distraction que l'auteur aurait eue, et qui lui aurait fait substituer Ozias à Ochozias, en passant les intermédiaires 2, est d'autant moins vraisemblable qu'elle aurait été trop facile à corriger 3, si l'omission n'avait pas été voulue, et qu'il faudrait admettre une distraction tout aussi forte à la fin de la série, où on lit : « Josias engendra Jéchonias et ses frères, au temps de la déportation à Babylone V » Josias est mort plus de vingt ans avant la destruction de Jérusalem, et il n'a pas engendré « Jéchonias et ses frères », mais Joachim, père de Jéchonias, et Sédécias frère de Joachim ; Jéchonias était né avant que les Chaldéens vinssent en Judée. Le généalogiste a voulu rattacher à la même génération les trois derniers rois de Juda; il les présente tous trois comme fils de Josias, en nommant celui par qui doit se perpétuer la descendance davidique. Il est ridicule de dire que Josias engendra médiatement Jéchonias; il est arbitraire de supposer une erreur de -.

1. ZAHN, II, 273.

2. B. WEISS, E, 19, et beaucoup d'exégètes protestants. Le généalogiste a du prendre sa liste de rois dans I CHRON. III, et là, v. 12, le fils d'Amasias s'appelle 'Aocp£ocç, non OÇt'aç.

3. La vers. syriaque de Cureton (Sc.) ne craint pas de les ajouter; D (qui manque pour le commencement de Matthieu) les rétablit dans la généalogie de Luc, où il introduit, entre David et Joseph, les noms donnés par le premier Évangile.

4. V. 16. 'ItoaEtacg ÕÈ sy!vvï]a £ v xov xat toùç à8sX<poùç aùrou i%l ulstoixsaiaç BocuÀwvo.

copie qui aurait substitué le nom de Jéchonias, comme fils de Josias, à celui de Joachim 1, ou une erreur du généalogiste qui aurait confondu Joachim avec Jéchonias. La généalogie n'a pas été improvisée, et l'auteur lui-même nous livre le secret de ses combinaisons quand il déclare que ses trois séries sont de quatorze générations chacune ; pour des raisons à lui connues et fondées sur la valeur mystique des nombres, il n'en voulait ni plus ni moins ; c'est pourquoi il compte seulement quatorze générations entre David et la captivité ; c'est aussi pourquoi il n'en met que quatorze pour remplir les six siècles compris entre Josias et Jésus. On ne peut pas amener Joachim à la fin de la seconde série, et Jécbonias au commencement de la troisième. Le schéma exige que le nom de Jéchonias soit répété deux fois, d'abord comme fils de Josias, puis comme père de Salathiel. D'ailleurs ce n'est pas Jéchonias, mais Josias, qui termine la seconde série, et qui est le point de départ de la troisième. En faisant le total des générations, l'évangéliste désigne comme points culminants des séries David et la captivité, et le nom qui pour lui se rattache à la captivité n'est pas celui de Jéchonias, qui engendre après la captivité, mais celui de Josias qui engendre « au temps de la captivité ». L'évangéliste doit avoir eu quelque raison puissante de faire violence ainsi à l'histoire et à la chronologie : cette raison est qu'il a voulu avoir pour chefs de file des hommes selon le cœur de Dieu, et certes il ne pouvait trouver mieux qu'Abraham, David et Josias.

Après les patriarches et les rois viennent les simples particuliers.

Les moyens de contrôle par l'Ancien Testament font défaut pour cette partie de la liste. La Chronique 2 présente Zorobabel comme le petit-fils de Salathiel ; mais le livre d'Esdras 3 ne suppose pas d'intermédiaire entre les deux. Il serait oiseux de chercher où les autres noms ont pu être pris. Maintenant la ligne généalogique se bifurque de telle sorte dans la conclusion 4 que le travail du premier rédacteur a perdu son utilité : « Jacob engendra Joseph, l'époux de ,

1. D'après ZAHN, II, 291, le nom de Jéchonias représenterait Joachim dans le v. 11. Par ce moyen, Jéchonias arrive, au v. 12, sans avoir été engendré.

2. I Chron. ni, 19.

3. ESDR. III, 2; - V, 2 ; NÉH. XlI: 1; HAG. l, l ; LC. III, 27. - 1

Marie, de laquelle est né Jésus, qu'on appelle Christ ». Jésus est donc fils de David, parce que la vierge sa mère était mariée à un homme qui descendait de ce roi. On devrait soupçonner une retouché de la finale, quand même il n'en resterait pas trace parmi les témoins du texte évangélique. Mais ces traces existent. Dans la version syriaque du Sinaï, le dernier verset de la généalogie se lit ainsi : « Jacob engendra Joseph ; Joseph, à qui était fiancée la vierge Marie, engendra Jésus, qui est appelé Christ. » D'autres témoins donnent cette lecture bizarre : « Jacob engendra Joseph, dont la fiancée, la vierge Marie, engendra Jésus 1. »- Que ces leçons gauches et contradictoires procèdent du texte canonique par voie d'altération accidentelle, il est bien difficile de le croire. Leur caractère et leur antiquité donnent plutôt à penser que la suture par laquelle se fait l'accommodation de la généalogie au récit de la conception virginale n'a pas acquis du premier coup la perfection que nous lui voyons dans le texte traditionnel. La version syriaque du Sinaï contient encore la conclusion d'une liste où Jésus descendait de David par Joseph ; cette conclusion a été modifiée par l'intercalation des mots : « à qui était fiancée la vierge Marie » ; et sans doute on croyait avoir indiqué suffisamment par là que la paternité de Joseph était putative et légale, non naturelle. Mais l'expression : « Joseph engendra Jésus », n'en était pas moins choquante; on y remédia en supprimant le nom de Joseph comme sujet du verbe, et ainsi fut obtenue la leçon singulière qui dit que « Marie engendra Jésus ».

La leçon canonique élimine cette bizarrerie en disant que Joseph

1. Plusieurs mss. de l'ancienne Vulgate, a k : « Jacob autem genuit Joseph cui desponsata (b : erat virgo Maria, virgo autem Maria) virgo Maria genuit Jesum. » d a cru devoir remplacer le dernier genuit par peperit. Quelques mss. grecs (mss. 346, 556, 826, 828) ont le texte que supposent Sc. et les mss.

latins : 'Iaxwjî ÕÈ £ y;wT]aEV -ôv 'Ioiar)© (O p.V'r¡cr'tEUaE:O'"(¡ "apOiVO: Mapiàjj. âyc'vvYjasv ~'Ivj^ouv TÔV Aîydjisvov ~Xpiatov. HOLTZMANN, N T. I, 410, conjecture que Ss. dériverait d'un ms. grec où il n'y avait pas de généalogie, celle-ci ayant été rapportée et ajustée par le traducteur ; mais cette hypothèse ne rend pas compte de la leçon des mss. latins et du ms. 346, obtenue par suppression de 'lt,}0'1j9 os dans un original grec où on lisait : IoLxr:),8 os LYCVVR]aîv TOV 'IIt>cr-rJifi, ['Irotr/]© ~OÈ] CO [IVRICIT £ U0 £ LAY] TTAPôsvoç Mapià[j. ÈYIVVR|'<TCV 'IICFÙÛV TOV ASYD^EVOV ~Xpiardv. Les derniers mots : « dit Christ», appartiennent au schéma primitif de la généalogie, qui tend à établir que Jésus est appelé à bon droit Messie. La leçon de Ss. se retrouve dans un passage du Dialogue de Timothée et d'Aquila (Ve siècle), publié par t CONYBEARE (Oxford, 1898).

était « l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus »; mais la raison d'être de la généalogie s'évanouit de plus en plus à mesure que la formule s'harmonise avec l'idée de la conception virginale.

Pour finir, l'évangéliste fait observer au lecteur que ces trois séries sont de quatorze générations chacune : quatorze d'Abraham à David, quatorze de David à la captivité, quatorze de la captivité au Christ. Nouvelle perplexité des commentateurs : la liste ne contient quarante-deux noms que si l'on compte Marie et Jésus ; mais Marie ne peut pas compter pour une génération entre Joseph et Jésus, et Jésus ne peut guère figurer dans la série des générations qui mènent jusqu'à lui, ni dans le total des générations qui représentent ses ancêtres ; restent donc seulement quarante noms. Mais l'évangéliste lui-même paraît indiquer l'artifice de sa combinaison quand il fait de David et de la captivité les aboutissants d'une série et les points de départ d'une autre. David et Josias doivent être comptés deux fois : il y a quatorze générations d'Abraham à David, en comptant Abraham et David ; quatorze générations de David à la captivité, en comptant David et Josias, qui représente la génération de la captivité; quatorze générations de la captivité à Jésus, en comptant Josias et en laissant Jésus en dehors. On pourrait être tenté, pour la dernière série, de ne compter Josias qu'une fois et de prendre Jéchonias pour point de départ; mais l'évangéliste paraît écarter cette hypothèse en reprenant à la captivité et non à Jéchonias ; s'il ne nomme pas Josias à la reprise, et s'il dit la captivité au lieu de Josias, c'est qu'il a conscience de l'anachronisme qu'il commet en associant Josias à la captivité. Le schéma tracé par lui-même ne permet pas de commencer la seconde série avec Salomon, et de la terminer à Jéchonias, sauf à reprendre celui-ci pour point de départ, et Jésus pour terme de la troisième série 1. Il est probable que l'auteur, attachant tant d'importance aux chiffres, attribue à chaque génération un nombre d'années déterminé, probablement quarante ans 2; cette circonstance expliquerait

1. Les commentateurs modernes proposent d'autres combinaisons : compter Joachim (ZAHN), compter deux fois Jéchonias (HOLTZMANN, SCHANZ). Celle qu'on a proposée ci-dessus est indiquée par MALDONAT, I, 19, comme étant de quelques interprètes.

2. La longévité des patriarches n'est pas une difficulté, car l'évangéliste n'y regardait pas de si près.

peut-être plus facilement pourquoi certains noms ont été omis. Quoi qu'il en soit, la genéalogie de Matthieu est fondée principalement sur une combinaison arithmétique où les nombres dix et quatre jouent le rôle principal : dix plus quatre, quatorze 1 ; dix fois quatre, quarante ; elle est artificielle dans le choix et la combinaison de ses éléments ; elle se présente comme un symbole, non comme un document historique ; elle signifie simplement que Jésus est le fils de David, le roi annoncé par les prophètes, et qu'il a droit au nom de Christ, que ses disciples lui donnent. Par lui la royauté, perdue depuis l'exil, rentre dans la famille davidique.

La liste de Luc contient soixante-dix-sept noms, y compris Jésus en bas, et Dieu en haut de la série. Ce chiffre, onze fois sept, soixantedix, ou dix fois sept, plus sept, pourrait être voulu, comme celui de Matthieu 2. Un nom, Aram, a été dédoublé par les copistes dans les meilleurs manuscrits grecs, et devient Admin et Arni 3. L'orthographe d'autres noms a beaucoup souffert. Un seul manuscrit, le codex Bezae, omet Caïnan entre Séla et Arphaxad. On sait que ce patriarche n'est pas signalé dans le texte hébreu de la Genèse, mais seulement dans les Septante. La généalogie de Luc ayant été composée d'après la version grecque, il n'est pas étonnant que Caïman y figure, et cette circonstance ne change rien à son caractère.

L'auteur, qui n'est probablement pas le rédacteur du troisième

1. Quatorze représente aussi deux fois sept : mais Matthieu opère volontiers aussi avec le nombre dix (choix de dix miracles dans la première partie de l'Évangile, après le discours sur la montagne).

2. Voir B. WEISS, Lk. 393. On peut douter néanmoins que ce chiffre soit primitif. S. IRÉNÉE (Haer. 111, 18) écrit : « Propter hoc Lucas genealogiam, quae est a generatione Domini nostri usque ad Adam septuaginta duas generationes habere ostendit, finem conjungeris initio et significans quia ipse qui omnes gentes exinde ab Adam dispersas et universas linguas et generationes hominum cum ipso Adam in semet recapitulatus est. » Chiffre et interprétation sont très satisfaisants. On verra plus loin que soixante-dix ou soixante-douze représente le total des peuples issus d'Adam. Mais en défalquant Dieu et Jésus, la liste actuelle comprend encore soixante-quinze noms : comment Irénée a-t-il pu n'en trouver que soixante-douze? Jules Africain (dans EUSÈBE, Hist. eccl. i, 7, 5) fait de Melchi le père d'Héli et le grand-père de Joseph ; il ignore donc Mattat et Lévi dans Le. 24; Ss. omettait un nom dans le même v., Lévi ou Melchi (voir MERX, II, II, 212) ; si la liste est d'origine judéochrétienne, comme il est probable, elle n'a pas dû avoir Caïnan au v. 36. On obtiendrait ainsi le chiffre d'Irénée.

3. tfBL, v. 33. B n'a pas Aminadab.

Évangile, n'aura peut-être pas eu, en remontant sa liste jusqu'à Adam, d'autre intention que celle d'être complet, mais Luc a pu y rattacher l'idée du Sauveur et du salut universel.

La formule d'introduction 1 paraît avoir subi le même travail d'adaptation et de retouche que la conclusion de Matthieu. On lit dans la version syriaque du Sinaï : « Or Jésus, âgé d'environ trente ans (était?), comme on le nommait, fils de Joseph. » La leçon du codex Bezae paraît signifier : « Jésus, au commencement de sa trentième année, était, comme on le croyait, fils de Joseph 2 », et l'on a pu se demander s'il n'y avait pas là une opposition voulue entre la filiation naturelle de Jésus et sa filiation divine, qui serait rattachée au baptême et à la descente de l'Esprit. Clément d'Alexandrie a lu que Jésus, « venant 3 » au baptême, avait trente ans. Il est évident que la généalogie de Luc, pas plus que celle de Matthieu, n'a été composée pour déclarer que Jésus n'était que le fils putatif de Joseph, et le relier, par ce- père qui n'est pas le sien, à une série d'ancêtres remontant jusqu'à la création du monde ; mais il est possible qu'elle ne vienne pas de la même source que les récits de l'enfance, et qu'elle ait été rattachée au baptême, commencement de l'Évangile d'après Marc et la tradition apostolique, dans la source où Luc l'a trouvée. Là elle rappelait l'origine terrestre de Jésus, en regard de sa consécration messianique, son origine humaine à côté de sa filiation divine : « Jésus, quand il vint au baptême avait trente ans, et il était, comme son nom l'indiquait, fils de Joseph » ; et la généalogie suivait son développement ascendant jusqu'au premier homme et à son créateur, la génération spirituelle du second Adam faisant pendant à la création du premier.

On ne saurait dire si l'indication concernant l'âge de Jésus vient de la même source que la généalogie. Elle pourrait provenir d'un calcul de l'évangéliste 4, soucieux d'établir un rapport entre la date

même ms. lit, au v. 22 : (l Je L'ai engendré aujourd'hui. »

3. èpyofjisvo; au lieu de àpyojxevoç (IRÉNÉE, Haer. II, 22, 5, est douteux), CLEMENT, 1 Strom. XXI, 145. C'était la leçon du Diatessaron, d'après ÉPHREM (Moesinger, 41); de même APHRAATES (Wright, 405-406).

4. Un rapport avec l'âge fixé pour l'entrée en fonctions des lévites (NOMBRIV, 3, 23) est peu vraisemblable.

assignée au ministère de Jésus et les récits de l'enfance, et avoir été insérée par Luc dans un récit qui se bornait à prouver la descendance davidique de Jésus, après avoir prouvé sa qualité de fils de Dieu. La computation de Luc se donne comme approximative ; elle est assez inexacte si Jésus est né avant la mort d'Hérode ; dans ce cas, il ne pouvait guère avoir moins de trente-deux ans à la fin de l'an 28. Si Jésus était né à l'époque du recensement de Quirinius, il n'aurait eu que vingt-deux ans quand il fut baptisé, et la notice de Luc serait fausse. L'évangéliste ignorait sans doute et l'âge de Jésus et la date de sa naissance. Il savait seulement, ou croyait savoir, que Jean et Jésus étaient nés au temps d'Hérode; c'est de cette donnée vague, combinée avec la date de la passion, qu'il aura déduit ses « trente ans environ ».

Dans un évangile où était racontée la conception virginale, la coïncidence de la consécration messianique avec la descente de l'Esprit s'évanouissait, et l'assertion impliquée dans le nom de « fils de Joseph» réclamait une atténuation. La formule : « comme on l'appelait », était susceptible d'interprétation ; mais « comme on le croyait » répond mieux à l'idée d'une filiation putative. Encore est-il que la correction demeure équivoque ; car le lecteur non averti pourrait penser que Jésus était réellement ce qu'on le croyait être, tandis que l'intention du correcteur a été de signifier le contraire, à savoir que Jésus était « selon l'opinion », mais non pas en réalité, fils de Joseph. La gaucherie de l'indication montre qu'elle est venue après coup pour écarter l'idée de filiation naturelle, que suggérait d'abord le texte de ce passage.

On ne saurait concilier la généalogie de Luc avee celle de Matthieu. La difficulté qui résulte du nombre différent des générations qui correspondent à une même période serait aisément écartée, puisque Matthieu a omis volontairement plusieurs noms, et que, les personnages n'étant pas les mêmes de part et d'autre, il n'est pas nécessaire que le nombre des générations comprises entre David et le Christ soit identique. Mais la contradiction principale vient justement de ce que les deux généalogistes, énumérant les ancêtres de Joseph, qui sont, par là même, censés les ancêtres de Jésus, présentent, à partir de David, deux listes différentes : Matthieu donne, pour le temps compris entre David et la captivité, une liste incomplète des rois de Juda, qui se termine à Jéchonias, père de Salathiel, tandis que Luc aboutit, par une autre série de générations, la lignée

de Nathan, fils de David, au même Salathiel, si c'est le même, et ce doit être le même, puisqu'il a pour fils Zorobabel, un personnage bien connu de l'histoire juive ; les deux listes se séparent de nouveau après Zorobabel, pour se rejoindre seulement à la fin, sur le nom de Joseph. Qu'elles aient été construites indépendamment l'une de l'autre, on ne peut guère en douter; que chaque évangéliste ait connu seulement celle qu'il rapporte, rien n'est plus vraisemblable, quoique l'hypothèse d'un choix ne soit pas impossible.

Comme elles résultent, en grande partie, de combinaisons et de conjectures qui n'ont rien à voir avec l'histoire, elles ne sont pas obligées de s'accorder historiquement. Si Matthieu a supprimé quelques rois, Luc les a évités tous. On dirait que sa liste a voulu faire droit à une interprétation des prophéties qui faisait descendre le Messie de David par une branche collatérale 1. Salomon et la plupart des rois de Juda n'avaient-ils pas été infidèles, et Jérémie 2 n'avait-il pas maudit Joachim, Jéchonias et leur postérité ? Il n'en coûte guère plus d'inventer une série de personnages inconnus que d'en supprimer plusieurs dans une série connue. Le maintien de Zoro babel et de Salathiel, si extraordinaire qu'il paraisse, peut se justifier par le désir de conserver dans la généalogie du Christ le restaurateur du temple. C'est perdre son temps que de chercher un accord ferme entre des données qui n'ont pas de consistance.

Les hypothèses par lesquelles on a essayé de les accorder ne sont rien moins que satisfaisantes. Il suffit de mentionner celles qui ont eu pendant longtemps la faveur des exégètes. La première est-fondée sur la loi dite du lévirat. On suppose que Jacob, père de Joseph, d'après Matthieu, et Éli, père de Joseph, d'après Luc, auraient été frères utérins, nés d'une femme qui aurait épousé successivement Mathan, père de Jacob, et Mattat, père d'Éli. Éli étant mort sans enfant, son frère Jacob aurait épousé sa veuve et aurait eu d'elle Joseph, réputé légalement fils d'Éli. Le même jeu s'appliquerait à Jéchonias et à Néri, frères utérins, dont l'un, Néri, serait légalement, et l'autre, Jéchonias, réellement frère de Salathiel. Outre que l'obligation du lévirat pour les demi-frères n'est pas établie, et que les

1. La famille de Nathan est mentionnée, ZACH. XII, 12, a côté de celle de David; peut-être le généalogiste s'est-il inspiré de ce passage.

2. Cf. JÉR. XXII, 28, 30; XXXVI, 30-31.

listes généalogiques n'aient dû connaître que la paternité légale, nos évangélistes ne semblent pas avoir le moindre soupçon de ces fantaisies. Leurs listes, pour n'être pas vraiment historiques, n'en signifient pas moins une génération naturelle, sauf en ce qui regarde le rapport de Jésus avec Joseph, et celui d'Adam avec Dieu. L'antiquité de l'explication proposée prouve seulement qu'on a de bonne heure essayé de les concilier, et son caractère tout judaïque vient de ce qu'elle a été imaginée en effet par des judéo-chrétiens, les parents du Sauveur, qui l'ont transmise à Jules Africain 1. Une autre hypothèse, purement arbitraire, puisqu'elle détruit le sens naturel du texte, consiste à rapporter la généalogie du premier Évangile à Joseph, celle du troisième à Marie : celle-ci, étant fille unique d'Héli, aurait dû épouser Joseph, son plus proche parent libre, et Joseph, succédant aux droits de son beau-père et continuant sa lignée, serait devenu son fils. Le généalogiste était si peu préoccupé de cette conjecture que Joseph est dit fils d'Éli, sans qu'il soit même fait mention de Marie. On a vu plus haut que les récits de l'enfance rattachaient Marie à la postérité d'Araon, non à celle de David, et que Luc n'a pas pris sur lui d'y contredire.

Ainsi les généalogies ont été créées pour servir d'argument ; elles ne contiennent en réalité qu'une assertion : Jésus descend de David, ou plutôt il est le fils de David, le Messie promis. Les évangélistes ont gardé ces listes parce qu'ils s'intéressaient à la preuve de la mission du Christ par les prophéties ; mais la transformation qu'ils font subir à la fin des séries, pour faire place à la conception virginale, ruine l'argument par rapport à l'avantage qu'on en tirait dans la controverse avec les Juifs. Ils n'ont pas songé à mettre Marie à la place de Joseph, parce que la substitution ne remédiait à rien au point de vue polémique, le droit de la royauté messianique ne pouvant être transmis par une femme, et que l'idée d'une filiation légale et interprétative leur a paru suffisante pour l'accomplissement des prophéties, en tant que cet accomplissement importait à l'édification de l'Eglise. Jésus lui-même ne paraît pas s'être cru fils de David autrement que par voie d'interprétation, c'est-à-dire en tant que Christ. Son origine davidique, non garantie par lui, ne peut être acquise à l'histoire. L'absence de généalogie authentique ne prouverait pas qu'il n'ait pu être issu de David ; mais son attitude est un

1. Cf. Eusiciiii, loc. cit.

témoignage assez significatif, et l'origine de la tradition est facile a expliquer. On a cru que Jésus descendait de David, parce que le Christ devait descendre de ce roi ; on n'aurait pu en fournir la preuve historique; mais le contraire n'était pas non plus démontrable, parce que tout le monde ignorait le passé de l'obscure famille de Nazareth où naquit le Sauveur.

IV

JOSEPH

: (matth. 1, 18-25).

Les récits de Matthieu sont moins détaillés et moins bien équilibrés que ceux de Luc; ils sont visiblement subordonnés aux prophéties qui leur servent de couronnement, et les prophéties ellesmêmes servent à justifier des données messianiques fournies par la tradition ou par la vie de Jésus. Le Christ est fils de Dieu, car il est né d'une vierge : Isaïe l'avait prédit, et tout s'est passé comme l'avait dit Isaïe. Le Christ est fils de David et roi : ainsi que Michée l'avait annoncé, il a reçu le jour dans la patrie de son ancêtre, et conformément à d'autres prophéties, il a reçu les hommages des princes d'Orient. Mais le Christ a vécu à Nazareth : cela aussi était prédit, et si sa famille a quitté Bethléem, c'est à cause d'Hérode qui voulait tuer le vrai roi des Juifs dans son berceau; les parents de Jésus se sont retirés en Egypte, et ils sont revenus après la mort d'Hérode, ce qui accomplit une prophétie d'Osée. Cette construction théologique est tournée en histoire, mais la description est plus que sobre; elle manque de vie et de couleur. On ne perçoit aucune trace de combinaison rédactionnelle ; le dernier rédacteur de l'Evangile a dû composer lui même, d'après les opinions qui avaient cours en son milieu, et les procédés admis par l'exégèse de ce temps, c 'està-dire dans l'esprit des commentaires haggadiques de l'Ancien Testament, une relation de la naissance du Christ où le sentiment de la réalité historique est beaucoup plus effacé que dans la narration exploitée par Luc.

MATTH. I, 18. Or la naissance du Christ Jésus arriva ainsi : sa mère ayant été fiancée à Joseph, avant qu'ils eussent habité ensemble elle se trouva enceinte par l'Esprit saint. 19. Joseph son époux, étant un homme juste, et ne voulant pas la diffamer, songeait à la répudier sans bruit; 20. mais, pendant qu'il projetait cela, un ange du Seigneur lui apparut en songe, disant : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre (chez toi) Marie ta femme, car ce qu'elle a conçu est d'Esprit saint; 21. elle

enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de leurs péchés » — 22. Et tout cela arriva pour que fût accompli ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète qui dit : 23 « Voici que la vierge sera enceinte et enfantera un fils, et on l'appellera du nom d'Emmanuel », ce qui signifie: « Dieu avec nous ».—24. Et Joseph, s'étant éveillé de (son) sommeil, fit comme l'ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit (chez lui) sa femme ; 25. et il ne la connut pas avant qu'elle mît au monde un fils, et il donna à celui-ci le nom de Jésus.

Une formule exempte de prétention littéraire rattache le commencement du premier récit à la généalogie que l'évangéliste a recueillie en tête de son livre1. Marie et Joseph, étant connus par cette généalogie, n'ont pas besoin d'être présentés au lecteur. On apprend, sans autre préambule, que Marie, n'étant encore que fiancée à Joseph, s'est trouvée enceinte par une influence miraculeuse de l'Esprit divin 2. L'idée d'une génération naturelle est exclue

1. V. 18. ~xou Xptcr't'ou 'Iïictoù rj yévecn; ~oûtwç 7jv. Le génitif, au commencement de la proposition, se réfère à la généalogie, v. 1 et v. 16. N C et le plus grand nombre des témoins ont 'Ir]oo3 ~Xpurrou, mais cette formule ne s'emploie pas avec l'article. B a ~Xpicrrou cIY|<JOÏÏ. Ss. Sc. et les anciens témoins occidentaux : ont ~simplement XptCHOu, qui a chance d'être la leçon primitive ; dans ce cas, le v. 18 se rattacherait plus directement au v. 16 qu'au v. 1. N BC et d'autres témoins anciens lisent ysvsaiç ; la leçon des témoins latins, generatio, suppose cette lecture (cf. Le. I, 14, nativitas). La leçon ysvvriaiç est moins autorisée.

2. fjtv^CTT £ u0EtCT7)ç xrjç pLYjTpoç aù-rou Mocpioc t(Î5 '1 rl)crq;, noîv rj auveXGeïv aùxoùç supsÔr) ~lv yaaTpt lyouaa èx TûvsuaaToç ~a¡tou. La suite montre que oxiveÀOîîv vise directement la cohabitation sous le même toit, et non l'usage du mariage ; mais l'un n'en est pas moins censé la conséquence naturelle de l'autre, et l'esprit de ce récit n'est pas du tout celui de Le. I, 34: il est sous-entendu que la cohabita- J tion ruinerait la preuve de la conception virginale, et c'est pour cela même !■ que la conception est placée avant la cohabitation. L'auteur s'abstient de dire comment la grossesse fut constatée : et Maldonat (I, 31) a raison de trouver peu respectueux le propos de S. Jérôme, in h. loc. : « A Joseph inventam esse dicunt, qui pene licentia maritali futurae nxoris omnia noverat », attendu que cette découverte ne suppose pas de recherche, « nec significatur ab eo potius quam ab alio inventam fuisse, sed vis verbi sôpe'Qrj est eam subito et inopinato ita tumido apparuisse utero, ut quivis qui modo oculos adjiceret, videre posset eam fuisse gravidam. » L'esprit est dit (i saint » en tant que divin, non pour une raison spéciale d'ordre religieux et moral; la préposition ~Èx indique la cause de la génération, mais l'idée même de cause génératrice oblige à entendre que la vie de l'être engendré par l'Esprit est quelque chose de cet esprit même. Il u est question d'une génération, non d'une création miraculeuse.

par un argument négatif : les futurs époux n'habitaient pas encore ensemble quand la conception se produisit : et par une explication positive : cette conception était un effet de la puissance divine.

Mais l'explication n'avait pas été donnée à Joseph, qui ne connaît ainsi que la circonstance par laquelle est exclue sa paternité. Si le narrateur s'est préoccupé de la manière dont le fait avait pu être envisagé par Marie elle-même, on peut croire qu'il ne la suppose pas autrement instruite des motifs de ce que Dieu a fait en elle; si elle eût été avertie la première, comme dans Luc, et qu elle eût été bien fixée sur les desseins de la Providence, on n'admettrait pas qu'elle ait pu laisser Joseph dans une perplexité offensante pour lui et dangereuse pour elle-même. La situation est tout autre que dans Luc, où l'évangéliste ne prend même pas la peine de dire que Marie a communiqué à Joseph le message de Gabriel, parce que cette communication allait de soi, et aussi parce que, dans la source, elle n'était pas indispensable. Ici Marie n'a reçu aucun message céleste ; ce n'est pas à elle que le nom de l'enfant va être révélé; ce n'est pas elle qui lui donnera ce nom; son personnage, nonobstant la conception miraculeuse, a moins de relief que dans la source du troisième Evangile, et Joseph, dont le rôle est tout à fait secondaire chez Luc, reste ici au premier plan.

Joseph s'aperçoit de l'état où est sa fiancée ; le narrateur l'appelle déjà mari 1, et plus loin l'ange appellera Marie sa femme, par une sorte d'anticipation, et parce que la situation légale des fiancés était à peu près la même que celle des époux. C'était un homme juste '2 : par conséquent il n'était pas indifférent à une faute que l'on regardait comme un adultère ; il ne pouvait être disposé à donner suite aux fiançailles qu'il avait contractées. D'autre part, 1 il ne voulait pas diffamer sa fiancée, en publiant l'infidélité dont lui-même était victime. Il se résolut donc à la renvoyer secrète1 ment. Bien qu'on ne doive pas trop insister sur la portée des termes employés par l'évangéliste, ce renvoi ne peut guère être qu'un

2. Scxaioç (!)V xai. IXY, aÆÀwv aùrrjv ostyaattaat, ?j3o'jÂ7j0r| Àà6pa à-oÀGaat aùxTj'v.

« Juste » n'est pas synonyme de « bon », et oÍXOCtOç n'est pas pour expliquer JX») ÔE'XCDV (comme l'entend Ss. : « parce qu'il était juste, il ne voulut pas », etc.) mais les deux expliquent le projet de Joseph, et l'on peut dire que ÕÍXOCtO prépare àT./)),CXt, tandis que ~ur, OéXwv x'tÀ. rend raison de ÀaQpa.

divorce, accompli avec la formalité ordinaire du certificat, et non une convention amiable1 ; puisque les fiancés ne sont pas encore ensemble, le renvoi ne peut s'entendre que de la rupture légale des fiançailles, et le secret ne consiste pas dans l'absence d'un écrit indispensable pour garantir la sécurité de la fiancée répudiée aussi bien que l'honneur du fiancé, mais dans l'absence d'une divulgation et d'une dénonciation de l'adultère présumé, qui perdraient celle qui en serait l'objet. Il est vrai que la situation ne manque pas d'invraisemblance, et que le secret touchant le motif de la séparation ne pouvait être gardé longtemps : néanmoins le texte fait entendre que Marie, bien qu'enceinte, aurait pu être répudiée par Joseph sans diffamation publique.

Mais avant que le fiancé outragé eût mis son projet à exécution, un ange de Dieu lui apparut pendant qu'il dormait 2. Les anges de Matthieu, qui interviennent souvent dans ces deux premiers chapitres, sont anonymes ; ils sont pris dans la quantité innombrable des messagers célestes qui exécutent les volontés du Seigneur ; on n'a pas pensé à mettre en scène, comme dans Luc, pour cette histoire messianique, le grand archange qui est venu expliquer à Daniel la prophétie des soixante-dix semaines. Dans l'Ancien Testament, les songes sont un moyen de communication dont Dieu se sert avec des gens du commun, qui ne sont pas favorisés de l'inspiration prophétique3. L'ange appelle Joseph fils de David, comme il convient dans un discours où il va être question du Messie, et où l'on va recommander Jésus à la paternité légale de Joseph. Que celui-

1. Maldonat, Meyer, B. Weiss, Schanz, etc. 1

2. V. 20. îSoù ~ayysXoc ~xupîou HOCT1 ôvap ètpâvY] aùxw. Cet « ange du Seigneur » n'est pas le nii"P "jx'TO de l'Ancien Testament, qui est une apparition sensible de Iahvé; et la locution elle-même, comme les formules analogues de Luc dans les récits de l'enfance (temple du Seigneur, servante du Seigneur, etc.), semble appartenir plutôt au langage hellénistique qu'à l'araméen parlé au temps de Jésus. Cf. DALMAN, I, 150. Il est assez oiseux de discuter si xoc't' ovap (□Sra) I signifie le moyen ou le moment de la manifestation divine ; car l'évangéliste ne distingue pas l'un de l'autre ; la communication se fait pendant le sommeil de Joseph, mais l'ange n'éveille pas le dormeur; tout se passe dans une vision de songe ; les commentateurs qui trouvent qu'un songe n'aurait pas suffi pour décider Joseph (SCHANZ, Mt. 85) sont plus exigeants que l'évangéliste.

3. Cf. GEN. xx, 3, 6; XXVIII, -12 ; -1 Rois, III, 5; JOB, XXXIII, 15; Jo. III. 1. 0 Se rappeler aussi les songes prophétiques de Pharaon dans l'histoire de à Joseph, et de Nabuchodonosor dans Daniel. 1

ci ne craigne pas de donner suite à ses prenantfiançailles en Marie chez lui en qualité d'épouse, car elle n'est coupable d'aucune offense envers lui : le fruit qu'elle a conçu est de l'Esprit divin 1.

Que cette explication doive suffire à Joseph ; que celui-ci ne puisse avoir aucun doute sur l'obligation qu'on lui impose; qu'il n'hésite pas à se comporter comme le père d'un enfant qui ne lui appartient pas, cela va de soi pour l'auteur, et il faut que cela soit admis sans discussion pour que le récit tienne. Joseph regardera comme sien l'enfant qui va naître, et il lui donnera le nom que l'ange lui indique, à savoir Jésus 2. L'ange révèle à Joseph la raison de ce nom : le fils de Marie s'appellera Jésus, « le Seigneur sauve », « parce qu'il délivrera son peuple », c'est-à-dire les enfants d'Israël, de leurs péchés 3. Le grand obstacle au salut messianique sont les péchés du peuple ; Jésus sauvera le peuple non seulement des maux qui sont la suite du péché, mais du péché même, en prêchant la pénitence, en amenant la conversion des pécheurs, en préparant par sa mort l'avènement du règne de Dieu.

Un des traits caractéristiques de Matthieu est l'emploi fréquent de passages de l'Ancien Testament qui sont allégués comme contenant la prédiction des faits évangéliques. On en trouve ici le premier exemple 4. La citation n'est pas à mettre dans la bouche de l'ange, car ces applications de textes sont faites généralement par le narrateur et s 'intercalent comme des remarques dans le récit.

La formule ordinaire d'introduction : « Et ces choses arrivèrent pour que la parole du prophète fût acomplie » 5, ne permet pas de dire que l'évangéliste ait saisi seulement un rapport d'analogie entre la

1. u.| ço[iï|0rjç TïapaXapîîv Mocpt:J. TYjV yuvocrxi. crO\)' xo yàp àv v, yEWï)0èv ix îtvs'juatoç àoriv Óc.¡to'J. « Prendre » s'entend ici au sens de prendre avec soi comme femme ; mais ,v jUvocIÚ ~aou est en apposition avec Map'.àjx, désignée à Joseph comme sa femme à raison des fiançailles, et ne complète pas la signification de TiapaXafkïv. Le neutre yEwr|0iv désigne l'embryon; sY. i':'/EÚP.(%"COÇ s'entend comme-au v. 18.

2. V. 21. réEs-ct: o £ uiôv, xa'i xaÀï<ra; 6'vou.a aùroo 'h¡aov. Cf. Le. 1, 31 ; II, 21.

Ss. : « et elle t'enfantera un fils ».

3. aùtoç yàp SWKI TOV ~AIXOV AUTOU à7zà xcov â[xapT'.cov aùrcov. Cf. Acr. iv, 10, 12, et l'addition Ûç .xE'JtV &p.ocp'tt(ï>'l dans MT. XXVI, 28.

4. Il y en a quatorze dans tout le livre.

citation et le fait. Cependant les textes que l'on présente ainsi comme des prophéties directes ont par eux-mêmes un autre objet que celui auquel la citation se rapporte dans son contexte primitif. L'ancienne exégèse s'efforçait de trouver que les citations étaient faites dans le sens même des auteurs cités, et, quand l'évidence était trop forte contre cette identité, la distinction du sens littéral et du sens spirituel ou typique arrivait à propos pour expliquer la divergence.

Bien que cette distinction ait son point de départ dans l'Écriture ellemême, l'historien ne peut en faire usage pour les cas dont il s'agit, parce que les évangélistes, et surtout Matthieu, ne semblent pas v avoir songé. Les formules de citation ne suggèrent pas l'idée d'un sens accommodatice ou figuré, mais d'un sens propre et littéral, au jugement de celui qui fait la citation, le sens primitif et réel des passages en question étant simplemeni ignoré, non supposé derrière celui qu'on propose. Il est admis, sans autre examen, que les Écritures sont pleines de mystères, et qu'elles se rapportent tout entières au Messie ; l'on n'a aucun souci de ce qu'elles ont pu signifier pour leurs rédacteurs et leurs premiers lecteurs. Dès qu'il s'y rencontre un passage qui peut s'adapter à un fait connu de la vie du Christ, à l'idée qu'on se forme de sa mission et de ce qui convient à sa dignité, on le prend sans égard au contexte, comme une prédiction absolue de la réalité évangélique. Les principes et la méthode sont ceux qui étaient en honneur chez les rabbins ; Jésus et les premiers prédicateurs du christianisme n'ont fait que les appliquer selon qu'il importait à leur enseignement. Mais il y a lieu de se demander quelquefois si c'est l'Évangile qui a prévenu et provoqué l'application, ou bien si ce n'est pas le texte de l'Ancien Testament qui a influencé et enrichi la tradition évangélique.

Le passage d'Isaïe que l'évangéliste et la tradition chrétienne !

après lui rapportent à la conception virginale de Jésus est cité librement d'après le grec des Septante 1. Le sens de l'original n'est

1. Is. VII, 14 (LXX, B). îSoû 7] racpOÉvoç èv yaaxpi Xrj'jisTai XOCt ,Éçnocl ~uEov, xat XIXÀ.Écrw; ovotxa aùxoij E(A[j.avcrj7jX. Matthieu lit Ëça (cette leçon se trouve dans plusieurs mss. des LXX, et les deux verbes sont employés couramment, avec Èv ~yetarpi, pour traduire l'hébreu ~nid), peut-être parce que ce mot convient mieux que )''fS'tOCL à la conception virginale ; il lit zaXsaouaiv au lieu de /.aXéueiç, pour l'accommodation du texte, parce qu'on ne verrait pas dans la citation à qui le prophète s'adresse ; mais il y a comme une anticipation de xaXéaeiç dans le discours de l'ange, v. 21.

pas tout à fait clair, mais il l'est assez pour qu'on puisse le dire autre que celui de l'évangéliste. Le prophète montre Achaz, roi de Juda, menacé par Phacée, roi d'Israël, et Razin, roi de Damas ; il veut le rassurer au nom de Iahvé, et il lui donne un signe : « Voici la jeune femme1 enceinte ; elle donnera le jour à un fils, et elle l'appellera Emmanuel. Car avant que l'enfant sache rejeter ce qui est mauvais, et choisir ce qui est bon, le pays dont tu crains les deux rois sera désolé. » La prédiction est à courte échéance, et le signe donné par Isaïe n'est pas un miracle : un enfant qui doit naître bientôt pourra être appelé « Dieu avec nous », parce que Iahvé délivrera Jérusalem de ses ennemis avant que l'enfant ait l'usage de la raison. Le mot hébreu alma ne signifie pas vierge, mais jeune personne d'âge nubile ; il se rapporte à l'âge, non à la condition du sujet 2 ; mais quand même la alma d'Isaïe aurait été vierge 3. le texte ne signifierait pas qu'elle a dû rester vierge en devenant enceinte. On chercherait vainement dans l'interprétation messianique un signe pour Achaz, et Jésus ne peut pas être l'enfant dont la naissance et les premières années correspondent au temps où le roi d'Israël et le roi de Damas seront vaiucus par les Assyriens. L'évangéliste a donc appliqué à la conception de Jésus un texte, qui, dans la pensée d'Isaïe, avait un tout autre objet. Le 1. texte d'Isaïe est messianique, parce qu'il fait valoir la protection de Iahvé sur son peuple. Matthieu le prend pour tel, parce qu'il a trouvé dans le grec le mot « vierge ». et qu'il a identifié cette vierge avec Marie ; il a été amené ainsi à identifier Emmanuel avec Jésus, et d'autant plus facilement que Jésus « Dieu sauve », est l'équivalent d'Emmanuel « Dieu avec nous ». Jésus est celui par qui Dieu 'l se rend présent à son peuple en le sauvant. Inutile de dire

1. mn njn. La ponctuation massorétique suppose que ~nxlp est à lire comme troisième personne du féminin : « elle appellera », et le contexte favorise cette lecture. La seconde personne du masculin aurait plus de vraisemblance si la nobïT était femme d'Achaz, mais cette hypothèse est gratuite.

2; Le nom peut désigner une jeune fille (GEN. XXIV, 43 ; Ex. 11, 8), une jeune femme (CANT. VI, 8) et même une prostituée (PROV. xxx, 19). Le mot hébreu qui signifie vierge n'est pas noby, mais nblrn. Bien que les Pères en aient été 1 scandalisés, l'interprète Aquila avait eu raison d'employer ici le mot lJiXvtç.

3. Le n'est pas le cas, vu que la no-iy, peut-être une jeune femme quelconque, à qui le nom de ;¡SY peut convenir, est supposée enceinte au moment où le prophète parle.

que l'évangéliste, en citant et expliquant le nom d'Emmanuel, ne songe pas à l'incarnation du Verbe. Il interprète le nom, parce qu'il s'adresse à des lecteurs qui ne savent pas l'hébreu ; mais l'étymologie correspond à celle du nom de Jésus, elle se rap porte à la mission du Christ, non à la constitution de son être.

Il n'y a pas lieu de s'étonner que certains critiques, en voyant l'insistance qu'a mise Matthieu à faire valoir la prophétie, et la façon dont il adapte son récit même au texte d'Isaïe, aient pensé que la prophétie avait non seulement créé le récit, mais l'idée de la conception virginale 1. On ne peut nier que, de très bonne heure, le passage d'Isaïe soit devenu comme l'argument traditionnel de la croyance, au point que Justin, par exemple, suivant en cela Matthieu lui-même, semble presque prouver la croyance par la prophétie, plutôt que par la tradition évangélique 2. Mais il est malaisé de comprendre comment le texte prophétique, même dans le grec, aurait suggéré l'idée de la conception virginale à quelqu'un qui ne l'avait pas encore. L'application était facile dès qu'on avait l'idée.

et elle pouvait même contribuer à la fixer ; mais encore fallaitil être préparé à entendre ces mots : « la vierge concevra », comme s'ils signifiaient : « elle concevra en restant vi erge » 3.

Pour rendre l'hypothèse plus acceptable, on a fait appelau symbolisme du langage apocalyptique 4. La femme de l'Apocalypse5 est l'Israël spirituel, et elle est la mère du Messie ; elle est la vierge fille de Sion ; le Christ était le fils de cette vierge mère ; en réalisant cette métaphore., que l'on avait commencé par retrouver dans le texte d'Isaïe, on aurait pensé que Jésus avait dû naître, était né de Marie vierge. Ce symbolisme n'est pas niable ; il existe dans

1. HARNACK. Lehrbuch der Dogmengeschichte 3, I, 95-96.

2. Cf. supr. p. 33, n. 3; p. 35, n. 3. u ..-' , 1

3. L emploi du mot ^aposvo; dans la version d'Is. VII, 14, ne semble pas avoir plus de conséquence que dans GEN. XXIV, 43. Si l'interprète y voyait une allusion à la naissance du Messie, il aura pensé que la ncSy devait être vierge avant de concevoir l'enfant des promesses, comme Rébecca l'était avant d'épouser Isaac. On a essayé d'établir que l'idée de la conception virginale du Messie était antérieure au christianisme et familière aux Juifs palestiniens et alexandrins (BADHAM, Academy du 8 juin 1895; cf. (:HEYNE, Bible Problems, 82).

4. ABBOTT. a. Gospels, EB. II, 1778.

5. AP. XII, 1-6.

saint Paul relativement à l'Église chrétienne 1, comme il existe dans l'Apocalypse relativement à l'Église d'Israël; mais il est très conscient, et le passage de l'Église israélite, vierge mère du Christ, à Marie, vierge mère de Jésus, n'a guère pu se faire de lui même ; la substitution n'a pas résulté d'un accident ; il faudrait au moins admettre comme cause déterminante une autre raison plus profonde qui l'aurait en quelque sorte nécessitée.

L'hypothèse d'un emprunt direct à la mythologie ne semble pas à discuter 2; mais plus solide est l'explication qui se fonde sur le nom même de Fils de Dieu et sur le sens qu'il devait prendre dans l'esprit des chrétiens de la gentilité, à qui la notion théocratique du Messie ne disait rien de précis ; pour eux, comme pour les Juifs et les judéo-chrétiens, la dignité du Christ résidait dans sa filiation divine, mais ils ne pouvaient entendre cette filiation du rapport vicarial qui unissait le roi messianique au Dieu d'Israël ; ils devaient se la figurer comme une filiation réelle, leur formation religieuse antérieure les préparant à cette idée ; leur nouvelle foi monothéiste les empêchait de s'arrêter aux images vulgaires de la mythologie, et d'attribuer à une action directe de Dieu même la conception de Jésus ; mais ils avaient l'Esprit, l'agent universel des œuvres divines ; et l'Esprit qui, dans la langue et selon les idées juives, n'aurait pu tenir le rôle de générateur, le vocable qui le désigne étant féminin, pouvait l'exercer dans un autre milieu, ou régnaient d'autres idées, qui s'exprimaient dans un autre langage 3. Ce facteur, qui n'exclut pas les précédents, mais qui doit leur être présupposé, serait, au fond, le besoin que la conscience hellénochrétienne, à un certain stage de son développement, aurait éprouvé de se représenter l'origine du Christ conformément à la haute idée que l'on avait de sa mission, et à la singularité du rapport qui l'unissait à Dieu. Les spéculations de Philon sur la génération spirituelle, à propos de la naissance des patriarches

1. Cf. II COR. XI, 2; ÉPH. v, 22-32; la lettre des chrétiens de Lyon, dans EUSÈBE, Hist. eccl. v, 1, 45.

2. Cf. HARNACK, loc. cit.

3. HOLTZMANN, NT. I, 413-414. C'est en ce sens et dans cette mesure que l'on peut admettre une influence des mythes païens, et concilier la négation de Harnack avec l'affirmation de Gunkel, Usener, Cheyne.

4. ABBOTT, loc. cit.

ne semblent pas devoir être prises en considération, non plus que l'idée d'une corruption originelle de la nature, qui ferait regarder comme souillée toute génération humaine. Mais s'il paraît bien douteux que l'horreur des esséniens pour le mariage et la génération ait eu quelque influence sur la pensée chrétienne, il faut tenir compte néanmoins de la tendance ascétique qui s'est manifestée de bonne heure dans l'Église, de l'honneur accordé à la continence, et du sentiment qui faisait regarder l'acte de la génération comme entaché d'une sorte d'impureté. Dans Matthieu cependant, la virginité n'est pas présentée comme une perfection de Marie, mais comme un état convenable à celle qui devient transitoirement l'épouse du Saint-Esprit 1. Que le Christ, chef des enfants de Dieu selon l'esprit, ait dû naître de l'Esprit 2, c'est une conclusion que l'on pouvait tirer de la doctrine de Paul, mais qui ne se serait pas imposée plus que la substitution de la vierge Marie à la vierge Eglise, si l'instinct de la foi ne l'eût réclamée pour Jésus fils de Dieu.

Suivant les instructions de l'ange, Joseph prit sa fiancée pour femme ; si l'on pressait les termes d'un récit qui sans doute ne demande pas à être entendu avec tant de rigueur, on pourrait même croire que l'ordre du ciel fut exécuté le jour même, dès que Joseph fut éveillé et levé ;i. Mais l'évangéliste a soin d'observer qu'il respecta la virginité de son épouse. La formule : « Et il ne l'avait point connue avant qu'elle enfantât un fils 4 », a pour but de rappeler que la naissance de Jésus est due à un miracle, et d'affirmer une fois de plus la conception virginale, soit contre ceux qui la niaient simplement, soit contre des gens qui, tournant en ridicule la croyance chrétienne, accusaient Marie d'adultère. Cette remarque, assez inutile en elle-même, pourrait n'être pas primitive5; elle ne

1. Il n'en est pas de même dans Le. I, 34, la virginité n'est plus simplement la condition requise pour la conception du Fils de Dieu, mais un étal per- manent, jugé parfait en soi et honorable pour la mère du Christ,

2. HOLTZMANN, loc. cit.

4. V. 25. xcÚ oùx yivw'J"Y.s'J (Xù.d,v Ëwç ou ¥-:IÕY.IÕ'I ¡Óv. Cf. Le. 1, 34..

5. Ss. lit simplement : 24. « Quand Joseph s'éveilla de son sommeil, il lit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit, et il prit (avec lui) sa femme ; 25. et

elle lui enfanta un fils, et il l'appela du nom de Jésus. » Le ms. lat. k omet v aussi les mots: (l non cognoscebat eam donec », avant « peperit filium ».

contient pas une négation formelle de la virginité subséquente de Marie, la préoccupation de son auteur étant tournée tout entière vers la naissance de Jésus; mais elle ne suppose pas davantage cette virginité, qui semble être pour le rédacteur un sujet indifférent. De même la qualification de « premier-né », que plusieurs témoins 1, mais non les plus anciens 2, joignent au nom de « fils », ne prouve pas qu'il y ait eu des puînés, ce mot de « premier-né » devant être entendu dans l'acception hébraïque de premier fruit, sans égard aux enfants qui peuvent naître ensuite, et l'on peut être premier-né en ce sens là sans avoir de cadet.

Matthieu ne donne aucun détail sur la naissance du Sauveur : il dit seulement que Joseph, selon les droits du père, et non Marie, comme le suppose Luc, donna à l'enfant le nom de Jésus, et il ne parle pas de la circoncision. Ainsi Joseph demeure le chef de la famille et le personnage principal dans le récit ; il apparaît en même temps comme garant du miracle auquel Jésus doit sa naissance, et de la parfaite honorabilité de Marie sa mère, comme le témoin historique de la conception virginale, dont Isaïe est le témoin prophétique 3. Matthieu supposant que Joseph demeurait à Bethléem, n'a pas à expliquer comment il se fait que Jésus y est né. Luc, qui a placé la résidence de Joseph. à Nazareth a dû trouver et fournir cette explication.

1. Leçon commune, tov utôv xù-ci;; tov Tcpn>tôtoxov, que l'on croit influencée par Lc. II, 7.

2. x B, Ss. et mss. lat.

3. Voir WERNLE, 190, où l'on établit nettement que, si Matthieu n'a pas eu de source écrite, il n'a pas inventé la matière de son récit. Cr. Slip". p. 140.

V

NAISSANCE DE JÉSUS LUC, II, 1-39

Matthieu, on vient de le voir, ne s'est pas arrêté à décrire en détail les circonstances dans lesquelles est né le Christ. Luc a voulu avoir un récit aussi complet pour Jésus que pour Jean-Baptiste.

Luc, II, 1. Et il advint, en ce temps-là, que parut un édit de CésarAuguste, pour le recensement de l'univers entier : 2. c'était le premier recensement, Cyrénius étant gouverneur de la Syrie ; 3. et tout le monde allait se faire enregistrer, chacun dans sa ville; 4. et Joseph aussi vint de la Galilée, de la ville de Nazareth, en Judée, à la ville de David qui est nommée Bethléem, parce qu'il était de la maison et de la famille de David, 5. pour se faire enregistrer avec Marie, sa femme, qui était enceinte. 6. Or, pendant qu'ils étaient là, le terme où elle devait enfanter arriva, 7. et elle enfanta son fils premier né, et elle l'enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de place dans le logis. 8. Et il y avait, dans la même contrée, des bergers qui étaient dans les champs, veillant la nuit sur leur troupeau; 9. eL un ange du Seigneur parut auprès d'eux, et une clarté du Seigneur resplendit autour d'eux, et ils furent saisis d'une grande frayeur ; 10. et l'ange leur dit : « N'ayez pas peur, car je vous annonce une grande joie qui sera pour tout le peuple : 11. c'est qu'il vous est né aujourd'hui un sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David. Et ceci vous sera le signe : vous trouverez un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche. » 13. Et tout à coup il y eut avec l'ange une troupe nombreuse de l'armée céleste, louant Dieu et disant : 14. « Gloire dans les hauteurs à Dieu, et sur la terre paix aux hommes (ses) élus ! » 15. Et quand ils les eurent quittés (pour rentrer) dans le ciel, les bergers se dirent entre eux : « Allons donc à Bethléem, et voyons cette chose qui est arrivée, que le Seigneur nous a fait savoir ». 16. Et ils vinrent en t toute hâte, et ils trouvèrent Marie et Joseph., et l'enfant couché dans la t crèche ; 17. et l'ayant vu, ils racontèrent ce qui leur avait été dit tou- j~ chant cet enfant ; 18. et tous ceux qui les entendirent s'étonnèrent de ce qui leur était dit par les bergers; 19. mais Marie retenait toutes ces J

paroles, les méditant dans son cœur; 20. et les bergers s'en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tont ce qu'ils avaient entendu et vu, selon qu'il leur avait été dit.

La donnée chronologique placée, avec une sorte de complaisance, par l'évangéliste en tête de ce récit, a créé beaucoup d'embarras aux commentateurs. Un recensement général de l'empire romain aurait été prescrit par Auguste, et ce recensement, exécuté en Judée par les soins ou du temps de Cyrénius, plus exactement Quirinius, légat de Syrie, aurait amené à Bethléem Joseph et Marie, parce que Joseph, descendant de David, était obligé de se faire enregistrer en cet endroit. Or, s'il est vrai que l'empereur Auguste a fait faire à diverses reprises le recensement des citoyens romains, il paraît également certain qu'il n'a jamais fait exécuter un recensement universel et simultané de l'empire. Quirinius, au rapport de Josèphe 1, a fait en Judée un recensement qui provoqua une sédition, la mesure étant nouvelle et blessante pour le sentiment religieux et patriotique des Juifs. Luc lui-même en parle dans les Actes, rappelant aussi la révolte de Judas le Galiléen, et il dit « le recensement », comme s'il n'y avait pas moyen de se tromper sur le fait en question2. Mais ce recensement eut lieu après la déposition d'Archélaüs; fils d'Hérode, en l'an 6 de notre ère ; et si c'est par cet évènement que Luc veut dater la naissance du Sauveur, il contredit Matthieu et se contredit lui-même, puisqu'il rapporte au temps d'Hérode la naissance de Jean-Baptiste et la conception de Jésus.

Hérode étant mort au printemps de l'an 4 avant notre ère, il y aurait entre les deux dates un écart de dix années environ.

Les découvertes archéologiques n'ont pas résolu cette difficulté.

Une inscription fragmentaire trouvée à Tibur, en 1704, et décrivant la carrière d'un personnage qui a été deux fois légat en Syrie, peut appartenir à Quirinius3; dans cette hypothèse, la première légation se placerait entre les années 3 avant et 3 après JésusChrist ; elle serait déjà postérieure à la mort d'Hérode et coïnciderait avec l'administration d'Archélaüs. Le recensement n'aurait donc pas été effectué par les autorités romaines, et, s'il

1. Ant. XVII, 13, 5; XVIII, 1, 1; 2, 2; XX, r», 2; Bell. jud II, 8, 1.

3. Cf. MOMMSEN, Res gestae D. Augusti2, 161-182.

avait eu lieu, il n'aurait pu manquer d'avoir le même résultat que « le recensement » des Actes. En Égypte, la population était recensée pour la statistique tous les quatorze ans mais l'Egypte n'est pas la Syrie, surtout la Judée. On se heurte de toutes parts à des impossibilités. Luc parle d'un recensement universel de l'empire, exercé par l'autorité romaine, en Judée, censée province romaine.

Par conséquent le recensement dont il s'agit est bien celui dont parlent Josèphe et les Actes, qui eut lieu par l'ordre de Quirinius, après la déposition d'Archélaüs, pour l'incorporation de la Judée à l'empire. Or ce recensement était particulier à la Judée ; il n'atteignait pas Joseph, qui, à Nazareth, était sujet d'Hérode Antipas ; et quand il eut lieu, Jésus, d'après Matthieu et le premier chapitre de Luc, avait au moins dix ans.

La façon dont le recensement est compris touche au comble de l'invraisemblance ; car si tous les habitants de l'empire avaient dû se transporter dans l'endroit qu'habitaient leurs ancêtres mille ans avant l'ère chrétienne, jamais on n'aurait vu pareille migration de peuples. En supposant même que le dénombrement se soit pratiqué pour les Juifs selon les groupements généalogiques, il n'était ni possible ni expédient de remonter si haut. Y avait-il donc à Bethléem un registre de la famille davidique, régulièrement tenu depuis le temps d'Isaï, d'Obed et de Booz ? La présence de Marie n'était aucunement nécessaire, bien que l'évangéliste semble presque le dire ; mais c'est elle qu'il fallait amener à Bethléem, afin que Jésus naquît dans la ville de David, conformément à la prophétie de Michée et à la foi commune des Juifs. C'est de ce côté, non du côté de l'histoire, que la combinaison de Luc peut trouver une explication plausible.

Partant de la prophétie selon laquelle le Christ devait naître à Bethléem, Matthieu y a domicilié les parents de Jésus : il n'a donc pas besoin de les y amener ; mais il sera forcé de dire pourquoi on les trouvera plus tard à Nazareth, et c'est à quoi servent le massacre des enfants de Bethléem et la fuite en Egypte. La tradition suivie par Luc maintient les parents de Jésus à Nazareth; mais, pour faire droit à la prophétie, elle a été contrainte de dire comment Jésus avait pu naître à Bethléem. On aurait tort de chercher comme base du récit quelque opération statistique dont Hérode aurait pris

1. RAMSAY, Was Christ born a t. Bethlehem (ap. HOLTZMANN, 34 6).

l'initiative, ou qui lui aurait été demandée par l'autorité impériale.

Le texte ne parle pas d'Hérode, mais de Quirinius, et pour arriver à celui-ci, on n'a pas eu besoin de passer par celui-là. C'est parce qu'il était Messie, fils de David, que Jésus devait naître à Bethléem ; il fallait une raison qui eût obligé Joseph, fils de David, et avec lui Marie, et avec Marie Jésus, à se rendre à Bethléem; et quelle raison pouvait se présenter plus naturellement à l'imagination chrétienne que celle d'une inscription des davidides au siège traditionnel de leur race ? La famille de David ne pouvait être dénombrée sans les autres ; il avait donc fallu un dénombrement de toutes les familles. Or il y avait un dénombrement qui était resté dans toutes les mémoires, le premier recensement, celui de Quirinius : c'était le recensement de Quirinius qui avait fait venir Joseph et Marie à Bethléem, et c'est ainsi que Jésus y était né. De ce qu'avait été en fait ce recensement, on n'avait plus guère de souvenir précis, mais on parlait toujours du recensement et de Judas le Galiléen.

L'évangéliste a dû trouver ce récit tout fait et même écrit, comme les précédents, bien que l'origine en soit probablement distincte.

Mais on peut se demander si, dans la source, le recensement de Quirinius n'était pas limité à La Palestine, et si ce n'est pas le dernier rédacteur qui a écrit « tout l'univers », au lieu de « tout le pays », afin de proportionner le cadre à la naissance du Sauveur du monde.

Quoi qu'il en soit, ce qu'il convient de rechercher dans cette histoire de recensement universel est la pensée de la tradition évangélique, non les circonstances réelles d'un fait qui aurait sa place marquée parmi les événements du règne d'Auguste.

D'après le sens naturel de la phrase, un recensement universel de l'empire a été prescrit par Auguste 1 ; ce recensement est pratiqué en Syrie sous la direction du gouverneur Quirinius, et c'est le premier recensement 2, celui qui est resté dans toutes les mémoires,

2. V. 2. aiiTY) àraiypaœrj rpoJTr] l ysvsro 7)Y £ [jlov £ 'jovtô; Supia; KupT|viou. La plupart des mss. onciaux ont l'article r] devant àjroypaç7j; xBD l'omettent; N lit èydvszo npMTïj ; D, ailzr] èyévezo à7ioypaœ^ Ttpfjitrj. Ss. « et ce fut le premier recensement ». TERTULLIEN, Marc. IV, 19, rectifie l'indication de Luc, en disant : « Census constat actos sub Augusto nunc in Judaea per Sentium Saturninum. » La légation de S. Saturninus se place 9-6 av. J.-C.

qui a provoqué la révolte de Judas le Galiléen, et dont on s'entretient encore dans le milieu où s'élabore le récit évangélique. Ce n'est pas sans quelque subtilité qu'on veut extraire du texte l'idée de plusieurs recensements exécutés par les ordres du même gouverneur Quirinius 1 ; et il est tout à fait arbitraire de traduire : « ce fut le premier recensement avant que Cyrénius fût gouverneur de Syrie - ». Le recensement est dit premier, parce que, du point de vue juif et palestinien, il n'y en avait pas eu d'autre auparavant ; mais l'auteur n'a pas eu la connaissance distincte d'un nombre déterminé de recensements qui auraient eu lieu ensuite. Comme la perspective ouverte sur le monde s'est rétrécie aussitôt sur la province de Syrie, on peut croire qu'elle se restreint à la Palestine et à la population juive lorsqu'il est dit que « tous allaient se faire enregistrer, chacun dans sa ville 3 ». Ce qu'il faut entendre par la ville de chacun, résulte de ce qui est dit à propos de Joseph.

Le recensement romain, comme tout recensement ayant pour objet de réglementer l'impôt, se serait fait pour chaque individu au lieu de son domicile. On procède ici, non pas précisément à la juive, mais selon une conception juive de dénombrement par groupe familial, où chacun devrai t être catalogué d'après sa souche généalogique, et inscrit au lieu où habitait l'ancêtre de sa famille. Moyen peu pratique, et qui oblige à déterminer arbitrairement l'ancêtre et l'endroit qui serviront de point de départ. Dans le cas présent, l'ancêtre est David, et l'endroit Bethléem, pour les raisons qui ont été dites plus haut ; l'on ne s'inquiète pas de la difficulté qu'il y aurait eu pour la masse des Juifs à retrouver leur arbre généalogique, le nom de l'ancêtre contemporain du fils d'Isaï, et la patrie de cet ancêtre oublié depuis des siècles. L'auteur semble croire que les généalogies de la Chronique auraient permis à tous les Juifs de se débrouiller dans ce chaos. On n'aurait pu s'en tirer qu'en créant à chacun une généalogie fictive, comme la tradition l'a fait pour Joseph. La ville de celui-ci n'est donc pas Nazareth, où il habite, et où sa famille habitait probablement depuis plusieurs générations,

1. J. VVEJSS, 323. C'est l'interprétation rigoureusement grammaticale du passage; mais la construction parait embarrassée, et la tradition du texte n'est pas très sûre.

2. Divers auteurs, ap. J. WEISS, loc. cil.

mais Bethléem, puisqu'il est « de la maison de David », et que David lui-même était de Bethléem.

Joseph se transporte à Bethléem, et il n'y va pas seul ; il emmène avec lui Marie sa femme, qui était enceinte. Que Marie vienne aussi pour se faire enregistrer, ou pour accompagner Joseph, le texte ne le dit pas nettement 1. Le narrateur est préoccupé de rendre la présence de Marie vraisemblable ou même nécessaire ; il y réussit en associant Marie à Joseph ; mais il ne s'avance pas jusqu'à dire qu'elle ait été obligée de se faire inscrire à Bethléem, et cette réserve s'explique par deux raisons : il a pensé sans doute que l'obligation du recensement n'atteignait pas la femme, et que. si Marie avait dû se faire inscrire, elle ne serait pas venue à Bethléem ; car on s'abstient ici encore, et cette réserve est assez significative,.

de dire qu'elle ait appartenu à la famille de David 2. On la croit donc toujours d'une autre origine, de la maison d'Aaron, comme dans le précédent récit. Mais il est à noter que l'on parle de Nazareth, de Joseph et de Marie, comme s'il n'en avait pas été question et qu'on dût les présenter au lecteur. Cette particularité ne prouve pas que les deux récits n'aient pas été puisés à la même source par l'évangéliste, mais elle ferait supposer que la source avait recueilli, sinon deux documents, du moins deux histoires traditionnelles, mutuellement indépendantes, qui s'étaient formées pour répondre à deux questions particulières : en quelles circonstances Jésus a-t-il été conçu et révélé comme Messie à ses parents? comment le Christ, Jésus de Nazareth, a-t-il pu naître à Bethléem ?

Les plus anciens manuscrits 3 appellent encore Marie « la fiancée » de Joseph ; d'autres témoins tout aussi anciens l'appellent sa

2. Ss. « Et Joseph aussi vint. lui et Marie sa femme, qui était enceinte, pour qu'ils fussent enregistrés, parce qu'ils étaient tous les deux de la maison de David. » Cette lecture doit provenir du Diatessaron, car Aphraates et S. Éphrem la citent comme évangélique (RESCH. Kindheitsev. 77). D construit la phrase de la même manière, transposant oià-Aausio après àyxuto, mais il garde le singulier CI.Ùn.JV.

3. NBCDL. Le Protévangile de Jacques (XIX, 1, dialogue de Joseph avec la sage-femme) paraît supposer cette leçon (tJ.E!J.lrf¡cr-;SUtJ.i"T¡) : ~f. s!—sv zxl -;iç ia-av

« femme 1 », et les deux qualifications se trouvent réunies ailleurs, dans la formule bizarre « fiancée épouse 2 » : « femme» doit être la leçon primitive du récit 54 ; mais ce pourrait bien n'être pas celle de l'évangéliste, qui, si c'est lui qui a introduit dans le chapitre précédent les deux versets relatifs à la conception virginale, pourrait employer ici le mot « fiancée » dans le sens très spécial d'épouse vierge, que suppose la leçon composite « épouse-fiancée ».

Il serait absurde de supposer que Joseph et Marie ne sont pas encore époux au moment où naît Jésus. La leçon « fiancée », si elle est primitive, ne pourrait donc être prise par l'évangéliste selon sa signification ordinaire, mais elle voudrait caractériser le lien qui unit deux époux vivant dans la continence.

Il est superflu d'ajouter que Marie, sur le point d'accoucher, n'aurait pas dû quitter sa maison pour entreprendre, sans nécessité, un voyage assez long et pénible. Elle se conforme à une nécessité providentielle qui doit prévaloir sur les vraisemblances de la situation. D'ailleurs l'évangéliste reste dans le vague ; il ne dit pas que le terme de Marie arriva le jour même où les deux époux mirent le pied à Bethléem 4 ; l'on peut croire, si l'on veut, qu'ils y étaient depuis quelques jours, et que l'affaire du recensement ne devait pas se régler pour Joseph en quelques minutes. Tous les deux avaient reçu l'hospitalité dans une maison particulière ; mais il y avait là tant de monde qu'ils n'ont pu trouver place dans le logis, et que Marie, ayant mis au jour son fils premier né, doit, après l'avoir enveloppé de langes, le coucher dans une crèche 5.

1. Mss. lat. abcff2; Ss.

2. AC et la plupart des onciaux, Vulg. etc.

3. Mais elle aurait pu-être substituée à l'autre dans certains mss., parce que le mot « fiancée » prêtait à équivoque ; on a dû se dire, comme le prouve la leçon commune « fiancée épouse », que Marie était alors légalement épouse de Joseph. La substitution de « fiancée » à « épouse » dans la tradition chrétienne (Hillmann, J. Weiss) est peut-être moins facile à comprendre, vu que le mot « épouse » ne fait aucune difliculté par rapport à la conception virginale ; mais l'évangéliste, ou celui, quel qu'il soit, qui a écrit I, 34-35, a pu faire le changement, parce qu'il n'en était pas ainsi dans la source ou la rédaction première de l'Évangile, et qu'il a voulu rappeler la situation très particulière des conjoints La leçon commune résulte évidemment de la combinaison des deux autres.

La crèche permet de conclure à l'étable ; car, si les parents de Jésus ne sont pas dans la maison, ils sont dans un lieu abrité où il y a une crèche, et ce lieu ne peut être qu'une étable où les bergers viendront bientôt comme dans un endroit à eux familier. De même que Iahvé a pris David derrière les brebis pour en faire le chef de son peuple 1, le fils de David apparaît au monde parmi les troupeaux et les bergers ; le signe auquel on va reconnaître ce descendant du pâtre devenu roi est la crèche qui lui sert de berceau.

Luc a pu se complaire dans l'humilité de ce tableau, où le Christ se montre comme prince des pauvres ; mais, dans l'esprit du récit primitif, la conformité du Christ avec David primait probablement toute autre considération. Que l'étable ait été une caverne, la tradition a de bonne heure pensé le savoir 3, bien que le récit évangélique ne contienne rien qui favorise cette opinion. On voit, par la suite, que les troupeaux étaient dehors pendant la nuit, ce qui n'a pas lieu dans les mois d'hiver. Si le récit tient compte de cette circonstance, il veut placer la naissance du Christ dans la belle saison, entre mars et novembre. La date du 2?) décembre pour la fête de Noël ne fait pas difficulté, car elle n'a pas le caractère d'une tradition historique ; mais l'évangéliste lui-même n'entend pas plus fixer le mois et le jour qu'il n'a marqué l'année où Jésus est venu au monde.

IÙtùv ïv mi vr(-, CtoTL ~où Y. YjV OLJZOIÇ 707:0; iv tw xaraX'jaatt. Sur le rpwuorojtoç, voir supr. p. 341 ; l'évangéliste a pu l'entendre du premier fruit, sans admettre que Jésus ait eu des frères et sœurs, mais on peut douter que telle ait été la pensée du récit primitif. Le mot xaxaÀujxa ne semble pas désigner dans Luc l'hôtellerie ouverte, le caravansérail, qui est signifiée par un autre mot, mxvooz, EIOV (cf. x, 34), mais la salle commune d'une maison où on loge (cf. XXII, 11). « Il n'y avait pas de place pour eux » ne donne pas à entendre qu'on les ait chassés, mais que la maison était pleine. Ajoutons que le narrateur ne paraît pas avoir d'idées trop précises sur ce qu'était cette maison, et que le vrai motif pour lequel Jésus n'y est pas né doit être le rapport qu'on a voulu établir entre Jésus dans la crèche et le berger David.

1. Cf. Ps. LXVIII, 70-71. Passage facile à interpréter messianiquement, el dont il paraît vraisemblable que notre récit dépend.

2. HOLTZMANN, 318.

3, Protev. Jac. XVIII-XIX. JUSTIN, Dial. 78 : ~sv ?}C7|Àai'&j crjvsyyjç Ûi; xcô'xrjç.

Justin précise l'indication de l'évangile apocryphe (cf. supr. p. 38); au temps d'ORIGÈNE (Cels. I, 51) on montrait la caverne et même la crèche. Il paraît que l'on utilise encore aujourd'hui à Bethléem plusieurs grottes en guise

Après la crèche, les bergers. Il y en avait aux environs de Bethléem, comme au temps où le fils d'Isaï gardait les brebis. Ils étaient avec leurs troupeaux jour et nuit, dans la campagne environnante ; et la nuit même où Jésus naquit, un ange leur apparut ; une grande lumière, une lumière de Dieu, vint les éblouir1. Cette apparition lumineuse, coïncidant avec la naissance de Jésus, montre que le Christ apporte la lumière à ceux qui sont assis dans les ténèbres

Pour un message adressé à des bergers, et qui n'est pas la révélation prophétique d'un fait à venir, un simple membre des milices célestes peut suffire, et on ne le connaît point par son nom comme Gabriel. Les anges de Luc, qu'ils se montrent de nuit ou de jour, s'adressent à des personnes éveillées, tandis que les anges de Matthieu parlent, dans un songe, à des gens qui dorment. Comme d'ordinaire, le messager céleste rassure ceux à qu'il est envoyé, la rencontre de la manifestation divine les ayant frappés de stupeur ; puis il leur dit la bonne nouvelle et la grande joie : un sauveur est né, le Christ seigneur, qui vient là où il doit venir, dans la cité de David3. Le discours a un ton judéochrétien, puisque la joie est « pour tout le peuple ». c'est-à-dire pour Israël. Et parlant comme les anciens prophètes, l'ange donne aux bergers un signe pour reconnaître l'enfant-Messie : c'est un nouveau-né enve-

d'étables; mais l'origine de la tradition doit être ailleurs. S. JÉRÔME, Ep. 58.

parlant de la profanation (supposée) des lieux saints au temps d'Adrien, écrit :' « Bethleem nunc nostram. lucus inumbrabat Thamuz,id est, Adonidis; et in specu, ubi quondam Christus parvulus vagiit, Veneris amasius plangebatur. »

Qu'Adrien ait songé à profaner l'endroit où Jésus était censé avoir vu le jour.

et qu'on ait de son temps montré l'endroit en question, rien n'est moins vraisemblable ; mais que ce lieu ait été traditionnellement consacré au culte de Tammuz-Adonis, le Dieu mort qui ressucite, et qu'on y ait remplacé Adonis par le Christ, rien n'est plus significatif. Comparer aussi la légende de Mithra (S.

REINACH, Cultes, mythes, religions, II, 226). Le bœuf et l'âne proviennent d'une combinaison exégétique; Is. I, 3 : « Cognovit bos possessorem suum, et asinus præsepe domini sui », interprété par RAB, 111, 2, dans l'ancienne Vulgate (LXX): « In medio duorum animalium innotesceris. »

2. Cf. I, 79 (Is. IX, 1; MT. IV, 14-16,).

« Christ Seigneur » paraît vouloir expliquer « Sauveur », et cette formule n'expliquerait rien, s'il fallait traduire : « un oint », ou « un Messie », « un Sei-

loppé de langes et couché dans une crèche. On doit supposer que ce renseignement sera suffisant pour que les bergers trouvent promptement et sûrement le Christ.

Avant que l'ange s'éloigne, l'apparition s'élargit; toute une légion d'esprits se rend visible, et ces lévites d'en haut entonnent un chant de louange. Cet hymne se présente sous deux formes dans les anciens témoins du texte : « Gloire dans les hauteurs à Dieu, et sur la terre paix dans les hommes de bienveillance 1 » ; et : « Gloire dans les hauteurs à Dieu, et sur la terre paix, aux hommes bienveillance 2 ». La première leçon fournit une sorte de distique dont les membres se correspondent en un parallélisme que l'on croirait intentionnel : « gloire » fait pendant à « paix ); « dans les hauteurs» à « sur la terre » ; « Dieu » aux « hommes de bienveillance». Mais cette dernière expression est assez suspecte « les hommes de bienveillance» étant, non des hommes bienveillants, et moins encore des hommes de bonne volonté, mais les hommes pour qui Dieu est bienveillant, c'est-à-dire les élus. A l'incorrection de cette formule s'oppose la parfaite régularité de la de la lecture : « aux hommes bienveillance », qui est conforme à l'usage ordinaire de la langue biblique 3. Cette leçon trouve un témoin fort ancien et autorisé dans la version syriaque du Sinaï ; et le tristique se présente dans un équilibre aussi satisfaisant que le distique 4. Le chant des anges est approprié à la circonstance ; il n'exprime pas un simple vœu, mais

gneur»; on n'attendait qu'un Messie. Comme Luc introduit ici pour la première fois le nom de Christ, il l'explique à ses lecteurs par le nom de « Seigneur >' (cf. XXIII, 2, X~pia-ôv paaL/ia, locution tout à fait sembable à Xciaxôc dpw,,), et l'hypothèse d'une fausse traduction de l'hébreu rprP rPt'D (J. WEISS, 329) est aussi inutile qu'invraisemblable. DALMAN. 1, 249.

~iv àvOpwîtoi; eùScma. Le plus grand nombre des onciaux, Ss. et les autres versions syriaques, etc.

3. EÙÕOXla: traduit l'hébreu "pïT, et dÕOXElV se construit avec ~iv (comme ny avec ~2); cf. III, 22.

4. Le salut de Dieu est sur la terre parce que Dieu est bienveillant aux hommes. L'autre lecture donne un sens compliqué : le salut est sur la terre dans les hommes pour qui Dieu est bienveillant. Cependant hRX, II, ii, 201202, observe avec raison que, si la phrase avait trois membres, on aurait xa

aussi, et d'abord, une affirmation 1, car l'honneur est, en principe, acquis à Dieu, la paix à la terre, la grâce divine aux hommes, par la naissance du Messie. C'est une véritable acclamation messianique, imitée de celle dont Jésus sera plus tard salué sur la montagne des Oliviers 2. On remarquera que cette intervention collective des anges, et leur petit cantique sont superposés au récit, comme s'ils avaient été ajoutés de la même façon que le Magnificat et le Benedictus 3.

Bientôt la vision céleste s'évanouit ; les bergers s'encouragent mutuellement à vérifier la parole4 de l'ange ; ils viennent en hâte à travers la campagne jusqu'à Bethléem, et ils trouvent Marie, Joseph 5, l'enfant dans la crèche. Le récit ne donne aucun détail sur cette visite nocturne : le signe est visiblement la grande préocupation du narrateur ; les bergers ont. trouvé l'enfant dans la crèche, ainsi que l'ange l'avait annoncé. On dirait que la ville était sur pied pour les recevoir, qu'ils ont des gens à qui raconter ce qui leur est arrivé, avant d'aller rejoindre leurs troupeaux abandonnés. - Ils parlent aux habitants de Bethléem, et tout le monde est dans l'ad- miration 6; enfin ils s'en vont transportés de reconnaissance envers Dieu, pour avoir trouvé réel ce que l'ange leur avait dit.

A peine est-il besoin d'observer que le souvenir de cette merveille, aussi bien que de toutes celles qui vont être décrites encore par Luc et par Mathieu, ne s'était pas perpétué chez les contemporains de Jésus, et que ni les habitants de Nazareth et de la Galilée qui entendirent la prédication du Sauveur, ni ceux de Jérusalem, où

devant iv àvOpoSftois, et que cette lecture a pour effet de donner un sens universaliste à une formule qui, selon l'autre lecture, concernerait Israël, le peuple élu de Dieu, ce qui serait dans le ton général du récit.

1. Comme il n'y a pas de verbe exprimé, on peut suppléer suj, î'utw ou ia-zl.

CF. I Pier. iv, 11.

2. WELLHAUSEN, Le. 109.

3. Cf. Spitta, art. cit. 304-305.

4. Mais To pvJpLx ~touto .0 jEjO'lÓ; signifie « cette chose arrivée Il, non « cette parole qui est en fait 1). Cf. I, 37, 65; ACT. x, 37. On lit, v. 15, dans le texte reçu : xaî Ot ~àvOpwTcoi al tîoijasvsç iXâXouv, xBL etc. ayant simplement ~oi jroipiveç.

La leçon commune paraît opposer les hommes aux anges, mais elle vient simplement de ce qu'une variante a été insérée dans le texte, et l'on peut se demander si Ol avûpuSjcoi ne serait pas la leçon primitive (J. WEISS, 331).

5. Ss. «Joseph, Marie, l'enfant ».

6. Cf. I, 63, 65-66, ce qui est arrivé pour Jean-Baptiste.

il est venu terminer sa carrière, ne semblent en avoir eu le moindre soupçon; lui-même ne se disait pas Messie, et personne ne savait qu'il eût été salué tel à sa naissance.

Serait-ce par une demi-conscience de ce fait que le narrateur émet, à propos de Marie, une remarque sur laquelle il reviendra encore dans une autre occasion : Marie recueillait en son cœur tout ce qui se disait autour d'elle, et le conservait 1. On a pensé trouver là une indication de la première source dont les narrateurs se réclameraient. Mais l'hypothèse n'est pas autrement prouvée.

Il n'est pas évident que cette notice veuille être une référence qui servirait de garantie aux faits racontés, et une telle attention, qui ne changerait rien au, caractère des récits, est peut-être un peu mesquine pour les écrivains évangéliques. Le trait où l'on croit discerner une préoccupation personnelle du narrateur peut être destiné simplement à donner plus de relief au personnage de Marie, selon la tendance qui domine ces chapitres. On n'aura pas voulu signifier que Marie ait gardé ces souvenirs afin de les dire plus tard, mais plutôt que, témoin de ces grands événements, elle y apportait le religieux intérêt qui convenait à la mère du Christ. On verra que, dans le second passage où est faite la même remarque, elle semble destinée à corriger l'impression fâcheuse que l'anecdote racontée pourrait laisser. Il semble donc que l'observation vienne de l'évangéliste, et que le premier rédacteur de ces histoires n'ait pas songé à la faire. Le silence de Marie et de Joseph contraste avec l'éloquence enthousiaste d'Elisabeth et de Zacharie ; cette différence d'attitude tient peut-être moins au caractère des personnages qu'à la provenance diverse des récits ; mais l'évangéliste parait déjà vouloir l'expliquer.

Luc, II, 21. Et quand huit jours se furent accomplis pour sa circoncision 2, on lui donna le nom de, Jésus, qui avait été indiqué par l'ange avant qu'il fût conçu.

La connaissance des prescriptions légales, et le soin d'en marquer l'accomplissement par les parents de Jésus ne vont pas se montrer moins nettement dans ces récits que dans ceux qui concernent la -

naissance de Jean-Baptiste. Jésus a été circoncis le huitième jour, et, à cette occasion, son nom lui a été donné, suivant la coutume déjà signalée à propos du Précurseur 1. Les parents sont supposés le connaître tous deux par avance, et l'on n'a rien ici qui ressemble au débat provoqué dans la maison de Zacharie par le nom de Jean.

Cette sobriété de la légende à propos de Jésus n'en est pas moins digne de remarque. Le narrateur se réfère au discours de l'ange, dont il reproduit les termes 2, et tout porte à croire que ce passage vient de la même source que l'histoire de l'annonciation.

Luc, II, 22. Et quand furent accomplis les jours de leur purification, selon la loi de Moïse, ils le portèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, 23. selon qu'il est écrit dans la Loi du Seigneur, que « tout enfant mâle premier-né sera dit consacré au Seigneur » ; 24. et pour offrir en sacrifice, comme il est prescrit dans la Loi du Seigneur, « une paire de tourterelles, ou deux jeunes colombes ». 25. Or il y avait à Jérusalem un homme appelé Siméon, et cet homme était juste et pieux, attendant la consolation d'Israël ; et l'Esprit saint était sur lui, 26. et il lui avait été révélé par l'Esprit saint qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu Je Christ du Seigneur ; 27. et il vint, en l'Esprit, au temple, et comme les parents apportaient l'enfant Jésus pour exécuter le précepte de la Loi à son égard, 28. il le prit dans ses bras, et il bénit Dieu en disant: 29. « Maintenant tu congédies ton serviteur, ô Maître, Selon ta parole, en paix ; 30. Car mes yeux ont vu ton salut, 31. Que tu as préparé à la face de tous les peuples, 32. Lumière pour éclairer les nations, Et gloire de ton peuple Israël. »

33. Et son père et sa mère étaient étonnés de ce qui se disait à son sujet. 34. Et Siméon les bénit, et il dit à Marie sa mère : « Celui-ci est mis pour la chute et pour le relèvement de plusieurs en Israël, et pour être un signe auquel on contredira; 35. et ton âme à toi-même sera trans- percée d'un glaive, pour que soient découvertes les pensées de plusieurs cœurs. » 36. Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser; elle était fort avancée en âge, ayant vécu avec son mari sept ans depuis sa virginité, 37, et veuve jusqu'à quatre-vingt-quatre ans ; elle ne quittait pas le temple, s'adonnant nuit et jour aux jeûnes et aux

i, 59 ; supr. p. 307.

prières; 38. et survenant à cette même heure, elle parlait de lui.à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem. 39. Et quand ils eurent achevé tout ce qui est ordonné par la loi du Seigneur, ils s'en retournèrent en Galilée, dans leur ville de Nazareth.

D'après le Lévitique 1, la femme qui accouchait d'un enfant mâle était impure pendant sept jours et devait rester ensuite pendant trente-trois jours sans sortir de sa maison; au bout des quarante jours, elle offrait pour sa purification un double sacrifice, un agneau en holocauste, et une colombe en expiation, les pauvres ayant la faculté d'offrir une autre colombe en place de l'agneau. L'obligation de racheter le premier-né t se distingue tout à fait des rites prescrits pour la purification de la mère. Mais l'évangéliste paraît les confondre plus ou moins, ramenant le tout à une présentation de l'enfant au temple par ses parents, et à une consécration analogue à celle de Samuel 8. Il est invraisemblable que la source ait parlé de « leur purification f », car le mari n'avait pas être purifié ; d'autre part, l'évangéliste, en disant : « sa purification», aurait paru contredire ce qu'il avait écrit plus haut de la conception virginale; c'est lui, sans doute, qui, ne sentant pas l'impossibilité d'appliquer la formule aux deux époux, aura écrit : « leur purification », n'entendant par là qu'un sacrifice expiatoire sans rapport avec la situation personnelle de la mère, et y associant, relativement à l'enfant, l'idée d'un sacrifice consécratoire. Comme la citation concernant le rachat du premier né5 se trouve placée de telle sorte que ce qui est dit du sacrifice de purification paraît s'y rapporter, on peut croire que cette citation est de Luc, qui n'en voit pas clairement la signification historique et légale. La source s'abstenait d'évoquer l'obligation du rachat ; elle indiquait, comme raison du voyage, l'obligation d'offrir le sacrifice exigé pour la purification de Marie, et l'intention de présenter à Dieu l'enfant, comme les parents de Samuel présentèrent leur fils au sanctuaire de Silo. Mais, si Luc a eu égard à la concep-

1. Lév. XII, 2-4, 6-8.

2. Ex. XIII, 2, 11-16.

3. I Saji. I, 24-28.

4. V. 22. XCtl ~ots i-ÀrjaOviaav ai fj^Épai toù xaOap'.aaou auxoiv. D et quelques autres témoins ont aù-roù (Jésus); et d'autres (quelques minuscules) ont aÙTrjç (Marie) ; auTfov ne peut se rapporter qu'à Joseph et à Marie, non à Marie et à Jésus.

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